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VICTOR COUSIN

ET

SON ŒUVRE PHILOSOPHIQUE

L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE.

V'.

COUSIN

DERNIÈRE PHILOSOPHIE. LITTÉRATEUR ET ÉCRIVAIN. CONCLUSION: L'IDÉE ÉCLECTIQUE.

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L'histoire de l'enseignement philosophique fondé en 1830 a interrompu notre exposition des travaux de Victor Cousin. Cependant, même au pouvoir après 1830, même sorti du pouvoir après 1852, sa vive intelligence n'est pas restée un seul instant inactive. Il a continué ses études sur l'histoire de la philosophie; il a remanié tous ses ouvrages et refondu sa philosophie dans un sens nouveau; il s'est distrait lui-même et il a charmé le public par des études littéraires et historiques; voilà encore bien des aspects sous lesquels nous avons à le considérer avant d'en finir et de porter sur sa philosophie un jugement d'ensemble. Telles seront les différentes parties de ce dernier travail.

I.

Un des mérites les moins contestables et les moins contestés de Victor Cousin est d'avoir été en France le créateur et l'organisateur

(1) Voyez la Revue du 1er et du 15 janvier, du 1er et du 15 février.

de l'histoire de la philosophie. Au XVIIIe siècle, le très faible essai de Deslandes, les articles de Diderot dans l'Encyclopédie, la plupart du temps traduits de Brucker ou extraits de Bayle, sont plutôt le témoignage d'un besoin non satisfait qu'une ébauche même de la science à créer. Seul, le livre distingué de M. de Gérando sur l'Histoire comparée des systèmes de philosophie peut être considéré comme une première initiation à cette science. Ce livre, malgré ses lacunes et malgré l'esprit un peu étroit qui l'inspire, n'en était pas moins, avant Cousin, le seul où l'on pût apprendre quelque chose sur le passé et sur le présent de la philosophie. Mais il n'avait eu aucune influence. C'est donc véritablement Cousin qui, avec son esprit d'entreprise et sa flamme communicatrice, a créé parmi nous une grande école d'histoire de la philosophie. Il est assez étrange qu'au lieu de lui en savoir gré on lui en ait fait une sorte d'objection et de reproche, comme si, d'ailleurs, il n'eût pas fait autre chose; mais même, sur ce terrain, on s'étonnera de voir si peu estimée une œuvre aussi considérable. Eh quoi! tout le monde répète que le caractère propre, le génie de notre siècle, c'est l'histoire! on fait honneur à ce siècle, et avec raison, d'avoir vu naître parmi nous l'histoire littéraire, l'histoire de l'art, l'histoire des religions; et l'on ne compterait pour rien l'histoire de la philosophie! Mais peut-on séparer l'histoire religieuse de l'histoire philosophique? Le christianisme est-il intelligible sans la connaissance du platonisme et de l'école d'Alexandrie? La théologie allemande contemporaine n'a-t-elle pas son origine dans la philosophie allemande? Si c'est l'honneur de ce siècle d'avoir créé l'histoire de l'esprit humain, l'histoire de la civilisation, si les Villemain, les Guizot, les Renan ont leur place assurée parmi les créateurs de cette nouvelle science, par quel prodige d'injustice réserve-t-on à Victor Cousin le seul mérite d'avoir rendu quelque service à l'érudition, comme si l'histoire de la philosophie n'avait rien à voir avec la philosophie elle-même ?

Rappelons d'abord la circonstance heureuse à laquelle nous devons l'importance que Cousin a attachée à l'histoire de la philosophie, et les travaux qu'il a accomplis dans cette direction. Cette circonstance fut qu'à l'origine de l'université, M. de Fontanes ait eu l'idée de créer à la faculté des lettres une chaire d'histoire de la philosophie. Il est probable que ce fut dans la pensée de faire une place à Royer-Collard à côté de Laromiguière. Appelé à la suppléance de Royer-Collard, engagé dès l'origine par son enseignement même dans l'histoire de la philosophie, Victor Cousin fut amené par là à placer très haut cette science, à lui donner le premier rang dans la culture philosophique, car il ne s'est jamais occupé d'aucune matière sans en faire aussitôt une doctrine, une thèse, un principe. Il a toujours eu le don d'enflammer le public pour tout ce

qui l'intéressait lui-même; il a toujours mis le feu aux poudres. C'est ainsi que Cousin, par cela seul qu'il fut chargé d'un tel enseignement, y mit sa passion, son esprit d'initiative; il fallut que l'histoire de la philosophie devînt la philosophie elle-même; et, soit par ses propres travaux, soit par ceux de ses élèves, il en fit une science nouvelle et indépendante.

