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sement peint l'indépendance féodale; Joinville, même par la forme biographique qu'il a choisie, exprime déjà l'importance croissante de la royauté.

ENTRETIEN DE SAINT LOUIS ET DE JOINVILLE

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Il m'apela une foiz et me dist: « Je n'ose parler à vous pour le soutil sens dont vous estes, de chose qui touche à Dieu; et pour ce ai-je apelé ces frères qui ci sont, que je vous veil faire une demande. » La demande fu tele: « Seneschal, fist-il, quel chose est Dieu?» et je li diz: Sire, ce est si bone chose que meilleur ne peut estre. Vraiment, fist-il, c'est bien respondu; que ceste response que vous avez faite, est escripte en cest livre que je tieng en ma main. Or vous demande je, fist-il, lequel vous ameries miex, ou que vous feussiés mesiaus 1 ou que vous eussiés fait un pechié mortel? » Et je qui onques ne li menti, li respondi que je en ameraie miex avoir fait trente, que estre mesiaus. Et quant les frères s'en furent partis, il m'apela tout seul et me fist seoir à ses piez, et me dit : « Comment me deistes vous hier ce? Et je li diz que encore li disoie je, et il me dit : « Vous deistes comme hastis musarz 2; car nulle si laide mezelerie 3 n'est comme d'estre en pechié mortel, pour ce que l'âme qui est en pechié mortel est semblable au dyable; parquoy nulle si laide mezelerie ne peut estre. Et bien est voir 4 que quant l'omme meurt, il est gueri de la mezelerie du cors; mais quant l'omme qui a fait le pechié mortel meurt, il ne sceit pas, ne n'est certains que il ait eu tele repentance que Dieu li ait pardonné; parquoy grant poour doit avoir que celle mezelerie li dure tant comme Diez yert 5 en paradis. Ci vous pri, fist-il, tant comme je puis, que vous metés votre cuer à ce pour l'amour de Dieu et de moi, que vous amissiez miex que tout meschief 6 avenit au cors, de mezelerie et de toute maladie, que ce que le pechié mortel venist à l'âme de vous. » (Histoire de saint Louis, 16.)

DÉPART DES CROISÉS

(Août 1248)

Au mois d'août entrames en nos nez 7 à la Roche de Marseille; à celle journée que nous entrames en nos nez, fist l'en ouvrir la porte de la nef, et mist l'en tous nos chevaus ens, que nous devions mener outre-mer; et puis reclost l'en la porte et la boucha l'en bien, aussi comme l'en naye un tonnel 8, pource que quant la nef est en la mer, toute la porte est en l'yaue. Quant les chevaus furent ens, notre mestre notonnier escria à ses notonniers qui estoient au bec

3. Lèpre. 7. Nefs, vaisseaux.

1. Lépreux. - 2. Vous parlâtes en étourdi et en fou. 4. Vrai. -5. Sera, erit. 6. Dommage, malheur.

-8. Comme on bouche la bonde d'un tonneau qu'on met à l'eau. (Ducange.)

de la nef et leur dit : « Est arée 1 votre besoigne? - Sire, vieingnent avant les clercs et les proveres 2. » Maintenant que ils furent venus, il leur escria : « Chantez de par Dieu; » et ils s'escrièrent tous à une voix : Veni Creator spiritus. Et il escria à ses notonniers : << Faites voille de par Dieu; » et il si firent. Et en brief tens le vent se feri ou voille et nous ot tolu la veue de la terre, que nous ne veismes que le ciel et yeaue; et chascun jour nous esloigna le vent des païs où nous avions esté nez. Et ces choses vous monstré je que celi est bien fol hardi, qui se ose mettre en tel péril, à tout 3 autrui chatel ou en péchié mortel; car l'en se dort le soir là où en ne scet se l'on se trouvera ou fons de la mer. (Hist. de saint Louis, 70.)

