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Qu'on voit qu'il m'a traité plus honorablement.
Il me donne en passant une atteinte légère
Parmi plusieurs auteurs qu'au Palais on révère;
Mais jamais dans ses vers il ne te laisse en paix,
Et l'on t'y voit partout être en butte à ses traits 1.

TRISSOTIN.

C'est par là que j'y tiens un rang plus honorable.
Il te met dans la foule ainsi qu'un misérable;
Il croit que c'est assez d'un coup pour t'accabler,
Et ne t'a jamais fait l'honneur de redoubler.
Mais il m'attaque à part comme un noble adversaire
Sur qui tout son effort lui semble nécessaire;
Et ses coups, contre moi redoublés en tous lieux,
Montrent qu'il ne se croit jamais victorieux.

VADIUS.

Ma plume t'apprendra quel homme je puis être.

TRISSOTIN.

Et la mienne saura te faire voir ton maître.

VADIUS.

Je te défie en vers, prose, grec et latin.

TRISSOTIN.

Eh bien! nous nous verrons seul à seul chez Barbin 2.

BOILEAU

Boileau Despréaux naquit à Paris le 1er novembre 1636. « Fils d'un père greffier, né d'aïeux avocats,» il fut destiné à l'étude du droit, qu'il abandonna bientôt pour la

1. Trissotin n'est autre que cet abbé Cotin dont le nom revient si souvent dans les satires de Boileau. Aux premières représentations, le pédant de Molière s'appelait Tricotin. Pour Vadius, c'est Ménage, homme de science et d'esprit, qui fut l'un des hôtes assidus de Rambouillet, et le précepteur de Mme de Sévigné. Boileau ne lui a, en effet, donné qu'une atteinte légère:

Chapelain veut rimer, et c'est là sa folie :
Mais bien que ses durs vers, d'épithètes enflés,
Soient des moindres grimauds, chez Ménage, sifflés.
Lui-même il s'applaudit.

(Satire IV.)

2. Barbin, fameux libraire, dont la boutique était située au palais de

Justice.

culture des lettres. En 1666, il publia ses Satires. La composition des Epitres occupa son âge mûr (1666-1677, puis 1695). Le Lutrin, poème héroï-comique, et l'Art poétique, poème didactique (1669-1672), marquent le point le plus élevé de son talent.

Boileau, aimé et protégé par Louis XIV, fut l'ami de Racine, de Molière, de La Fontaine. Il mourut le 13 mars 1711 à Paris, après avoir passé sa vieillesse dans sa maison de campagne d'Auteuil.

Prem. édit. des OEuvres de Boileau: Paris, 1674, in-4°, Principales éditions: Paris, Billiot, 1713, 2 part. in-4°; Paris, 1748, 2 vol. in-fol.; Paris, 1747, 5 vol. pet. in-8; Paris, Didot, 1789, 2 vol. gr. in-4°; Parme, Bodoni, 1814, 2 vol. in-fol., Paris, Didot, 1819, 2 vol. in-fol.; Paris, Lefèvre, 1824, 4 vol. in-8; Paris, Langlois, 1840-1834, 4 vol. in-8, et enfin Paris, Garnier frères, 1860, gr. in-8.

La dernière édition contemporaine est de M. Gidel, en 4 vol. in-8, Paris, 1870 et suiv.

Tandis que Racine et Molière dotaient la France de leurs chefs-d'œuvré, Boileau Despréaux, leur ami, apprenait au public à les comprendre et à les admirer. Avant lui, le goût incertain admettait confusément le bon et le médiocre il y avait alors des modèles; il n'y avait pas de doctrine L'œuvre de Boileau fut de débrouiller l'art confus du xvIe siècle, d'assigner à chaque homme et à chaque chose son rang dans l'estime publique; sa gloire, c'est de l'avoir fait avec un discernement presque infaillible, avec un courage intrépide, et enfin d'avoir rendu ses arrêts dans une forme si heureuse, dans un langage si parfait qu'on ne sera pas plus tenté de les refaire que de les infirmer.

Le culte du bon sens, la souveraineté de la raison en matière de goût, tel est le mérite durable de la doctrine de Boileau. C'est là le trait de ressemblance qui l'unit aux autres grands hommes de son siècle. C'est l'esprit de Descartes transporté dans la poésie.

