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FROISSART

Jean Froissart, né à Valenciennes en 1333, mort vers l'an 1400, fils d'un peintre d'armoiries, fut secrétaire de la reine Philippe de Hainaut, femme d'Édouard III, clerc de Vinceslas duc de Brabant, et de Gaston Phoebus comte de Foix, curé de Lessine, chanoine et trésorier de la collégiale de Chimay. Il passa sa vie dans les cours et dans les voyages, composant sur les grands chemins la Chronique qui a illustré son nom. Elle se divise en quatre livres et s'étend de 1320 à 1400.

La première édition de Froissart parut vers 1495, à Paris, en 4 vol. in-fol. gothique. Signalons, au xvIe siècle, l'édition de Denys Sauvage, Lyon, 1559-1561, in-fol. De nos jours (1824), édition de Buchon, 15 vol. in-8, dans la collection des Chroniques nationales, réimprimée dans le Panthéon littéraire, 3 vol. gr. in-8, 1836. Les deux plus récen tes et les meilleures sont celles de M. Siméon Luce, Paris, 1869-1874, 5 vol. in-8, dans la collection de la Société de l'Histoire de France; et de Kervyn de Lettenhove, publiée pour l'Académie royale de Belgique, Bruxelles, 1863 et suiv. 25 vol. in-8.

Froissart a aussi composé des poésies : le Dit du Florin, le Débat du cheval et du lévrier, le Joli buisson de jeunesse, le Roman de Méliador; elles ont été publiées par Buchon, 1 vol. in-8, 1829 1.

La Chronique de messire Jehan Froissart est un vaste tableau d'histoire plein de mouvement, brillant de couleurs, splendide de costumes: batailles, fêtes, tournois, sièges de villes, prises de châteaux, grandes chevauchées, escarmouches hardies, nobles faits et maniements d'armes, entrées des princes, assemblées solennelles, bals et habillements de cour, toute la vie militaire et féodale

1. Voyez pour l'appréciation de ces ouvrages l'Histoire de la littérature française, page 155.

du xive siècle s'y presse, s'y accumule dans une magnifique profusion.

Né actif, remuant, avide de plaisir, Froissart a besoin d'agitation et de spectacle; l'histoire lui plaît à ce titre : c'est un moyen d'exister davantage en multipliant ses impressions Toute sa vie, comme sa chronique, n'est qu'une longue chevauchée. Il improvise ses récits en courant, il saisit les évènements à mesure qu'ils se font, et semble ne s'arrêter d'écrire qu'afin de leur donner le temps de naître. Il ne faut pas lui demander la critique sévère, l'examen consciencieux des témoignages; il les accueille à mesure qu'ils se présentent, il les enregistre avec une avide curiosité Impartial, quoi qu'on en ait dit, il reproduit les récits de ses hôtes; il n'y met du sien que la chaleur et la vie. Influencé à son insu par ceux qui l'environnaient, il a pu transmettre des inexactitudes, mais non les créer; c'est un miroir fidèle qui reproduit quelquefois des personnages déguisés.

Son style a les caractères de l'improvisation: ne lui demandez pas cette précision, ces impressions en relief qui simplifient l'histoire et l'agrandissent. Froissart est diffus, prodigue de mots et de détails. Les objets se présentent en foule et tous à la fois sous sa plume; il les accueille avec complaisance, les place tous au premier plan, et détruit ainsi la perspective: il ne sait ni résumer ni abstraire. Par compensation, jamais peut-être narrateur n'eut une imagination plus heureuse et plus vive: il voit tout en images, il donne à tout une forme dramatique. Cette qualité est le revers brillant du défaut que nous lui reprochions tout à l'heure. Froissart peint toute chose, par puissance de rien généraliser: il décrit la circonférence de l'histoire parce qu'il ne peut pénétrer jusqu'au cœur. Sa prolixité n'est aussi que l'excès et en quelque sorte l'ivresse d'une qualité. La prose française, débarrassée enfin de ses entraves, heureuse de pouvoir tout exprimer, s'amuse à tout dire comme pour avoir le plaisir de s'entendre. On croit ouïr le naïf et charmant verbiage d'une fraîche voix d'enfant.