BATAILLE DE MANSOURAH

(Le mardi gras 8 février 1250)

LES FRANÇAIS PASSENT LE FLEUVE A GUÉ. MORT DU COMTE D'ARTOIS. Aussi comme l'aube du jour aparait nous nous atirames de touz poins; et quant nous feusmes atirés, nous en alames au flum 5, et furent nos chevaus à nou 6. Quant nous feusmes alés jusques en mi le flum, si trouvames terre, là où nos chevaus pristrent pié, et sur la rive du flum trouvames bien trois cens Sarrazins touz montés sur leur chevaus. Lors diz-je à ma gent : « Seigneurs, ne regardez qu'à main senestre, pour ce que chascun y tire, les rives sont moillées, et les chevaus leur chéent 7 sur les cors et les noient. » Et il estoit bien voir que il y en ot de noiés au passer, et entre les autres fut noié monseigneur Jehan d'Orliens, qui portoit banière à la voivre 9. Nous accordames en tel manière que nous tournames en Pontremont l'yeaue et trouvames la voie essuyée, et passames en tel manière, la merci Dieu 1o, que oncques nul de nous n'y chei; et maintenant que nous feusmes passez, les Turcs s'enfouirent.

L'on avoit ordenné que le Temple 11 feroit l'avant-garde, et le conte d'Artois auroit la seconde bataille 12 après le Temple Or avint ainsi que sitost comme le conte d'Artois ot passé le flum, il et toute sa gent ferirent 13 aus Turs qui s'enfuioient devant eulz. Le Temple li manda que il leur fesoit grand vileinnie 14, quand il devoit aler après eulz et il aloit devant; et li prioient qui il les lessast aler devant, aussi comme il avoit été acordé 15 par le Roy. Or avint ainsi que le conte d'Artois ne leur osa respondre, pour 16 monseigneur Fourcaut du Merle qui le tenoit par le frain; et ce Fourcaut du Merle qui moult estoit bon chevalier, noioit chose que les Templiers deissent au conte, pour ce que il estoit seurs 17, et escrioit : « Or à eulz, or à eulz. »> Quant les 1. Prête. 2. Les prêtres. 3. Avec le bien d'autrui. 4. Préparåmes. 5. Fleuve. 6. A la nage.

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7. Tombent.

8. Vrai.

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9. Voïvre ou Guivre, terme de blason couleuvre. 10. Grâce à Dieu. 11. Les Templiers.

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12. Corps d'armée.

13. Frappèrent, chargè

15. Réglé. 16. A cause de. 17. Sourd.

Templiers virent ce, ils se penserent que il seroient honniz 1 se il lessoient le conte d'Artois aler devant eulz; si ferirent des esperons qui plus plus et qui miex miex, et chasserent les Turcs, qui s'enfuioient devant eulz tout parmi la ville de la Massoure jusques aus chans par devers Babiloine. Quant ils cuiderent 2 retourner arières, les Turs leur lancerent trefs et merriens 3 parmi les rues qui estoient estroites. Là fu mort le conte d'Artois, le sire de Couci que l'en apeloit Raoul, et tant des autres chevaliers que il furent esmé à trois cens. Le Temple, ainsi comme l'en me dit, y perdit quatorze-vingt homes armés et touz à cheval.....

JOINVILLE BLOQUÉ PAR LES SARRASINS ET BLESSÉ VIENT D'ÊTRE DÉLIVRÉ PAR LE COMTE D'ANJOU; LE ROI ARRIVE SUR CE POINT DU CHAMP DE BATAILLE.

Là où je estoie à pié et mes chevaliers, aussi blecié comme il est devant dit, vint le Roy à toute sa bataille à grant noyse 5 et à grant bruit de trompes et nacaires 6, et se aresta sur un chemin levé mès 7 oncques si bel armé 8 ne vi, car il paroit desur toute sa gent dès les espaules en amon, un heaume doré en son chief, une espée d'Alemaingne en sa main. Quant il fu là arresté, ses bons chevaliers que il avoit en sa bataille, que je vous ai avant nommez, se lancerent entre les Turs, et pluseurs des vaillans chevaliers qui estoient en la bataille le Roy 9. Et sachiés que ce fu un très biau fait d'armes; car nuls ni traioit 10 ne d'arc ne d'arbalestre, ainçois 11 estoit le fereis 12 de maces et d'espées des Turs et de notre gent, qui tous estoient mellez. Un mien escuier qui s'en estoit fui à tout ma baniere et estoit revenu à moy, me bailla un mien roncin 13 sur quoy je monté, et me traïs vers le Roy fout coste à coste.....