La carrière poétique de Boileau peut se diviser en trois périodes. Dans la première (de 1660 à 1668), le jeune satirique attaque les mauvais poètes avec toute l'impétuosité

DEMOGEOT.

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de son âge il combat à outrance le faux goût importé d'Espagne et d'Italie. C'est alors qu'il publie neuf Satires dont quatre sont exclusivement littéraires, et dont les autres contiennent, contre les mauvais écrivains, une foule de traits inattendus et par là même plus piquants. «< Les Satires appartiennent, dit Voltaire, à la première manière de ce grand peintre, fort inférieure, il est vrai, à la seconde, mais très supérieure à celle de tous les écrivains de son temps, si vous en exceptez Racine. » Ajoutons que la neuvième satire, adressée à son Esprit, est égale à ce que Boileau a jamais fait de mieux.

Dans la seconde période (de 1669 à 1677), Boileau laisse reposer la satire; il a renversé, il s'agit de reconstruire. Alors parait l'Art poétique (1674), où il formule et coordonne la doctrine littéraire qu'il vient de faire prévaloir. Il publie la même année les quatre premiers chants du Lutrin, ingé nieuse et élégante plaisanterie, chef-d'œuvre de versification digne d'un moins mince sujet. Déjà une humeur moins bouillante anime le critique; sa raillerie est plus enjouée. Il écrit les neuf premières épîtres; la septième, adressée à Racine, réunit à leur plus haut degré toutes les qualités excellentes qui assurent la gloire du grand satirique français.

Après cette pièce, Boileau, nommé historiographe du roi avec Racine, interrompt comme lui ses travaux poétiques; pendant les seize années qui suivent, il se contente de publier les deux derniers chants du Lutrin (1681). Il ne rentre dans la carrière qu'en 1693; mais moins heureux que son illustre ami, il est loin d'y retrouver un nouveau génie. C'est alors que commence la troisième période de sa vie. Il reparaît aux yeux du public avec l'Ode à Namur, faible et malheureuse tentative lyrique; il compose trois froides satires, contre les Femmes, sur l'Honneur, contre l'Équivoque; enfin il écrit alors ses trois dernières épîtres, dont l'une, celle qui termine le recueil, et a pour sujet l'Amour de Dieu, n'offre plus rien d'attachant ni dans l'inspiration, ni dans le style. « Il manqua à ce sage la sagesse la plus rare, celle de savoir finir à propos 1. »

1. Désiré Nisard, Histoire de la Littérature française, tome II, page 376.

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Quel sujet inconnu vous trouble et vous altère?
D'où vous vient aujourd'hui cet air sombre et sévère,
Et ce visage enfin plus pâle qu'un rentier 1

A l'aspect d'un arrêt qui retranche un quartier?
Qu'est devenu ce teint dont la couleur fleurie
Semblait d'ortolans seuls et de bisques nourrie,
Où la joie en son lustre attirait les regards,
Et le vin en rubis brillait de toutes parts?
Qui vous a pu plonger dans cette humeur chagrine?
A-t-on par quelque édit réformé la cuisine?
Ou quelque longue pluic, inondant vos vallons,
A-t-elle fait couler vos vins et vos melons?
Répondez donc enfin, ou bien je me retire.

Ah! de grâce, un moment, souffrez que je respire.
Je sors de chez un fat, qui, pour m'empoisonner,
Je pense, exprès chez lui m'a forcé de diner.
Je l'avais bien prévu. Depuis près d'une année,
J'éludais tous les jours sa poursuite obstinée.
Mais hier il m'aborde, et, me serrant la main :
Ah! monsieur, m'a-t-il dit, je vous attends demain.
N'y manquez pas au moins. J'ai quatorze bouteilles
D'un vin vieux.... Boucingo n'en a point de pareilles 2,
Et je gagerais bien que, chez le commandeur 3,
Villandri priserait sa sève et sa verdeur.
Molière avec Tartufe y doit jouer son rôle 5:

-

C'est assez.