COMMENT LA VILLE DE CALAIS FUT RENDUE
AU ROI D'ANGLETERRE (1347)

Apres le departement du Roy de France et de son ost 1, du mont de Sangates, ceux de Calais veirent bien que leur secours estoit failli dont ils estoyent en si grand douleur et destresse, que le plus fort ne se pouvoit à peine soustenir. Lors ils prierent tant Monseigneur Jehan de Vienne, leur capitaine, qu'il monta aux creneaux des murs de la ville, et fit signe à ceux de dehors, qu'il vouloit parler à eux. Quand le Roy d'Angleterre ouit ces nouvelles, il y envoya Monseigneur Gautier de Mauny, et Messire Basset. Quand ils furent là, Monseigneur Jehan de Vienne leur dit : « Chers Seigneurs, vous estes moult vaillans chevaliers en fait-d'armes et savez que le Roy de France (que nous tenons à Seigneur) nous a ceans envoyés : et commanda que nous gardissions ceste ville et chastel, si que blasme n'en eussions et lui nul dommage. Nous en avons fait nostre pouvoir. Or est nostre secours failli, et nous si estrains, que nous n'avons de quoy vivre; si nous conviendra tous mourir, ou enrager de famine, si le gentil Roy, vostre Seigneur, n'a merci de nous. Laquelle chose luy veuillez prier en pitié : et qu'il nous veuille laisser aller, tout ainsi que nous sommes et veuille prendre la ville et le chastel, et tout l'avoir, qui est dedans; si en trouvera assez. » A ce respondit Messire Gautier de Mauny, et dit : « Jehan, nous savons partie de l'intention Monseigneur le Roy; car il nous l'a dit. Sachez que ce n'est mie son entente, que vous en puissiez aller ainsi : ains est son intention que vous mettez tous à sa pure volonté, ou pour rançonner ceux qu'il luy plaira, ou pour faire mourir. Car ceux de Calais lui ont tant fait de contrariétés et de dépits, que le sien ont fait despendre 2, et si grand foison de ses gens mourir, que c'est un nombre. » Monseigneur Jehan de Vienne dit : « Ce seroit trop dure chose pour nous. Nous sommes ceans un petit 3 de chevaliers et escuyers, qui loyaument avons servi le Roy de France, nostre Souverain Sire (si comme vous feriez le vostre en pareil ou semblable cas), et avons enduré maint mal et mésaise. Mais ainçois souffrirons encores tant de peine, qu'oncques gens-d'armes ne souffrirent la pareille, que nous consentissions que le plus petit garçon de la ville eust autre mal que le plus grand de nous. Mais nous vous prions que, par vostre humilité, veuillez aller devers le Roy d'Angleterre, et luy prier qu'il ait pitié de nous; si luy ferez courtoisie. Car nous esperons en luy tant de gentillesse 4, qu'à la grâce de Dieu son propos gera. » Monseigneur Gautier et Monseigneur Basset retournerent devers le Roy, et luy recorderent ce que dit est. Et le Roy dit qu'il n'avoit volonté de faire autrement, fors qu'ils se rendissent simplement à son vouloir. Messire Gautier dit : « Monseigneur,

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se chan

- 4. Noblesse,

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vous pourrez bien avoir tort, car vous nous donnez très mauvais exemple. Si vous nous envoyiez en aucune de vos forteresses, nous n'irions mie si volontiers, si vous faisiez ces gens mettre à mort; car ainsi feroit-on de nous par semblable cas. » Ces paroles aiderent à soustenir plusieurs Barons, qui là estoyent. Si dit le Roy d'Angleterre «Seigneurs, je ne veuil mie estre tout seul contre vous tous. Sire Gautier, vous direz au Capitaine de Calais, que la plus grand grâce qu'il pourra trouver en moy, c'est qu'ils se partent de la ville six des plus notables Bourgeois, les chefs 1 tous nuds, et tous déchaussés, les hars 2 au col, et les clefs de la ville et du chastel en leurs mains et de ceux je feray à ma voulonté, et le remanant 3 je prendray à merci. » A tant revint Monseigneur Gautier à Monseigneur Jehan, qui l'attendoit sur les murs; si luy dit ce qu'il avoit peu faire au Roy. Je vous prie (dit Monseigneur Jehan) qu'il vous ploise cy demourer, tant que j'aye tout cestuy affaire remonstré à la Communauté de la ville, car ils m'ont cy envoyé, et à eux tient (ce m'est advis) d'en répondre. » Lors Messire Jehan vint au marché, et fit sonner la cloche. Si s'assemblerent tantost en la halle, hommes et femmes de la ville. Si leur fit Messire Jehan rapport des parolles cy devant récitées, et leur dit bien qu'autrement ne pouvoit estre, et sur ce eussent advis et briève response. Lors commencerent à plorer toutes manières de gens, et à demener tel dueil, qu'il n'est si dur cœur (qui les veist) qu'il n'en eust pitié, et mesmement Messire Jehan en larmoyoit tendrement. Apres se leva le plus riche Bourgeois de la ville (qu'on appeloit Messire Eustace de Sainct-Pierre), lequel dit devant tous : « Seigneurs, grans et petis, grand méchef seroit de laisser mourir un tel peuple (que cy est) par famine ou autrement, quand on y peut trouver aucun moyen, et seroit grand aumosne et grace envers Nostre-Seigneur, qui de tel méchef les pourroit garder. J'ay endroit moi si grand' esperance d'avoir pardon envers Notre-Seigneur, si je meurs pour ce peuple sauver, que je veuil estre le premier. » Quand Sire Eustace eut ce dit, chacun l'alla adorer de pitié, et plusieurs se gettoyent à ses pieds, en pleurs et en parfonds souspirs. Secondement un autre très honneste Bourgeois, et de grand affaire 5, se leva, et dit qu'il feroit compaignie à son compère, Sire Eustace. Si appeloit-on cestuy Sire Jehan d'Aire. Après se leva Jacques de Wisant (qui estoit moult riche de meubles et d'héritages) et dit qu'il tiendroit compaignie à ses deux cousins. Ainsi fit Pierre Wisant son frère, et puis le cinquième et le sixième; lesquels s'atournerent ainsi que le Roy avoit dit. Et adonc Monseigneur Jehan monta sur une petite hacquenee (car à grand malaise pouvoit-il aller à pié) et les mena devers la porte. Lors fut grand dueil des hommes, des femmes et des enfants, de larmes et souspirs. Et ainsi vindrent jusques à la porte, que Messire Jehan fit ouvrir, et se fit enclorre dehors, avecques les six Bourgeois, entre les portes et les barrieres. Si dit à Monseigneur Gautier de Mauny

