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Bref, coûte que coûte, on était débarrassé de l'Allemagne. Aussi Louis XV, en chargeant Noailles d'annoncer à l'empereur les dispositions sévères prises pour le contenter, croyait-il devoir s'excuser d'y avoir mis dans la forme quelques ménagemens. - «Vos désirs sont prévenus sur le maréchal de Broglie, lui écrivait-il; les ordres sont partis pour qu'il vous remette le commandement de son armée, et qu'il se rende à Strasbourg, où il recevra de nouveaux ordres. Ces nouveaux ordres doivent être partis pour qu'il quitte l'Alsace et qu'il vienne à Chambray (la terre du maréchal) sans passer à Paris ni à la cour. Il est vrai que je n'ai pas voulu lui faire cette dernière signification par mon ministre de la guerre, mais je la lui ai fait faire par le contrôleur général son ami, qui, par parenthèse, l'abandonne entièrement dans cette occasion-ci. Cela lui sera plus doux, mais aura pourtant toujours le même effet de marquer mon mécontentement tant envers la nation française qu'envers l'empereur. L'abbé a pris son parti tout seul; il y a dix-huit jours qu'il s'est exilé lui-même à son abbaye (1). »

Mais, presque le même jour, le ministre des affaires étrangères Amelot écrivait à un de ses ambassadeurs : « Il est difficile de pouvoir juger de si loin si le maréchal de Broglie pouvait différer de prendre une pareille résolution, mais outre toutes les raisons qu'il donne pour justifier sa conduite, il y en avait peut-être encore d'autres qu'il ignorait et qui ne font pas regretter qu'il ait quitté un pays où l'armée du roi pouvait courir les plus grands dangers. J'ai su depuis que, pendant que M. de Seckendorf excitait M. de Broglie à tenir ferme, il négociait un traité de neutralité entre la reine de Hongrie et l'électeur palatin (2). » L'exil du maréchal de Broglie dans sa terre de Chambray, écrit un chroniqueur du temps, révolta tout le monde; des gens sans passion en parlent différemment. >>

Avec de pareilles dispositions, il est à croire que la disgrâce du maréchal n'eût été ni bien longue ni bien sévère, mais tant de fatigues et d'émotions avaient brisé le corps du vieux guerrier, et à peine arrivé dans son nouveau duché de Broglie, il fut frappé d'un coup d'apoplexie qui le mit pour jamais hors de service. Il ne fit plus que languir et devait mourir deux ans plus tard, léguant à l'aîné de ses fils, qui ne l'avait pas quitté dans ses épreuves, avec l'héritage de ses talens militaires, celui de ses rudes et implacables inimitiés contre ses rivaux.

(1) Le roi au maréchal de Noailles, 13 juillet 1743. Rousset, t. I, p. 161. (2) Amelot à l'évêque de Rennes, ambassadeur en Espagne, 7 juillet 1743. (Correspondance d'Espagne. Ministère des affaires étrangères.) - Revue rétrospective, t. v, p. 443. Chambrier au roi de Prusse, 8 juillet 1743.- Frédéric, dans ses Mémoires, prétend que le maréchal de Broglie donna un bal à sa rentrée à Strasbourg. Il n'y a pas le moindre fondement à cette assertion.

