Page images
PDF
EPUB

Surtout il est instruit en l'art de bien régner :
C'est à vous de le croire et de le témoigner.
Si vous faites état de cette nourriture 1,
Donnez ordre qu'il règne : elle vous en conjure;
Et vous offenseriez l'estime qu'elle en fait,
Si vous le laissiez vivre et mourir en sujet.
Faites donc aujourd'hui que je lui puisse dire
Où vous lui destinez un souverain empire.

PRUSIAS.

Les soins qu'ont pris de lui le peuple et le sénat
Ne trouveront en moi jamais un père ingrat :
Je crois que pour régner il en a les mérites,

Et n'en veux point douter après ce que vous dites;
Mais vous voyez, seigneur, le prince son aîné,
Dont le bras généreux trois fois m'a couronné;

Il ne fait que sortir encor d'une victoire,

Et pour tant de hauts faits je lui dois quelque gloire :
Souffrez qu'il ait l'honneur de répondre pour moi.

NICOMÈDE.

Seigneur, c'est à vous seul de faire Attale roi.

PRUSIAS.

C'est votre intérêt seul que sa demande touche.
NICOMÈDE.

Le vôtre toutefois m'ouvrira seul la bouche.

De quoi se mêle Rome, et d'où prend le sénat,
Vous vivant, vous régnant, ce droit sur votre État?
Vivez, régnez, seigneur, jusqu'à la sépulture,
Et laissez faire après ou Rome ou la nature.

PRUSIAS.

Pour de pareils amis il faut se faire effort.
NICOMEDE.

Qui partage vos biens aspire à votre mort;
Et de pareils amis, en bonne politique...

PRUSIAS.

Ah! ne me brouillez point avec la république :
Portez plus de respect à de tels alliés.

NICOMÈDE.

Je ne puis voir sous eux les rois humiliés,
Et quel que soit ce fils que Rome vous renvoie,
Seigneur, je lui rendrais son présent avec joie.
S'il est si bien instruit en l'art de commander,
C'est un rare trésor qu'elle devrait garder,
Et conserver chez soi sa chère nourriture,
Ou pour le consulat ou pour la dictature.

1. « Nourriture est ici pour éducation, et, dans ce sens, il ne se dit

plus : c'est peut-être une perte pour notre langue. (Voltaire.)

FLAMINIUS (à Prusias).

Seigneur, dans ce discours qui nous traite si mal,
Vous voyez un effet des leçons d'Annibal;

Ce perfide ennemi de la grandeur romaine

N'en a mis en son cœur que mépris et que haine.
NICOMÈDE,

Non, mais il m'a surtout laissé ferme en ce point,
D'estimer beaucoup Rome, et ne la craindre point.
On me croit son disciple, et je le tiens à gloire,
Et quand Flaminius attaque sa mémoire,
Il doit savoir qu'un jour il me fera raison
D'avoir réduit mon maître au secours du poison,
Et n'oublier jamais qu'autrefois ce grand homme
Commença par son père à triompher de Rome 1.

FLAMINIUS.

Ah! c'est trop m'outrager!

NICOMÈDE.

N'outragez plus les morts.

PRUSIAS.

Et vous, ne cherchez point former de discords;
Parlez, et nettement, sur ce qu'il me propose.
NICOMÈDE.

Eh bien! s'il est besoin de répondre autre chose,
Attale doit régner, Rome l'a résolu,

Et puisqu'elle a partout un pouvoir absolu,
C'est aux rois d'obéir alors qu'elle commande.

Attale a le cœur grand, l'esprit grand, l'âme grande,
Et toutes les grandeurs dont se fait un grand roi;
Mais c'est trop que d'en croire un Romain sur sa foi.
Par quelque grand effet voyons s'il en est digne,
S'il a cette vertu, cette valeur insigne
Donnez-lui votre armée, et voyons ces grands coups;
Qu'il en fasse pour lui ce que j'ai fait pour vous;
Qu'il règne avec éclat sur sa propre conquête,
Et que de sa victoire il couronne sa tête.
Je lui prête mon bras, et veux dès maintenant,
S'il daigne s'en servir, être son lieutenant.
L'exemple des Romains m'autorise à le faire :
Le fameux Scipion le fut bien de son frère;
Et lorsqu'Antiochus fut par eux détrôné,
Sous les lois du plus jeune on vit marcher l'aîné.
Les bords de l'Hellespont, ceux de la mer Égée,

1. L'ambassadeur romain dont l'arrivée chez Prusias détermina le suicide d'Annibal, était T. Quintius Flaminius, le vainqueur de Philippe à Cynocéphales. C'est par erreur, ou pour se ménager un effet dramatique, que Corneille lui substitue un fils de C. Flaminius Nepos, vaincu par Annibal à la bataille du lac de Trasimène.

.

Le reste de l'Asie à nos côtés rangée,
Offrent une matière à son ambition...

FLAMINIUS.

Rome prend tout ce reste en sa protection,
Et vous n'y pouvez plus étendre vos conquêtes
Sans attirer sur vous d'effroyables tempêtes.
NICOMÈDE.

J'ignore sur ce point les volontés du roi;
Mais peut-être qu'un jour je dépendrai de moi,
Et nous verrons alors l'effet de ces menaces.

Vous pouvez cependant faire munir ces places,
Préparer un obstacle à mes nouveaux desseins,
Disposer de bonne heure un secours de Romains,
Et, si Flaminius en est le capitaine,

Nous pourrons lui trouver un lac de Trasimène.

