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Fut onques mon mari batu?

Nennil, il ne sait que coups sont.

Įmonde) S'il le séust (s'il le savait) par tout le mont (pour tout au Il ne m'en donast pas itant (autant).

Sur ces entrefaites surviennent deux envoyés du roi qui cherchent un médecin. La fille du prince est en danger de mort: une arête s'est engagée dans son gosier. La femme du paysan leur indique son mari, médecin fort habile, assure-t-elle, mais possédé d'un singulier travers : il n'exerce son talent que malgré lui, il ne guérit que quand il est battu. On va donc chercher le vilain : il refuse d'aller à la cour; on le bat suivant la formule; il se laisse conduire. Même procédé devant le roi, même résultat : le vilain avoue sous le bâton qu'il possède le talent de guérir. Ses contorsions font si bien rire la princesse malade que l'arête sort de son gosier et qu'elle est guérie en effet.

Après cette cure merveilleuse, le paysan veut retourner à ses moutons, mais tous les malades de la cour et de la ville arrivent au palais pour profiter de sa présence. Sa clientèle grandit; ses épaules s'en aperçoivent. Alors il invente un procédé pour se délivrer à la fois de tous ses patients. Il allume un grand feu dans la cuisine où il donne ses consultations, et déclare à ses clients rassemblés qu'il ne peut les guérir à moins que le plus malade d'entre eux, mis au feu et calciné, ne lui fournisse la poudre dont il a besoin. Tous s'échappent au plus vite et se déclarent radicalement guéris, à la grande satisfaction du roi et de toute la cour.

On voit que ce conte a fourni à Molière l'idée du Médecin malgré lui.

TROUBADOURS

Les Troubadours étaient les poètes de la France méridionale. Ils écrivaient dans la langue d'Oc, ou provençale. Tandis que les compositions des Trouvères étaient presque

toujours des récits, celles des Troubadours furent ordinairement des chants lyriques. Leur idiome plus harmonieux, le caractère plus léger et moins patient de leur auditoire inspira aux Troubadours des chansons plus poétiques et plus courtes, des effusions soudaines du sentiment ou de l'esprit 1.✓

Nous traduisons ici le magnifique chant de guerre composé par l'un d'entre eux, le belliqueux Bertran de Born, comte de Hautefort, en Périgord, qui vécut au XIIIe siècle.

CHANT GUERRIER DE BERTRAN DE BORN

Bien me sourit le doux printemps,
Qui fait venir fleurs et feuillages;
Et bien me plaît lorsque j'entends
Des oiseaux le gentil ramage.
Mais j'aime mieux quand sur le pré
Je vois l'étendard arboré,

Flottant comme un signal de guerre;
Quand j'entends par monts et par vaux
Courir chevaliers et chevaux,

Et sous leurs pas frémir la terre.

Et bien me plaît quand les coureurs
Font fuir au loin et gens et bêtes;
Bien me plaît quand nos batailleurs
Rugissent, ce sont là mes fêtes!
Quand je vois castels assiégés,
Soldats, sur les fossés rangés,
Ébranlant fortes palissades;
Et murs effondrés et croulants,
Créneaux, mâchicoulis roulants
A vos pieds, braves camarades!

Aussi me plaît le bon seigneur
Qui le premier marche à la guerre,
A cheval, armé, sans frayeur;

On prend cœur rien qu'à le voir faire.
Et quand il entre dans le champ,
Chacun rivalise en marchant,
Chacun l'accompagne où qu'il aille.
Car nul n'est réputé bien né
S'il n'a reçu, s'il n'a donné
Maint noble coup dans la bataille.

1. Histoire de la littérature française, pages 133 et suivantes.

Je vois lance et glaive éclatés
Sur l'écu qui se fausse et tremble:
Aigrettes, casques emportés,
Les vassaux férir tous ensemble,
Les chevaux des morts, des blessés,
Dans la plaine au hasard lancés.
Allons! que de sang on s'enivre!
Coupez-moi des têtes, des bras,
Compagnons! point d'autre embarras.
Vaincus, mieux vaut mourir que vivre!

Je vous le dis, manger, dormir,
N'ont pas pour moi saveur si douce,
Que quand il m'est donné d'ouïr:
« Courons, amis, à la rescousse! >>
D'entendre parmi les halliers
Hennir chevaux sans cavaliers,
Et gens crier : « A l'aide! à l'aide! »
De voir les petits et les grands
Dans les fossés rouler mourants.
A ce plaisir tout plaisir cède.

VILLEHARDOUIN

Geoffroy de Villehardouin, né près de Bar-sur-Aube vers 1160, maréchal de Champagne sous Thibaut V, comte de Champagne et de Brie, prit une part glorieuse à la quatrième croisade (1202-1204) et mourut en Thessalie vers 1213. On a de lui une Histoire de la conquête de Constantinople, ou Chronique des empereurs Baudoin et Henri de Constantinople, qui va de 1198 à 1207.

Première édition, traduction de Blaise de Vigenère, Paris, 1585, in-4o; réimprimée dans la collection de l'Histoire byzantine (par Ch. du Fresne du Cange), Paris, Impr. roy., 1656, in-folio, et dans les collections Buchon, Petitot et du Panthéon littéraire. Les éditions les plus estimées sont celles de M. Paulin Paris (Paris, 1839, gr. in-8) et de M. Natalis de Wailly (Paris, 1872, in-4°), avec commentaires,

L'oeuvre de Villehardouin forme en quelque sorte la transition de l'épopée à l'histoire. Grandeur du sujet, mœurs rudes et guerrières des personnages, caractère grave et religieux du narrateur, naïveté de l'exposition, tout semble faire de l'Histoire de la conquête de Constantinople la suite des poèmes qui chantaient Charlemagne et Roland.