Et Lambert, qui plus est, m'a donné sa parole 6.
C'est tout dire, en un mot, et vous le connaissez.
Quoi! Lambert? Oui, Lambert à demain.
:
Ce matin donc, séduit par sa vaine promesse,
J'y cours midi sonnant, au sortir de la messe.
A peine étais-je entré, que, ravi de me voir,
Mon homme, en m'embrassant, m'est venu recevoir,
Et montrant à mes yeux une allégresse entière :

Nous n'avons, m'a-t-il dit, ni Lambert ni Molière;
Mais, puisque je vous vois, je me tiens trop content.

1. En 1664, le roi avait supprimé un quartier des rentes sur l'hôtel de ville. 2. Boucingo, célèbre marchand de vins du temps. - 3. Jacques de Souvré, commandeur de Saint-Jean-de-Latran; sa table avait une grande réputation de somptuosité et de délicatesse. 4. De Villandri, convive assidu du commandeur de Souvré. 5. Le Tartufe en ce temps-là avait été défendu, et tout le monde voulait avoir Molière pour le lui entendre réciter. (Note de Boileau.) 6. « Lambert, le fameux musicien, était un fort bon homme, qui promettait à tout le monde de venir, mais qui ne venait jamais.» (Boileau.) Lambert était le beau-père de Lulli.

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Vous êtes un brave homme entrez; on vous attend.
A ces mots, mais trop tard, reconnaissant ma faute,
Je le suis en tremblant dans une chambre haute,
Où, malgré les volets, le soleil irrité

Formait un poêle 1 ardent au milieu de l'été.

Le couvert était mis dans ce lieu de plaisance,

Où j'ai trouvé d'abord, pour toute connaissance,
Deux nobles campagnards, grands lecteurs de romans,
Qui m'ont dit tout Cyrus dans leurs longs compliments 2.
J'enrageais. Cependant on apporte un potage.
Un coq y paraissait en pompeux équipage,
Qui, changeant sur ce plat et d'état et de nom,
Par tous les conviés s'est appelé chapon.
Deux assiettes suivaient, dont l'une était ornée
D'une langue en ragoût de persil couronnée;
L'autre d'un godiveau tout brûlé par dehors,
Dont un beurre gluant inondait tous les bords.
On s'assied mais d'abord notre troupe serrée
Tenait à peine autour d'une table carrée,
Où chacun, malgré soi, l'un sur l'autre porté,
Faisait un tour à gauche, et mangeait de côté.
Jugez en cet état si je pouvais me plaire,
Moi qui ne compte rien, ni le vin ni la chère,
Si l'on n'est plus au large assis en un festin,
Qu'aux sermons de Cassagne 3 ou de l'abbé Cotin 4.
Notre hôte cependant s'adressant à la troupe :

Que vous semble, a-t-il dit, du goût de cette soupe?
Sentez-vous le citron dont on a mis le jus

Avec des jaunes d'œufs mêlés dans du verjus?
Ma foi, vive Mignot, et tout ce qu'il apprête!

1. Au xvIe siècle on appelait un poêle une pièce chauffée par un poêle. «Je demeurais tout le jour enfermé seul dans un poêle. » (Descartes, Discours de la Méthode.) 2. Cyrus « roman en dix tomes de Mlle de Scudéri », parut en 1650. Il fallait être un campagnard, un provincial arriéré pour l'admirer encore et le savoir par cœur en 1665. Madeleine de Scudéri, née au Havre en 1607, morte à Paris en 1701, une des Précieuses de l'hôtel de Rambouillet, publia de volumineux romans, qui eurent à leur apparition une vogue extraordinaire: Cyrus, 1650, Clélie, 1656, etc. 3. L'abbé Cassagne, né à Nîmes en 1633, mort en 1679, poète et prédicateur médiocres, fut un des premiers membres de l'Académie française.

4 L'abbé Cotin, comme l'abbé Cassagne, doit aux attaques de Boileau une sorte d'immortalité. Son nom revient souvent dans les Satires. C'est qu'au tort de faire de mauvais vers et de mauvais sermons, Cotin joignit celui d'engager avec Boileau une lutte inégale. Il le combattit en vers et en prose, répondant aux mordantes railleries du poète par de grossières injures et des imputations calomnieuses. Cotin, né à Paris en 1605, mort en 1682, fut aumônier du roi, et conseiller, C'était un personnage.

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