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BATAILLE DE POITIERS

L'ORDONNANCE DES FRANÇAIS AVANT LA BATAILLE DE POITIERS

Quand ce vint le dimanche 1 au matin, le Roy de France (qui grand désir avoit de combattre les Anglois) fit en son pavillon chanter une messe solennellement, et s'accommunia luy et ses quatre fils aussi. Après la messe dite, se tira devers luy le duc d'Orléans, le duc de Bourbon, le comte de Ponthieu, monseigneur Jaques de Bourbon, le duc d'Athenes, connestable de France, le comte de Tancarville, le comte de Salleburce, le comte de Dampmartin, le comte de Vantadour, et plusieurs autres grans barons de France, et des teneurs voisins, tels que monseigneur de Clermont, monseigneur Arnoul d'Andreghen, mareschal de France, le sire de Sainct-Venant, monseigneur Jehan de Landos, monseigneur Eustace de Ribaumont, le sire de Fiennes, monseigneur Geoffroy de Chargny, le sire de Chastillon, le sire de Suly, le sire de Neesle, messire Robert de Duras, et moult d'autres, qui y furent appelés par conseil. Là parlementerent un grand temps. Si fut adoncques ordonné que toutes manières de gens se trairoyent sur les champs, et que chacun Sire developast sa bannière, et la meist à vent au nom de Dieu et de Sainct Denis. Lors sonnerent trompettes parmi l'ost. Si s'armerent toutes gens, et monterent à cheval, et vindrent sur les champs, là ou les bannières du Roy ventiloyent, et estoyent arrestées. Là on peut veoir grand'noblesse de belles armeures, et riches armoiries de bannières et de pennons. Car là estoit toute la fleur de France; ne nul Chevallier, n'Escuyer, n'osoit demourer à l'hostel, s'il ne vouloit estre deshonnoré. Là firent ordonner, par l'advis du connestable et des mareschaux de France, trois batailles, et en chacune seize mil Hommes-d'armes, dont tous estoyent monstrés et passés Hommes-d'armes. (Chronique de Froissart, liv. I, 2e part., ch. xxx.)

LE PRINCE DE GALLES ENCOURAGE SES GENS A LA BATAILLE

Quand le prince de Galles veit que combattre luy convenoit, et que le cardinal s'en alloit sans riens exploicter, et que le roy de France petit les prisoit, il dit à ses gens : « Or, beaux Seigneurs, si nous sommes un petit nombre contre la puissance de nos ennemis, si ne nous ébahissons pour ce mie. Car la victoire ne gist pas en grand peuple, mais ou Dieu la veut envoyer. S'il advient d'avantage que la journée soit pour nous, nous serons les plus honnorés du monde. Si nous sommes morts, j'ay encores mon pere et de beaux frères, et aussi vous avez de bons amis, qui nous contrevengeront. Si vous prie que vous veuillez huy entendre à bien com

1. 18 septembre 1356.2. Le cardinal du Périgord, qui s'était entremis pour accorder le roi de France et le prince de Galles, avant la bataille de Poitiers.

battre; car s'il plaist à Dieu et à Sainct George, vous me verrez huy bon chevalier. » De ces parolles et plusieurs autres belles raisons que le Prince remonstra ce jour à ses gens, et fit remonstrer par ses Mareschaux, ils estoyent tous reconfortés.

JEHAN CHANDOS FAIT CHEVAUCHER LE PRINCE DE GALLES
CONTRE LE ROI DE FRANCE

Quand tous furent montés, ils se meirent ensemble, et écrierent « Sainct George, Guienne! Monseigneur Jehan Chandos dit au prince : « Sire, chevauchez avant; la journée est vostre. Dieu sera huy en vostre main. Adreçons nous devers notre adversaire le roy de France, car celle part gist tout le fort de la besongne. Bien say que par vaillance il ne fuyra point; si nous demourra, s'il plaist à Dieu et à Sainct George; mais qu'il soit bien combattu. Et ja avez dit qu'on vous verra huy bon chevalier. » Le Prince dit : « Jehan, allons. Vous ne me verrez huy retourner, mais toujours chevaucher avant. » Lors dit à sa bannière : « Chevauchez avant, bannière, au nom de Dieu, et de monseigneur Sainct George. » Et le chevalier, qui la portoit, fit le commandement du Prince. Illecques fut la presse et l'estour 1 grand et périlleux, et il y eut maint homme renversé Et sachez que, qui estoit cheut, ne se pouvoit relever, s'il n'estoit secouru, et moult bien aidé.... Le Prince et ses gens se drecerent vers la bataille du Duc d'Athenes, Connestable de France. Là eut grand froissis, et maint homme rué par terre. Là crioyent aucuns Chevaliers et Ecuyers de France (qui par troupeaux se combattoyent) : Montjoye, Sainct Denis! » et les Anglois crioyent « Sainct George, Guienne! »>