Les évènements de la quatrième croisade sont merveilleux comme une fiction, héroïques comme une chanson de geste. L'imagination des trouvères n'avait rien rêvé de plus grand que cette conquête fortuite d'un empire par une poignée de pèlerins, à peine assez nombreux pour assiéger une des portes de sa capitale. Le grand mérite de l'historien, c'est qu'il s'identifie si bien avec son sujet, qu'il est impossible de l'en distinguer. La narration et l'évènement font corps ensemble: : en lisant l'une, on voit l'autre. On suit tous les mouvements de l'armée, toutes les délibérations. des chefs on ressent, par une vive sympathie, tous les dangers, toutes les inquiétudes, toutes les joies des pèlerins. Villehardouin fait mieux que raconter les faits, il en éprouve l'émotion et nous force à la partager. Vous n'apprenez pas seulement ce qu'il vous dit, vous le voyez avec ses yeux, vous le sentez avec son âme. Ce n'est pas qu'il embarrasse jamais son récit de ses réflexions personnelles; il reproduit les faits nettement et sans commentaires. Son style est grave, concis. Il a une certaine raideur militaire qui tient au caractère de l'homme et à l'enfance de la langue. Les phrases sont courtes et nettes, les tournures vives et peu variées; elles ont quelque chose de l'allure brusque et anguleuse du soldat. Le maréchal, comme ses confrères les autres chanteurs héroïques, emploie les formes de la narration orale Or oiez, or sachez; pourrez savoir, seigneurs; pourrez ouir estrange prouesse. Il leur emprunte même des phrases toutes faites et passées dans le domaine public des trouvères, des transitions telles qu'on les voit à chaque instant dans les chansons de geste. Il est l'historien, poète encore, d'un monde réel encore poétique.

SIÈGE DE CONSTANTINOPLE

PREMIER ASSAUT

Un joesdi maintin fu lor assauls atornez et les eschieles. Et li Venisiens orent le lor appareillé par mer. Ensi fu devisiés li assaus, que les trois batailles des sept garderoient l'ost par defors. Et les quatre iroient à l'assaut. Li marchis Bonifaces de Monferrat garda l'ost par devers les champs, et la bataille des Champenois et des Borgoignons, et Mahius de Mommorenci et li cuens Baudoin de Flandres et de Hennaut alla assaillir et la soe gent, et Henri ses frères, et li cuens Loeys de Blois et de Chartein, et li cuens Hues de Sain Pol, et cil qui à els se tenoient, alerent à l'assaut et drecierent à une barbacane deux eschieles empré la mer. Et li murs fu mult garnis d'Anglois et de Danois, et li assaux forz et bons, et durs, et par vive force monterent les chevalier sor les eschieles et des serjanz, et conquistrent le mur sor als et monterent sor le mur bien quinze, et se combatoient main à main às haches et às espées, et cels dedenz se reconforterent, si les metent fors mult laidement, si que il en retindrent deux. Et cil qui furent retenu de la nostre gent, si furent menez devant l'empereor Alexis, s'en fu mult liez. Ensi remest li assauz devers les François, et en y ot assez de bleciez, et de quassez, s'en furent mult irié li baron. Et li dux de Venise ne se fu mie obliez. Ainz ot ses nés, et ses uissiers et ses vaissiaux ordenéz d'un front. Et cil front duroit bien trois arbalestrées, et comence la rive à aprochier qui desus les murs, et estoit desoz les tors. Lors veissiez mangoniaus giter des nés et des uissiers, et quarriaus d'arbalestre traire, et ces ars traire mult delivrément, et cels dedenz defendre des murs et des tours mult durement; et les eschieles des nés aprochier si durement que en plusors leus s'entreferoient d'espées et de lances, et li huz ère si granz que il sembloit que terre et mer fundist. Et sachiez que les galies n'osoient terre prendre.

Or porroiz oïr estrange proesce, que li dux de Venise qui vialz hom ère et gote ne veoit, fu toz armez el chief de la soe galie, et ot le gonfanon Sain Marc par devant lui, et escrient as suens que il le meissent à terre, ou se ce non, il feroit justice de lor cors. Et il si firent que la galie prent terre, et ils saillent fors, si portent le gonfanon Sain Marc par devant lui à la terre. Et quant li Venisien voient le gonfanon Sain Marc à la terre, et la galie lor seignor, qui ot terre prise devant als, si se tint chascuns à honni, et vont à la terre tuit. Et cil de uissiers saillent fors, et vont à la terre, qui ainz ainz, qui mielz mielz. Lors veissiez assault merveillox, et ce tesmoigne Joffrois de Villehardouin, li mareschaus de Champaigne, qui ceste ovre tracta, de ce que plus de quarante li distrent por vérité, que il virent li gonfanon Sain Marc en une des tors, et mie ne sorent qui li porta. Or oiez estrange miracle; et cil dedenz s'enfuirent, si guerpissent les murs. Et cil entrent enz, qui ainz ainz, qui

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