Considérons d'abord la part qui lui est personnelle. Dans ses cours, il fut contraint par le titre même de sa chaire à s'occuper de philosophie moderne, et il fut amené, en outre, par l'intérêt des problèmes philosophiques qui le préoccupaient alors plus que l'histoire elle-même, à se concentrer dans l'histoire presque contemporaine car parler à cette époque à la Sorbonne de Saint-Lambert, de Volney, de Kant, c'était à peu près comme lorsque aujourd'hui nous parlons d'Auguste Comte et de Stuart Mill. Il dut done étudier les écoles les plus récentes dont il essayait de concilier les résultats dans sa philosophie personnelle. Ce fut d'abord la philosophie du XVIIIe siècle, puis la philosophie écossaise, puis la philosophie de Kant, qui furent, en 1819 et 1820, l'objet de ses études. Sans doute on a depuis étudié Kant d'une manière plus profonde; mais nous sommes en 1820, ou même en 1817. Kant n'est encore traduit; on ne peut le lire que dans le texte ou dans l'affreuse traduction latine de Born; on n'était alors préparé à le comprendre par aucune étude antérieure. Leibniz était presque ignoré. Des abrégés comme celui de Kinker, ou de vagues expositions comme celle de Villers étaient les seules ressources qu'on eût à sa disposition. Dans ces conditions, le cours sur Kant ne pouvait être que ce qu'il a été, et c'est le vrai commencement de la connaissance et de l'influence de Kant dans notre pays.

pas

Passons d'ailleurs sur cette première période, qui était une période de début. Dans la seconde, à savoir de 1820 à 1828, nous avons déjà signalé les trois grandes entreprises qui ont occupé la retraite de Victor Cousin, à savoir son Descartes, son Platon et son Proclus. On ne saurait placer trop haut de tels services; et qu'il ait eu ou non, pour de si lourdes tâches, des collaborateurs, il n'en reste pas moins vrai que c'est à lui que revient l'honneur de les avoir entreprises et exécutées. Pensez à la difficulté et à la grandeur de telles entreprises : trouver un éditeur et des acheteurs (l'un ne va pas sans l'autre) pour onze volumes de Descartes, treize volumes de Platon, six volumes de Proclus, en tout, trente volumes. Nous l'avons dit déjà, de telles publications eussent-elles été possibles sans l'élan extraordinaire imprimé par Victor Cousin à l'activité philoso→ phique, sans sa célébrité personnelle, sans la solidarité qu'il avait établie entre la philosophie et l'esprit libéral, de sorte qu'encourager ces entreprises, quelque spéculatives qu'elles fussent, c'était encore

travailler au succès de la cause libérale? Ajoutez à cela ce qu'il mit de talent personnel dans ces travaux, par exemple dans les Argumens de Platon, dont le style mâle, large et entraînant, est d'une qualité supérieure même à ce qu'il a écrit plus tard lorsqu'il a voulu systématiquement être un écrivain; lisez aussi tel ou tel passage de la traduction presque digne de Platon pour la beauté du langage, par exemple le discours de Calliclès, dans le Gorgias, ou le portrait du philosophe dans le Théélète. Son Proclus fut fort attaqué, et un barbarisme célèbre mis en tête du premier volume fit la joie de l'Allemagne (1). Lui-même a reconnu plus tard avec bonne grâce son inexpérience en philologie : mais Proclus n'en fut pas moins publié et donna l'élan aux études ultérieures sur l'école d'Alexandrie. Passionné alors pour cette école, dont les doctrines, analogues à celles de l'Allemagne, avaient une conformité avec les siennes propres, Cousin consacra en outre, dans le Journal des savans d'alors, une série de travaux à Proclus et à Olympiodore, et, en particulier, donna de celui-ci l'analyse de plusieurs commentaires inédits.