RACINE

Jean Racine, né le 21 décembre 1639 à la Ferté-Milon, fit ses études chez les solitaires de Port-Royal (Lancelot, Le Maistre de Sacy), où il apprit à connaître et à goûter la littérature grecque. Destiné tour à tour par sa famille à l'administration et à l'église, il ne put résister à sa passion pour la poésie; et son ami Molière lui ouvrit l'accès du théâtre. Ses débuts furent les Frèrès ennemis (1664) et Alexandre (1665). Puis le génie du poète se révéla dans une suite de chefs-d'œuvre : Andromaque (1667), Britannicus (1669), Bérénice (1670), Bajazet (1672), Mithridate (1673), Iphigénie en Aulide (1674), et Phèdre (1677), que fit tomber une cabale de cour.

Cet échec immérité, joint au pieux souvenir des sentiments chrétiens de son enfance, détermina Racine à quitter le théâtre. Il se maria, se livra à l'éducation de ses enfants, fut nommé avec Boileau historiographe du roi, et tâcha de prendre au sérieux cette charge impossible. Enfin, après douze ans de silence, le poète déploya de nouveau son génie, et le montra au moins digne de son passé dans une sphère différente. Mme de Maintenon pria Racine de composer pour les demoiselles de Saint-Cyr « quelque

espèce de poème moral ou historique, dont l'amour fût entièrement banni. » Cette demande a valu à la littérature française la délicieuse élégie tragique d'Esther (1689). Le succès éclatant de cette pièce inspira au poète un autre chef-d'œuvre puisé à la même source, Athalie (1691); mais le succès ne fut pas le même. Boileau seul protesta contre l'indifférence et le dédain du public. « C'est votre plus bel ouvrage, » disait-il à Racine. L'opinion générale ne revint de son erreur qu'après la mort du poète. L'extrême sensibilité qui avait fait son génie fit aussi son malheur: Racine mourut de douleur d'avoir déplu à Louis XIV (26 avril 1699).

Un procès que Racine avait perdu lui inspira, en 1668, une poétique vengeance il se moqua des juges et des avocats, dans son amusante comédie des Plaideurs, imitée des Guêpes d'Aristophane ce fut sa seule infidélité à la muse tragique. En prose, Racine avait écrit une Histoire du règne de Louis XIV: elle a péri dans un incendie; on n'en a conservé qu'un fragment. On a encore de lui : l'Abrégé de l'histoire de Port-Royal (1693); des Discours académi ques, dont l'un renferme l'Eloge de Pierre Corneille; enfin des Lettres, qui font connaître d'une manière intime la vie privée de l'auteur et les sentiments réels qui l'animaient.

On a publié de nombreuses éditions des œuvres de J. Racine. Première édition collective, Paris, Barbin, 1676, 2 vol. in-12; éditions principales: Paris, Thierry, 1697, 2 vol. in-12; Amsterdam, 1743, 3 vol. in-12; Paris, Didot, 1783, 3 vol. gr. in-4o; Paris, Didot, 1801-1805, 3 vol. gr. in-fol.; Parme, Bodoni, 3 vol. gr. in-fol.; Paris, Lefèvre, 1825, 7 vol. gr. in-8.

Nous signalerons particulièrement, parmi les éditions du XIXe siècle, celles d'Aimé Martin, 1820, 6 vol. in-8; d'Auger, 1838; de Saint-Marc Girardin, 1869, 8 vol. in-8 de M. Paul Albert, 1878, 2 vol. in-8; de M. N. Bernardin, Théâtre complet, 1882, 4 vol. in-12; et surtout celle de la Collection des Grands Écrivains, publiée par MM. Regnier et P. Mesnard, 1865 et suiv., en 8 vol. in-8, plus deux albums contenant l'iconographie de Racine et la musique des chœurs d'Athalie et d'Esther.

Chez Racine, le ressort dramatique n'est plus, comme chez Corneille, l'admiration, mais l'attendrissement. Le poète nous élève moins; il nous replie sur nous-mêmes. L'art gagne en vérité ce qu'il perd en hauteur. N'attendez même pas les commotions violentes du pathétique. Les artistes anciens les dédaignaient dans l'intérêt de la beauté : Racine les évitera au nom des convenances. Ses effets seront mesurés à la délicatesse d'une cour sensible aux nuances les plus légères. Malgré les différences qui le distinguent de son prédécesseur, il y a entre eux une ressemblance que leur imposait leur époque. Tous deux sont spiritualistes au plus haut degré; tous deux cherchent exclusivement dans la nature morale la source de leur puissance. Ils dédaignent ou ignorent le spectacle extérieur, le mouvement matériel de la scène, les couleurs toutes faites de l'histoire. De là ce petit nombre de personnages, toujours restreint aux indispensables besoins de l'intrigue; de là cette marche rapide et non interrompue d'un seul et unique fait; de là enfin ces grands portiques déserts où se rencontrent les interlocuteurs, endroits vagues, sans caractère et sans nom, où s'agite une action idéale dépouillée avec soin de tout épisode vulgaire; en sorte qu'on peut dire qu'il y a moins unité de temps et de lieu, que nullité de temps et de lieu. L'action morale, spirituelle, semble vivre ellemême, comme la pensée, et n'occuper ni durée ni espace.

Quoique Racine dans ses conceptions soit moins sublime. que Corneille, quoiqu'il réduise ses personnages à des proportions plus humaines et plus naturelles, il faut bien se garder de croire qu'il n'ait pas aussi son idéal. Ses caractères sont ennoblis, non par leur perfection morale, mais par le libre développement de leur nature: ils atteignent par là un plus haut degré d'être, c'est-à-dire de beauté. Dans cette sphère merveilleuse, peuplée de rois et de héros, l'air est moins lourd sur ces nobles fronts; les nécessités vulgaires de la vie n'oppressent plus les poitrines; les cœurs se dilatent sans autre obstacle que le choc des passions rivales, ou les limites infranchissables de la condition humaine. Les passions de la cour deviennent les

« PreviousContinue »