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COMMENT FUT PRIS LE ROI JEHAN

Le roy Jehan, de son costé, fut très bon Chevalier, et, si la quarte part de ses gens luy eussent ressemblé, la journée eust esté pour eux........... Au vrai dire, ceste bataille fut moult grande et perilleuse. Si y advindrent moult de beaux faits-d'armes, qui ne vindrent mie à congnoissance, et y souffrirent les combattants, d'un costé et d'autre, moult de peine. Là fit le roy Jehan, de sa main, merveilles d'armes, et tenoit une hache de guerre, dont bien se deffendoit et combattoit. A la presse rompre et ouvrir, furent prins, assez pres de luy, le comte de Tancarville, messire Jaques de Bourbon, comte de Ponthieu, et monseigneur Jehan d'Artois, comte d'Eu, et d'autre part, un petit en sus, dessous la bannière du Captal fut prins Messire Charles d'Artois, et moult d'autres Chevaliers et Ecuyers. La chace de la déconfiture dura jusques es portes de Poictiers, et là eut grande occision et grand abbattis de gens et de chevaux car ceux de Poictiers fermerent leurs portes, et ne laissoyent nul

1. Confusion, mêlée.

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entrer dedans.... Là se combattit vaillamment, assez près du Roy, Monseigneur de Chargny. Si estoit toute la presse sur luy, pour ce qu'il portoit la souveraine bannière du Roy. Tant y survindrent Anglois et Gascons de toutes parts, que par force ils ouvrirent la presse de la bataille du Roy, et furent les Français si meslés entre leurs ennemis, qu'il y avoit bien telle fois cinq hommes sur un Gentilhomme. Là eut adonc trop grand'presse pour la convoitise de prendre le Roy Jehan, et luy crioyent ceux qui le congnoissoyent, et qui plus pres de luy estoyent : Rendez-vous, rendez-vous, ou autrement vous estes mort. » Là avoit un Chevalier de la nation de Sainct-Omer, et estoit retenu du Roy d'Angleterre gages, et appeloit-on iceluy Denis de Morebeque, qui par cinq ans avoit servi les Anglois, pour tant 1 qu'il avoit, des sa jeunesse, forfait le Royaume de France par guerre d'amis 2 et d'un homicide qu'il avoit fait à Sainct-Omer. Si cheut adonc si bien audit chevalier 3, qu'il estoyt delez 4 le Roy de France, et le plus prochain qui y fust, quand on tiroit 5 ainsi à le prendre. Si se lança en la presse, à force de bras et de corps (car il estoit grand et fort) et disoit au Roy, en bon françois (ou le Roy s'arresta, plus qu'aux autres) : « Sire, sire, rendez-vous. » Le Roy (qui se veoit en dur parti) demanda, en regardant le chevalier : « A qui me rendray-je? à qui? où est mon cousin le prince de Galles? si je le veoye, je parleroye. Sire (respondit messire Denis), il n'est pas icy; mais rendez-vous à moy, et je vous meneray devers luy. Qui êtes-vous? dit le Roy. Sire, je suis Denis de Morebeque, un chevalier d'Artois, mais je ser le Roy d'Angleterre, pour ce que je ne puis estre au Royaume de France, pourtant que j'ay forfait tout le mien 6. » Lors lui bailla le Roy son dextre gand, disant : « Je me ren à vous. » Là eut grand'presse, et grans tireurs emprès le Roy. Car chacun s'efforçoit de dire : « Je l'ay prins, » et ne pouvoit le Roy aller avant, ne monseigneur Philippe son moins aisné fils....

CEPENDANT LE PRINCE DE GALLES AVAIT ENVOYÉ DEUX BARONS S'ENQUÉRIR DU ROI DE FRANCE. ILS MONTÈRENT SUR UN TERTRE, POUR VOIR AUTOUR D'EUX....

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Si apperçeurent une flotte de gens d'armes, tous à pié, qui venoyent moult lentement. Là estoit le Roy de France, tout à pié, en grand péril; car Anglois et Gascons en estoyent les maistres, et l'avoyent tollu 7 à Messire Denis de Morebeque, et moult éloingné de luy, et disoyent les plus forts : « Je l'ay prins, je l'ay prins. Mais toutes fois le Roy de France, pour échever 8 le péril, avoit dit : « Seigneurs, menez moy courtoisement et mon fils aussi, devers le Prince, mon cousin, et ne vous riotez 9 plus de ma prinse, <ar je suis assez grand Seigneur pour vous faire tous riches. »>

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Ces parolles, et autres, que le Roy leur dit, les saoula un petit : mais non pourtant tousjours recommençoyent leur riote, et n'alloyent pié de terre, qu'ils ne riotassent. Quand les deux Barons dessus dit veirent cette foule de gens, si descendirent du tertre, et brocherent chevaux des esperons, celle part 2. Quand ils furent à la place, si demanderent : « Qu'est-ce cy? » et on leur dit : « C'est le roy de France, qui est prins, et le veulent avoir, et chalanger 3, plus de dix Chevaliers et Escuyers. » A doncques les deux barons entrerent, à force, en la presse, et firent toutes manières de gens tirer arriere, et leur commanderent de par le Prince, sur la teste, que tous se tirassent arriere, et que nul ne l'approchast, s'il n'y estoit ordonné, et commis. Lors se trairent toutes gens, bien en sus du Roy, et des deux barons, qui tantost descendirent à terre, et enclinerent le Roy tout bas, puis le conduirent, tout en paix, devers le Prince de Galles. (Ch. XXXVI-XLV.)

