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mielz mielz: si que il saisissent vingt-cinq des tors, et garnissent de lor gent. Et li dux prent un batel, si mande messages às barons de l'ost, et lor fait assavoir que il avoient vingt-cinq tors et bien sachent de voir que il nel pooent reperdre.

Li baron sont si lié, que il nel pooient croire que ce soit voirs. Et li Venisien comencent à envoier chevaus et parlefroiz à l'ost en batiaus, de cels que il avoient gaaigniez dedenz la ville. Et quant l'emperères Alexis vit que il furent ensi entré dedenz la ville, si comence ses genz à envoier à si grant foison vers els. Et quant cil virent que il ne les porroient soffrir, mistrent le feu entre els et les Grex. Et li vens venoit devers nos genz. Et li feus si comence si grant à naistre, que li Grex ne pooient veoir nos genz. Ensi se retraistrent à lors tors que il avoient laissies et conquises. (De la Conqueste de Constantinople, ch. LXXXix, xc, xci.)

TRADUCTION

Un Jeudy matin toutes choses furent disposées pour donner l'assaut et les échelles dressées. Les Vénitiens s'aprètèrent pareillement du costé de la mer : et fut arresté que des sept batailles les trois demeureroient à la garde du camp par dehors pendant que les quatre autres iroient à l'assaut. Le marquis de Montferrat eut la charge de garder le camp du costé de la campagne, avec la bataille des Champenois, et des Bourguignons, et Mathieu de Montmorency; et le comte Baudouin de Flandres avec ses gens, Henry son frère, le comte Louys de Blois, le comte de Saint-Paul et leurs trouppes allèrent à l'assaut, et dressèrent leurs échelles à un avantmur, qui estoit fortement garny d'Anglois et de Danois, où ils donnèrent une rude attaque; quelques chevaliers, montans sur les échelles avec des hommes de pied, gagnèrent le mur jusques au nombre de quinze, et y combatirent quelque temps main à main, à coup de hâche et d'espées; mais ceux de dedans reprenans vigueur les rechassèrent vigoureusement, et prirent deux prisonniers, qu'ils conduisirent sur-le-champ à l'empereur Alexis, lequel en témoigna beaucoup de joye. Ainsi cet assaut demeura sans effet, y ayant eu nombre de blessez et de navrez de la part des barons, ce qui leur causa un extrême déplaisir. D'autre costé, le duc de Venise et les Vénitiens ne s'endormoient point: car tous leurs vaisseaux rangez en très belle ordonnance d'un front, qui contenoit plus de trois jets d'arc, commencèrent courageusement bord à bord à approcher la muraille et les tours qui estoient le long du rivage. Vous eussiez veu les mangoneaux et autres machines de guerre, affustées dessus le tillac des navires et des palandries jetter de grandes pierres contre la ville; et les traits d'arbalètes et de flèches voler en grand nombre, tandis que ceux de dedans se défendoient généreusement; d'autre part, les échelles qui estoient sur les vaisseaux approcher si près des murs, qu'en plusieurs lieux les soldats estoient aux prises et combattoient à coups de lance et d'espée. Les crys estans si grands, qu'il sembloit que la terre et

la mer deussent fondre. Mais les galéres ne sçavoient où, ny comment prendre terre.

A la vérité, c'étoit une chose presque incroyable, de voir le grand courage et la proüesse du duc de Venise en cette occasion. Car quoy qu'il fust vieil et caduc, et ne vit goutte, il ne laissa néautmoins de se présenter tout armé sur la proüe de sa galère, avec l'estendart de Saint-Marc devant soy, s'écriant à ses gens qu'ils le missent à bord, sinon qu'il en feroit justice et les puniroit. Ce qui les obligea de faire tant que la galère vint au bord; et soudain saillirent dehors portans devant luy la maistresse bannière de la seigneurie que les autres n'eurent pas plutost aperçue, et comme la galère de leur Duc avoit pris terre la première, que se tenans perdus d'honneur et de réputation s'ils ne le suivoient, s'approchèrent du bord nonobstant tous périls et empêchemens, et saillirent hors des palandries à qui mieux mieux, et donnèrent un furieux assaut, durant lequel arriva un cas merveilleux, qui fut attesté à Geoffroy de Villehardouin, mareschal de Champagne, par plus de quarante, qui lui asseurèrent avoir apperçu le gonfalon de SaintMarc arboré au haut d'une tour, sans qu'on sçeust qui l'y avoit porté ce que veu par ceux de dedans, ils quittèrent la muraille, et les autres entrèrent en foulle, et s'emparèrent de vingt-cinq tours, qu'ils garnirent de leurs soldats. En mesme temps, le duc dépécha un bateau aux barons de l'armée, pour leur faire entendre comme ils s'estoient rendus maistres de ces vingt-cinq tours, et qu'il n'estoit pas bien aisé de les en déloger.