Ce ne sont là que des travaux d'érudition, quoique liés à une pensée philosophique, la résurrection des doctrines alexandrines : mais c'est surtout en 1828 et 1829 que Cousin exposa en chaire les principes généraux de sa doctrine sur l'histoire de la philosophie. Le cours de 1828 ne doit pas être considéré isolément, séparé de celui de 1829. Il est une introduction générale à l'histoire de la philosophie. Celle-ci n'a donc pas été seulement pour lui un objet spécial d'érudition et de curiosité: ce n'est qu'une partie de l'histoire générale; et l'histoire de la philosophie se rattache à la philosophie de l'histoire. L'éclectisme en histoire de la philosophie n'est que le contre-coup de l'optimisme dans la philosophie de l'histoire; enfin, l'histoire en général ayant pour objet le développement des idées, l'histoire de la philosophie est en quelque sorte le point culminant de l'histoire elle-même, parce que les idées y expriment dans leur forme pure ce que les autres élémens de l'histoire n'expriment que sous une forme enveloppée et obscurcie.

Après avoir ramené l'histoire de la philosophie aux principes de l'histoire en général, Cousin aborda l'année suivante la science elle-même: mais avant de s'enfermer dans une époque particulière, il crut devoir, dans une nouvelle introduction, passer en revue l'histoire générale de la philosophie. Ici encore on peut regretter que Cousin, dans ses publications ultérieures, ait brisé le cadre primitif de son enseignement. Il a voulu avoir un livre d'ensemble sur l'histoire de la philosophie, comme il avait donné dans le

(1) Opera Procli recollexit Victor Cousin.

Vrai, le Beau et le Bien une vue d'ensemble de son système. Mais ce qu'il a donné plus tard sous le titre d'Histoire générale de la philosophie n'était en réalité qu'un préambule; or ce qui peut être solide en tant qu'introduction paraîtra vague et superficiel comme ouvrage séparé. Dans le fait, l'histoire générale de la philosophie n'avait été autre chose que le préambule du cours sur Locke elle se composait de douze leçons, qui avaient rempli le premier semestre du cours : les leçons sur Locke terminèrent l'année (1). A ce point de vue restreint, l'Histoire générale est un très bel ouvrage. L'auteur y cherche surtout une classification des systèmes; il en propose une devenue célèbre et qui reste encore comme la plus plausible et la plus rationnelle que l'on puisse essayer. Il ramène tous les systèmes à quatre principaux. On peut distinguer d'abord deux grands points de vue philosophiques essentiellement différens: d'un côté, l'élément de ia sensation avec tous ses caractères, le phénoménal, le multiple, le fini, le passager, etc.; de l'autre, l'unité, l'identité, l'infini, la substantialité. De là deux classes diverses de systèmes toujours en opposition le sensualisme et l'idéalisme. Au sensualisme se rattachent le fatalisme, le matérialisme, l'athéisme; à l'idéalisme se rattache le spiritualisme à tous ses degrés. De la lutte de ces deux systèmes, dont aucun ne réussit à vaincre l'autre, naît le doute: de là un nouveau système, le scepticisme; et bientôt de la lassitude du doute et du besoin de croire, qui est inhérent à l'âme humaine, sort un quatrième et dernier système qui est le mysticisme.

:

On peut reprocher sans doute à cette doctrine d'être trop générale et trop vague, et de ne pas tenir compte des nuances: mais il ne faut pas oublier que c'était le goût, et j'ajoute le besoin du temps. On n'aimait alors que les généralités. Voyez les formules d'Auguste Comte, la théorie des trois états, qui serre si peu les phénomènes; la distinction des époques critiques et des époques organiques dans le saint-simonisme; la souve aineté de la raison dans l'école doctrinaire. C'était alors, dans toutes les écoles, une tendance aux formules abstraites, aux généralisations démesurées. Tout en signalant le vice de ces grandes généralisations, il faut aussi en comprendre la raison et la signification. Dans ce renouvellement universel des sciences et de la pensée qui a caractérisé la restauration, on avait besoin, avant d'entrer dans le détail des choses, de cadres généraux, de points de repère qui permissent de s'orienter et qui donnassent un avant-goût des résultats. Si Cousin, au lieu de ces généralités qu'on est tenté de lui reprocher aujour

(1) Cousin ne fit pas de cours en 1830. Tout son enseignement de la deuxième période se borna donc à deux mois en 1828 et à l'année 1829.

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