Noailles, du reste, ne put pas longtemps se faire auprès de l'empereur un mérite de l'avoir vengé; car, dès le mois de juillet, il était obligé lui-même de lui annoncer qu'il devait donner à ses troupes l'ordre d'un nouveau mouvement de retraite et les ramener au-delà du Rhin pour défendre les frontières françaises menacées. C'était le prince Charles qui, ne trouvant plus rien devant lui en Bavière, s'avançait à grandes marches vers l'Alsace. Force était bien d'aller lui tenir tête et de joindre cette fois pour un effort commun et concerté les deux seules armées qui fussent conservées à la France, celle qui venait d'être engagée à Dettingue et celle que Broglie avait ramenée de Bavière. D'ailleurs, une fois que l'empereur posait les armes et se renfermait dans la neutralité, les Français, qui n'avaient jamais été que ses auxiliaires, n'avaient plus de prétexte pour rester en Allemagne. Quelque légitime et même nécessaire que fût cette retraite et quelques ménagemens que Noailles mit à l'apprendre à l'empereur, le malheureux prince, en se voyant cette fois tout à fait délaissé, eut un nouvel accès de désespoir. « Je suis extrêmement sensible, écrivait-il à Noailles, dans une lettre tout entière de sa propre main, de ce que le roi est touché de la situation où je me trouve, et réponds sur ceci, à peu près ce que la connétable aimée et estimée de Louis XIV (Marie Mancini) a répondu à ce prince lorsqu'elle se vit abandonnée : « Vous êtes roi, vous m'aimez et je pars,» disait-elle. Je dirai à mon tour: « Vous êtes roi, vous êtes touché de mon sort, vous êtes le roi le plus puissant de mes alliés et vous m'abandonnez, et je perds par cet abandon tout ce que je puis perdre... Ma situation est la plus affreuse que jamais on aura vue dans l'histoire... Malgré tout, ajoutait-il pourtant en terminant, le roi peut être assuré que mon cœur ne changera jamais de sentimens et que les mouvemens de la proximité du sang, aussi bien que de l'amitié, ne seront jamais étouffés... Vous pouvez, si vous le voulez, présenter ceci au roi pourvu que personne d'autre ne le voie (1). » Si le roi vit la lettre, je ne sais ce qu'il en pensa, peut-être tout simplement que, de quelque façon qu'on se délivrât d'un allié qui coûtait si cher, le bénéfice surpasserait encore la perte.

Presque le même jour où la désolation était ainsi portée à son comble à Francfort, on triomphait à Vienne. C'est à Lintz que MarieThérèse, venue pour surveiller de près elle-même les opérations de son beau-frère Charles en Bavière, avait appris la journée de Dettingue. Elle se hâta d'en faire compliment, par des billets de sa propre main, au roi George, dans son camp, et à son adorateur Robinson, dans son ambassade. Puis elle s'embarqua pour des

(1) L'empereur au maréchal de Noailles, 24 juillet 1743. (Correspondance d'Allemagne. Ministère des affaires étrangères.)

cendre le Danube et regagner sa capitale. « Le 4 de ce mois, écrit Robinson, la reine est rentrée à Vienne par le fleuve; malgré tant de succès remportés pendant son absence, aucun cérémonial n'était prescrit pour son entrée; mais l'élan des cœurs et les acclamations spontanées en ont fait un véritable triomphe. La cour avait l'ordre d'attendre Sa Majesté au palais où elle devait être reçue en gala, mais, dès le matin, toute la population désertant la ville, se porta d'elle-même à sa rencontre, en remontant les bords du fleuve jusqu'à une distance de deux milles allemands. « Quand l'embarcation parut en vue des murs de Vienne, la reine se fit voir sur l'avant, qui était élégamment décoré, et un immense applaudissement l'accueillit. Après avoir mis pied à terre au milieu d'une foule qui baisait ses pieds, ses mains et le bord de ses vêtemens, elle se dirigea vers le palais, où l'attendait, sur le péristyle, sa mère l'impératrice douairière, entourée de ses jeunes enfans. » Du haut d'une fenêtre ouverte, le jeune archiduc Joseph, encore dans les bras d'une gouvernante, lui faisait un signe caressant de la main en agitant un petit étendard.

Avant de se retirer dans ses appartemens, la reine s'arrêta dans la salle qui précédait sa chambre, et s'adressant à haute voix à l'assistance, elle remercia le ciel de ses faveurs pour la maison d'Autriche, et après Dieu le roi d'Angleterre. Ce jour et les suivans, toute la ville resta en liesse. - « Vous ne sauriez croire, écrivait le chargé d'affaires Vincent, à quel point cette nouvelle a porté l'arrogance des gens de ce pays-ci : j'y suis regardé comme le dernier des hommes et j'y mourrai de chagrin et de misère. Le peuple assemblé dans les rues fait un bruit épouvantable et menace en criant de massacrer tous les Français qui sont ici (1). »

Mais l'orgueilleuse souveraine avait parlé trop haut, et les échos de sa voix portés à Berlin allaient arracher, par un réveil soudain, le plus redoutable des ennemis de l'Autriche à son inquiet et égoïste isolement. Quand Thérèse était portée sur le pavois, Frédéric ne pouvait plus dormir en paix.

DUC DE BROGlie.

(1) Robinson à Carteret, 6 juillet 1743. (Correspondance de Vienne. Record Office.)

- Vincent à Amelot, 3 et 6 juillet. (Correspondance de Vienne. Ministère des affaires étrangères.) — D'Arneth, t. II.