LE ROI S'EST PORTÉ VERS MANSOURAH, POUR SECOURIR LE COMTE d'artois, SON FRÈRE; LES TURCS LE REPOUSSENT VERS LE FLEUVE.

...

Tandis que nous revenions aval par dessus le flum, entre le ru 14 et le flum, nous veimes que le Roy estoit venu sur le flum, et que les Turs en amenoient les autres batailles le Roy, ferant et batant de maces et d'espées, et firent flatir 15 toutes les autres batailles avec les batailles le Roy sur le flum. Là fu la desconfiture si grant, que pluseurs de nos gens recuiderent passer à nou par devers le duc de Bourgoingne, ce que il ne porent faire; car les chevaus estoient lassez et le jour estoit eschaufé, si que nous voiens, en dementieres que 16 nous venions aval, que le flum estoit couvert

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3. Des traits et des pièces de bois. 6. Timbales.-7. Plus. - 8. Homme d'ar- 12. Choc. - 13. Rous

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mes. 9. Du Roi. 10. Tirait. -11. Mais. in, cheval.

14. Ruisseau. 15. Reculer.

16. Pendant que.

de lances et de escus, et de chevaus et de gens qui se noioient et périssoient. Nous venismes à un poncel qui estoit parmi le ru, et je dis au connestable 1 que nous demourissons pour garder ce poncel, «< car si nous le lesson, il feront 2 sus le Roy par deçà; et se nostre gent sont assaillis de deux pars, il pourront bien perdre; » et nous le feismes ainsinc.....

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JOINVILLE, LE COMTE DE SOISSONS ET PIERRE DE NEUVILLE DÉFENDENT LE PONT ET CONTIENNENT LES SARRASINS PENDANT QUE LE CONNÉTABLE VA CHERCHER DU SECOURS. LE CONNÉTABLE RAMÈNE AVEC LUI DU RENFORT. JOINVILLE REJOINT LE ROI. DÉFAITE DES SARRASINS.

...

Le soir, au solleil couchant, nous amena le connestable les arbalestriers le Roy à pié, et s'arrangerent devant nous; et quant les Sarrazins nous virent mettre pié en estrier des arbalestriers 3, il s'enfuirent; et lors me dit le connestable : « Seneschal, c'est biens fait, or vous en alez vers le Roy, si ne le lessiez huimez jusques à tant que il iert 5 descendu en son paveillon. >> Si tost comme je ving au Roy, monseigneur Jehan de Walery vint à li et li dit : « Sire, monseigneur de Chasteillon vous prie que vous li donnez l'arriere garde; » et le Roy si fist moult volentiers, et puis si se mist au chemin. En dementieres que nous en venions, je li fis oster son hyaume et li baillé mon chapel de fer pour avoir le vent 6. Et lors vint frere Henry de Ronnay à li, qui avoit passé la rivière, et li besa la main toute armée, et il li demanda se il savoit nulles nouvelles du conte d'Artois son frere, et il li dit que il en savoit bien nouvelles, car estoit certein que son frere le conte d'Artois estoit en paradis. « Hé, sire, vous en ayés bon reconfort 7, car si grant honneur n'avint oncques au Roy de France comme il vous est avenu, car pour combattre à vos ennemis avez passé une rivière à nou, et les avez desconfiz et chaciez du champ, et gaingnés leur engins et leur heberges 8, là où vous gerrés encore ennuit 10. » Et le Roy respondi que Dieu en feust aouré 11 de ce que il li donnoit et lors li cheoient les lermes des yex moult grosses.