COMMENT LE PRINCE DE GALLES DONNA A SOUPER AU ROI DE FRANCE LE JOUR DE LA BATAILLE

Quant vint au soir, le Prince de Galles donna à soupper, en sa loge, au Roy de France, et à la plus grande partie des Princes et Barons, qui estoyent là prisonniers, et assit le Prince le Roy de France, son fils messire Philippe, messire Jaques de Bourbon, monseigneur Jehan d'Artois, le comte de Tancarville, le comte d'Estampes, le comte de Dampmartin, le comte de Graville, et le seigneur de Partenay, à une table haute et bien couverte, et tous les autres Barons et Chevaliers à autres tables. Et servoit toujours le Prince au devant de la table du Roy et par toutes les autres tables, aussy humblement comme il pouvoit, n'oncques ne se voulut seoir à la table du Roy, pour priere que le Roy en fist; ains disoit qu'il n'estoit encore mie assez suffisant, qu'il luy appartenist de soy seoir à la table de si grand Prince, et de si vaillant homme, que le corps du Roy estoit, et luy disoit bien : « Cher Sire, ne veuillez mie fairc simple chere, pourtant si Dieu n'a voulu huy consentir vostre vouloir; car certainement Monseigneur mon pere vous fera tout honneur et amitié le plus qu'il pourra, et s'accordera à vous si raisonnablement, que vous demourrez bons amis ensemble à tousjours, et m'est advis que avez grand'raison de vous éliesser combien que la journée ne soit tournée à vostre gré. Car vous avez aujourd'huy conquis le haut nom de prouesse, et avez passé aujourd'huy tous les mieux-faisans de vostre costé. Je ne le di mie, Cher Sire, pour vous louer; car tous ceux de nostre partie, qui ont veu les uns et les autres, se sont, par pleine conscience, à ce accordés, et vous en donnent le pris et le chapelet 6. » A ce point commencerent tous à murmurer, et disoyent entre eux François,

1. Les contenta.

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2. De ce côté. 3. Réclamer 5. Réjouir. — 6. La couronne, la palme.

DEMOGEOT.

5

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que noblement et à poinct le Prince avoit parlé, et disoyent qu'en luy avoit et auroit encores un gentil Seigneur, s'il pouvoit durer longuement et vivre, et en telle fortune perseverer. (Ch. XLIX.)

COMMINES

Philippe de Commines, sieur d'Argenton, né en 1445, en Poitou, mourut en 1509. Ses Mémoires ont pour objet les règnes de Louis XI et de Charles VIII, de 1464 à 1498. Il fut d'abord au service du duc de Bourgogne Charles le Téméraire, qu'il quitta en 1472 pour s'attacher à Louis XI. Après la mort du roi, dont il avait été le confident et le dévoué serviteur, il fut quelque temps disgracié, pour avoir suivi le parti du duc d'Orléans contre la dame de Beaujeu, régente. Il rentra en faveur, et accompagna Charles VIII en Italie. Sous Louis XII, il vécut dans la retraite, et employa ses loisirs à rédiger ses Mémoires.

Première édition: Paris, Galliot Du Pré, 1524, petit in-fol. goth., la plus complète est celle publiée par Mlle Dupont, Paris, Renouard, 1840-1847, 3 vol. gr. in-8.

M. Kervyn de Lettenhove a édité les Lettres et Négociations de Commines, Bruxelles, 1868, 2 vol. in-8. Ces deux dernières éditions sont accompagnées de notices.

En quittant Froissart pour écouter Philippe de Commines, on change de monde comme d'époque. Au spectacle brillant et animé des passes d'armes féodales succède l'étude grave et instructive de la politique naissante. L'histoire prend un caractère nouveau; elle devient critique, elle reçoit et pèse les témoignages. Elle n'a plus pour objet d'amuser, mais d'instruire. Commines écrit « afin qu'on connaisse les habiletés de quoi on use en France ». Aussi n'épargne-t-il point les leçons, les raisonnements. Ses réflexions ne sont point de ces maximes brillantes ou profondes, à la manière de Tacite, qui concentre la pensée en un trait, et jette çà et là un éclair sur les abîmes les plus cachés du cœur humain. Les conclusions de Commines

1. Noble.

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