Les barons furent tellement surpris de joye de cette nouvelle, qu'à peine la pouvoient-ils croire mais les Vénitiens, pour la leur confirmer, leur envoyèrent en des batteaux nombre de chevaux et de palefroiz de ceux qu'ils avoient desjà gagnez dans la ville. Quand l'empereur Alexis les vit ainsi entrez dans Constantinople, et s'estre emparez des tours, il y envoya une bonne partie de ses trouppes pour les en déloger. Lors les Vénitiens, voyans qu'ils ne les pourroient souffrir à la longue, mirent le feu aux prochains édifices d'entre eux et les Grecs, qui estoient au-dessous du vent, qui chassoït d'une telle impétuosité vers eux, qu'ils ne pouvoient plus rien voir au devant; et ainsi les Vénitiens retournèrent à leurs tours qu'ils avoient conquises, et puis abandonnées. (Ducange.)

PRISE DE CONSTANTINOPLE

Ensi dura cil afaires trosque à lundi matin et lors furent armé cil des nés et des uissiers, et cil des galies. Et cil de la ville les dotérent plus que il ne firent à premiers. Si furent si esbaudi, que sor les murs et sous les tors ne paroient se genz non. Et lors commença li assaus fiers et merveilleux. Et chascuns vaissiaux assailloit endroit lui. Li huz de la noise fut si granz, que il sembla que terro fondist. Ensi dura li assauls longuement, tant que nostre sires lor fist lever un vent, que l'en appelle Boire. Et bota les nés et les

vaissiaux sor la rive plus qu'il n'estoient devant. Et deux nés qui estoient liées ensemble, dont l'une avoit non la Pelerine, et li autre li Paradis, aprochiérent à la tor l'une d'une part, et l'altre d'autre, si com Diex et li venz li mena, que l'eschiele de la Pelerine se joint à la tor, et maintenant uns Vénitiens et un Chevalier de France qui avoit nom André d'Urboise, entrérent en la tor, et autre gens commence à entrer après als, et cil de la tor se desconfissent et s'en vont.

Quant ce virent li chevalier qui estoient ès uissiers, si s'en issent à la terre, et dreçent eschiele à plain del mur, et montent contremont le mur par force. Et conquistrent bien quatre des tors; et il començent assaillir des nés et des uissiers et des galies, qui ainz ainz, qui mielz mielz, et depeçent bien trois des portes et entrent enz, et commencent à monter Et chevauchent droit à la herberge l'empereor Morchuflex 1. Et il avoit ses batailles rengies devant ses tentes. Et cum il virent venir les chevaliers à cheval, si se desconfissent. Et s'en va l'emperères fuiant par les rues à chastel de Boukelion 2. Lors veissiez griffons abatre, et chevaus gaignier, et palefroi, muls et mules et autres avoirs. Là ot tant des mors et des navrez qu'il ne n'ère ne fins ne mesure Grant partie des halz homes de Grece guenchirent às la porte de Blaquerne, et vespres i ère jà bas, et furent cil de l'ost lassé de la bataille et de l'ocision, et si comencent à assembler en une place granz qui estoit dedens Constantinople. Et pristrent conseil que il se hebergeroient prés des murs et des tors que il avoient conquises, que il ne cuidoient mie que il eussent la ville vaincue en un mois, les forz yglises, ne les forz palais et le peuple qui ère dedenz. (Ch. cxxvn et cxxvIII.)

TRADUCTION

Le lundy arrivé, les nostres qui estoient dans les navires, les palandries et les galères, prirent tous les armes, et se mirent en estat de faire une nouvelle attaque; ce que voyans ceux de la ville, ils commencèrent à les craindre plus que devant: mais d'ailleurs les nostres furent étonnez de voir les murailles et les tours remplies d'un si grand nombre de soldats, qu'il n'y paroissoit que des hommes. Alors l'assaut commença rude et furieux, chaque vaisseau faisant son effort à l'endroit où il estoit, et les cris s'élevèrent si grands, qu'il sembloit que la terre dust abismer. Cet assaut dura longtemps, jusques à ce que nostre Seigneur leur fit lever une forte bize, qui poussa les navires plus près de terre qu'elles n'étoient auparavant, en sorte que deux d'entre elles qui estoient liées ensem

1. Murtzuphle, officier du palais de l'empereur, s'était fait couronner à Sainte-Sophie et avait fait étrangler Alexis, son prédécesseur. - 2. Le palais de Bucoléon, au bord de la mer, à peu de distance à l'ouest de Constantinople, était ainsi appelé parce que l'on y voyait une sculpture représentant le combat d'un boeuf contre un lion.