Quant nous venimes à la heberge, nous trouvames que les Sarrazins à pié tenoient une tente que il avoient estendue, d'une part, et nostre menue gent d'autre. Nous leur courusmes sus le mestre du Temple et moy et il s'enfuirent, et la tente demoura à nostre gent. En celle bataille of moult de gens de grand bobant 12, qui s'en vindrent moult honteusement fuiant par le poncel dont je vous ai avant parlé, et s'enfuirent effréément; ne oncques n'en peumes nul arrester delez nous, dont je en nommeroie bien, desquiez je ne foufferai 13, car mort sont. (Histoire de saint Louis, 120 et suiv.)

1. Le connétable Imbert de Beaujeu. 2. Frapperont. 3. Mettre pied à terre en l'ombre des arbalétriers. (Ducange.) 4. Aujourd'hui.

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5. Sera. - 6. Respirer. 7. Consolation. - 8. Logements. - 9. Coucherez. 10. Cette nuit.

ne dirai rien.

- 11. Adoré.

12. De grand air.

13. Je

MALADIE ET MORT DE SAINT LOUIS

Après ce que il fu arrivé à Thunes, devant Carthage, une maladie le prist du flux du ventre, dont il accoucha au lit, et senti bien que il devoit par tens 1 trespasser de cest siecle 2 à l'autre. Lors apela monseigneur Phelippe son filz, et li commanda à garder aussi comme par testament touz les enseignemens que il li lessa, lesquiex enseignemens le Roy escript de sa sainte main, si comme l'en dit. Quant le bon Roy ot enseignié son fils monseigneur Phelippe, l'enfermeté 3 que il avoit commença à croistre forment, et demanda les sacremens de Sainte Eglise, et les ot en sainne pensee, et en droit entendement, ainsi comme il apparut; car quant l'en l'enhuilioit et en disoit les pseaumes, il disoit les vers d'une part. Et oy conter monseigneur le conte d'Alençon son filz, que quant il aprochoit de la mort, il appela les Sains pour li aidier et secourre, et meismement monseigneur saint Jaque, en disant s'oroison qui commence Esto Domine, c'est-à-dire Dieu soit saintefieur 6 et garde de nostre peuple. Monseigneur saint Denis de France appela lors en s'aide, en disant s'oroison, qui vaut autant à dire : « Sire Dieu, donne nous que nous puissions despire 7 l'aspreté de ce monde, si que nous ne doutiens 8 nulle adversité. « Et oy dire lors à monseigneur d'Alençon, que son père reclamoit sainte Genevieve. Après se fist le saint Roy coucher en un lit couvert de cendre, et mist ses mains sur sa poitrine, et en regardant vers le ciel rendi à nostre Créateur son esperit, en celle hore meismes que le Filz Dieu morut en la croiz

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Precieuse chose et digne est de plorer le trespassement de ce saint prince, qui si saintement et loialement garda son royaume, et qui tant de beles aumosnes y fist, et qui tant de biaus establissemens y mist. Et ainsi comme l'escrivain qui a fait son livre, qui l'enlumine d'or et d'azur, enlumina ledit Roy son royaume de belles abbaïes que il y fist, des Mansions-Dieu 9, des Preescheurs, des Cordeliers, et des autres religions qui sont ci-devant nommées.

Lendemain de feste saint Berthelemi l'apostre, trespassa de cest siecle bon Roy Loys, en l'an de l'incarnacion Nostre-Seigneur l'an de grace mil cc et Lxx, et furent ses os gardés en un escrin et enfouis à Saint-Denis en France, là où il avoit esleue sa sepulture, ouquel lieu il fu enterré, là où Dieu a fait maint biau miracle pour li par ses désertes 10. (Histoire de saint Louis, pages 386 et suivantes.)

1. A ce moment. - 2. De cette vie. 3. La maladie. 4. Les versets. - 5. Particulièrement. 6. Sanctificateur.

7. Mépriser.

8. Craignions, - 9. Maisons de Dieu (hôtels-Dieu).

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