ANDRÉE

PREMIÈRE PARTIE.

I.

M. de Garamante n'était plus jeune; mais, quoique ses cheveux ondulés, si noirs autrefois, eussent déjà subi l'outrage des premières gelées blanches de la vieillesse, quoique sa taille se fût un peu épaissie, que sa démarche eût perdu l'élégance nerveuse et souple qui si longtemps avait fait dire aux femmes : Quel beau cavalier! le comte Melchior gardait encore fort bonne mine et pouvait se féliciter d'avoir doublé sans trop d'avaries le terrible cap de la cinquantaine. Sur ses joues, encadrées d'une barbe rebelle à l'œil mais douce au toucher, le hâle du grand air se mariait aux teintes fraîches de la santé. Ce mâle visage était illuminé par des yeux bleus, tranquilles et doux, qui savaient au besoin s'armer d'une fine pointe d'ironie et cachaient dans un coin de leurs paupières, comme la bouche dans l'angle moqueur de ses lèvres, un grain d'impertinence. Haute taille, épaules robustes, mains grandes, mais d'un très beau dessin, tel était au physique M. de Garamante.

Fils unique d'un ancien garde du corps de Charles X, il avait hérité de son père plus de cent mille livres de rente, et l'appétit qu'il faut pour les manger. Devenu maître de sa fortune, il ne tarda pas à l'entamer. Ce ne fut d'abord que rognures légères sur le bord de son capital. Malheureusement la faim vient à table: le comte mit bientôt les morceaux doubles. Les voyages, les réceptions

joyeuses en automne dans son château, les grandes chasses, les chevaux, les cartes et ces dames, celles-ci surtout, firent de terribles brèches à son patrimoine. Pour se ranger, il prit une maltresse, sous prétexte qu'unifier ses fredaines est faire acte d'économie et de moralité, que d'ailleurs une liaison sérieuse est le surnumérariat du mariage, et qu'un stage dans le faux ménage est l'apprentissage nécessaire du vrai. Mais la maîtresse de transition qu'il choisit pour se préparer à la vie conjugale, petite blonde aux yeux couleur de myosotis, était un de ces faux anges qui ont le diable au corps. Elle fit danser aux écus du comte une sarabande effrénée, puis, un beau jour, le quitta pour suivre un ténor.

Après le départ de son infidèle, M. de Garamante régla sa vie conformément aux principes d'une expérience égoïste. En 1876, il vendit son château au riche raffineur Hector Passemard, ne gardant de son domaine patrimonial qu'un pavillon avec un peu de chasse autour. C'est là qu'il passait la belle saison, en compagnie d'un de ses anciens gardes présentement, ce vieux brave lui servait de valet de chambre et de cuisinière. L'hiver venu, il s'installait à Paris, non pas dans un appartement dont le loyer et l'entretien eussent grevé trop lourdement son budget, mais dans un de ces logemens composés d'un petit salon et d'une chambre, que certains cercles mettent à la disposition de leurs membres. On n'est pas chez soi, sans doute, mais on n'est pas non plus tout à fait à l'hôtel; c'est quelque chose de décent, qui tient le milieu entre le home et l'odieux appartement meublé. On dispose d'un nombreux domestique; au besoin, on peut faire porter une lettre par le chasseur du club, ce qui est de bon ton; la table est excellente et ne coûte presque rien; on a, sans bourse délier, les journaux et les revues du cercle, ses voitures, une place dans sa loge, ses billets pour les expositions. Enfin, cela sauve les apparences; on paraît moins pauvre, quand on se frotte tout le jour à la richesse des autres, et ce n'est pas seulement au public, c'est aussi à soi-même, que l'on fait illusion. Ainsi vivait le comte de Garamante. C'est à peine si l'on se doutait qu'il fût presque ruiné, tant l'expérience de la vie de Paris l'avait fait passer maître dans l'art d'accommoder les restes d'une fortune.

On n'est pas juste pour les vieux garçons. On les dit égoïstes toujours, quinteux, revêches et maniaques le plus souvent. C'est une calomnie je soupçonne les vieilles filles de l'avoir propagée, car vous n'ignorez pas qu'elles ont, par esprit de corps, une sévérité qui ressemble à de la rancune pour les célibataires du sexe adverse. J'en sais pourtant, de ces vieux garçons, qui sont les plus charmans des hommes. M. de Garamante était du nombre. Il possédait

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