1. Têtes. 2. Cordes. 3. Le reste.

4. Pour moi. 5. Très riche.

(qui l'attendoit là): « Je vous délivre (comme capitaine de Calais) par le consentement du povre peuple de ceste ville, ces six Bourgeois, et je vous jure que ce sont et estoyent aujourd'huy les plus honorables et notables de corps, de chevance 1, et de Bourgeoisie, de la ville de Calais. Si vous prie, Gentil Sire, que vous veuillez prier le Roy pour eux, qu'ils ne meurent pas. Je ne say (dit Messire Gautier) que Monseigneur le Roy en voudra faire, mais j'en feray mon pouvoir. » Lors fut la barriere ouverte; si allerent ces six Bourgeois devers le palais du Roy, et Messire Jehan rentra en la ville. Quand Messire Gautier eust presenté ces six Bourgeois au Roy, ils s'agenouillerent, et dirent à jointes mains: Gentil Sire Roy, veez nous ici six, qui avons esté Bourgeois de Calais, et grans marchans, si vous apportons les clefs de la ville et du chastel, et nous mettons en vostre pure voulonté, pour sauver le remanant du peuple de Calais, qui a souffert moult de griefs. Si veuillez avoir pitié et mercy de nous, par vostre haute noblesse.»

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Lors plorerent, de pitié, les Comtes, Barons, Chevaliers, et autres, qui illec 2 estoyent assemblés à grand nombre. Le Roy regarda sur eux tres depitement 3. Car moult hayoit le peuple de Calais, pour les grands contrariétés et dommages que le temps passé sur mer luy avoit faits. Si commanda qu'on leur trenchast les testes. Tous prioyent au Roy, si acertes qu'ils pouvoyent, qu'il en vousist avoir mercy, mais il n'y vouloit entendre. Lors Messire Gautier de Mauny dit: «Haa, Gentil Sire, veuillez refrener vostre courage 6; vous avez la renommee de souveraine noblesse. Or ne veuillez faire chose parquoy elle soit amendrie, ne qu'on puisse parler sur vous en nulle vilennie. Toutes gens diroyent que ce seroit cruauté, si vous foisiez mourir si honnestes Bourgeois, qui de leur voulonté se sont mis en vostre mercy, pour les autres sauver. »> A donc guigna le Roy, et dit : « Soit fait venir le coupeteste. Ceux de Calais ont fait mourir tant de mes hommes, qu'il convient ceux-ci mourir aussi. » A donc la Royne d'Angleterre (qui estoyt moult enceinte) se mit à genoux en plorant, et dit : « Haa, Gentil Sire, depuis que je rappassay la mer, en grand péril, je ne vous ay riens requis. Or vous prie humblement en don, que pour le fils Saincte Marie, et pour l'amour de moy, vous veuillez avoir de ces six hommes mercy. » Le Roy la regarda, et se teut une pièce 7, puis dit : Haa, Dame, j'aimasse mieux que vous fussiez autre part que cy; vous me priez si acertes, que je ne vous puis éconduire; si les vous donne à vostre plaisir. » Lors la Royne emmena ces six Bourgeois en sa chambre; si leur fit oster les chevestres d'entour le col, et les fit revestir, et disner tout à leur aise; puis donna à chacun six Nobles, et les fit conduire hors de l'ost 9, à sauveté. (Hist. et chronique de Messire Jehan Froissart, ch. cccxx et cccxxi.)

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1. Fortune. 2. Là. 3. Avec colère. - 4. Haïssait. vivement. 6. Colère. 7. Un moment.-8. Les cordes.

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