DEMOGEOT.

ble, l'une appelée la Pèlerine et l'autre le Paradis, furent portées si près d'une tour, l'une d'un costé, l'autre de l'autre, que, comme Dieu et le vent les conduisit là, l'eschelle de la Pèlerine s'alla joindre contre la tour. Et à l'instant un Vénitien et un chevalier françois, appelé André d'Urboise, y entrèrent, suivis incontinent après de nombre d'autres, qui tournèrent en fuite ceux qui la garloient, et les obligèrent à l'abandonner.

Les chevaliers qui estoient dans les palandries, ayans veu que leurs compagnons avoient gagné la tour, sautèrent à l'instant sur le rivage, et, ayans planté leurs échelles au pied du mur, montèrent contremont à vive force, et conquirent encore quatre autres tours. Les autres, animez de leur exemple, commencèrent de leurs navires, palandries et galères, à redoubler l'attaque à qui mieux mieux, enfoncèrent trois des portes de la ville, entrèrent dedans et, ayant tiré leurs chevaux hors des palandries, montèrent dessus et allèrent à toute bride au lieu où l'empereur Murtzuphle estoit campé. Il avoit rangé ses gens en bataille devant ses tentes et pavillons; lesquels, comme ils virent les chevaliers montés sur leurs chevaux de combat venir droit à eux, se mirent en fuite, et l'empereur mesme s'en alla courant dans les rües au chasteau ou palais de Bucoléon. Lors vous eussiez veu abattre Grecs de tous costez, les nostres gagner chevaux, palefrois, mulets et autre butin; et tant de morts et de blessez qu'ils ne se pouvoient nombrer. La pluspart des principaux seigneurs grecs se retirèrent vers la porte de Blaquerne Comme le soir approchoit desjà, et que nos gens estoient las et fatiguez du combat et du carnage, ils sonnèrent la retraite, se rallians en une grande place, qui estoit dans l'enceinte de Constantinople, puis avisèrent de se loger cette nuit près des murailles et des tours qu'ils avoient gagnées, n'estimans point que d'un mois entier ils pussent conquérir le reste de la ville, tant il y avoit d'églises fortes et de palais, et autres lieux où l'on se pouvoit défendre, outre le grand nombre de peuple qu'il y avoit dans la ville. 'Ducange.)

JOINVILLE

Jean, sire de Joinville1, né vers l'an 1223, mourut vers 1317 Il fut sénéchal de Champagne et attaché en cette qualité à la personne du comte Thibaut, puis il devint

1. Joinville est aujourd'hui un chef-lieu de canton du département de la Haute-Marne. On voit encore, sur la colline qui domine la ville, les ruines de ce bel castel de Joinville, que le sénéchal avait si fort au cœur.

le serviteur et l'ami de saint Louis, qu'il accompagna dans sa première croisade et dont il a écrit la vie.

Première édition: Poitiers, de Marnef, 1547, in-4°; souvent réimprimée, notamment : Paris, Impr. roy., 1761, in-fol.; Paris, Didot, 1859, in-12; dans les collections Petitot, Buchon, et dans le Panthéon littéraire. Consulter l'édition de M. Natalis de Wailly (Paris, 1867, gr. in-8), où un texte en français moderne est joint au texte original. L'édition de 1868, du même, ne contient pas cette traduction.

Quand on passe de Villehardouin à Joinville, on s'aperçoit qu'on a franchi près d'un siècle. Le moyen âge a déposé sa raideur et son austérité. Plus libre et plus épanoui dans son style, Joinville l'est également davantage dans sa pensée. Il réfléchit, il commente, il compare, il moralise. Souvent même, il ne recule pas devant une digression, quand elle lui paraît opportune; il introduit dans son récit ce que nous appellerions, un peu ambitieusement, des recherches. I examine l'état de l'Orient à l'époque de la croisade d'Égypte, les princes qui y régnaient; il nous entretient de l'origine des Assassins, de l'origine des Tartares; il nous parle des sources du Nil et des phénomènes de l'inondation. Ce qu'il n'a pu voir de ses yeux, il le recueille volontiers de la bouche de ses compagnons d'armes; il va ramassant avec curiosité sur sa route les récits, les anecdotes, les merveilles des voyageurs en cela, la manière de Joinville s'achemine déjà vers celle de Froissart. Mais ce qui n'appartient qu'à lui et ce qui fait de son livre une œuvre inimitable, c'est le caractère aimable de l'auteur qui s'y révèle à chaque instant, c'est un mélange gracieux d'enjouement et de sensibilité, assaisonné par un grain de la fine naïveté champenoise.

Saint Louis est l'âme de cette composition, comme de cette époque historique : il forme l'unité de cette œuvre comme celle de la France. L'ouvrage de Joinville reproduit dans sa marche, dans son intérêt, l'image de ce qui se passait alors dans la nation. Tout se groupe autour d'un seul homme, les détails se surbordonnent et s'organisent relativement à un centre. Villehardouin avait merveilleu

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