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ne se repent; mais ce qui est vrai, c'est que, du contact de toutes les intelligences et de toutes les vies, résulte à la longue une fermentation qui les mêle les unes avec les autres, et semble confondre toutes les pensées individuelles en une seule pensée, qui est celle de tous, et que chacun néanmoins croit sienne.

Nous venons d'assigner deux limites à une idée que notre époque a excessivement dilatée. D'une part, nous avons repoussé le dangereux fantôme d'une humanité personnelle et responsable, retirant à elle peu à peu toute la personnalité et la responsabilité des individus. De ce qu'il y a certaines conceptions que l'individu isolé ne formerait pas, nous n'avons pas voulu conclure que l'intelligence de l'humanité soit substantiellement autre chose que le résultat et la somme des intelligences de tous. De ce que la voix de chacune d'elles ne se peut discerner dans la grande voix, nous n'avons pas voulu conclure que chacune de ces voix ne contribuât pour sa part à l'universel murmure. D'un autre côté, réduisant à son véritable objet ce don de prophétie, nous lui avons refusé toute valeur objective. L'humanité ne sait que ce qu'elle sent. C'est là le champ et la borne de sa prophétie. Mais cette capacité n'est point si peu de chose. Car l'individu trouve ainsi un appui pour sa conscience dans une conscience générale qu'il a concouru à former, et dont les inimitables accents ne fussent jamais sortis de son sein si articulés ni si solennels.

L'âme est avertie de donner plus d'attention à ce qui se passe en elle, et, le trouvant si conforme aux données de l'immense voix, elle en est plus frappée qu'elle ne l'eût été de ses propres conceptions. Les siècles prennent leçon des siècles; ou du moins, ils se posent les uns aux autres, sous des formes diverses, les plus graves questions, et se lèguent, transformé mais jamais diminué, leur inépuisable tourment. Mais une réponse à ces questions, une vérité qui ne soit pas négative, une consolation de l'intelligence, rien de pareil n'est contenu dans ces oracles tout humains. Le cœur, interrogé, n'a rien répondu au cœur; et l'homme reste là, embarrassé de ses lumières mêmes, car il en a trop ou trop peu pour son repos.

Ne pouvant se dissimuler que l'homme est entouré de problèmes dont la solution n'est pas en lui, et que chacune des routes de son intelligence aboutit à un abîme, imaginera-t-on je ne sais quelle révélation progressive qui dit à l'univers, dans la suite des siècles, ce qu'elle ne suggère à personne en particulier dans un moment donné, et qui enseigne à l'humanité des vérités dont la découverte ne peut s'expliquer par aucun des procédés de la raison et de la logique? Ainsi, des connaissances surnaturelles naîtraient par une sorte d'intussusception dans le sein de cet homme multiple et éternel, et par le seul effet de sa multiplicité et de sa durée. Il y aurait un Esprit du genre humain, inhérent et propre à l'espèce, absolument étranger

aux individus, qui n'en possèdent pas même le germe, puisque d'aucune façon le surnaturel ne peut émaner du naturel, pas plus que la perle, cette fleur des mers, ne saurait s'épanouir sur la tige de la rose. Une conception si fantastique portant sa contradiction en elle, ne saurait être soutenue qu'au moyen d'une modification qui la dénature. Il faudra donc lui chercher un point de départ ou d'appui dans quelque tradition première, dans quelque révélation datée, dans quelque parole non humaine. Mais on la fera, cette parole, aussi humaine que possible, si vague et si fluide qu'elle soit propre à une foule de significations, et que, semblable à l'atmosphère, dont la ceinture azurée accompagne la terre à travers les espaces, cette parole puisse accompagner l'humanité à travers tous les systèmes, et l'environner toujours sans la comprimer jamais. De là est née, chez quelques-uns, l'idée d'un christianisme universel, perpétuel et presque spontané, qui véritablement ne coïncide que trop avec l'humanité, car il est l'humanité même; et au lieu qu'au commencement des choses Dieu créa l'homme à son image, et l'univers à l'image de l'homme, c'est Dieu maintenant que l'homme refait à sa propre image, pour se refaire ensuite lui-même à l'image de l'uni

vers.

Nous ne méconnaissons ni la réalité ni la valeur de ces souvenirs d'une révélation primitive, perpétués par la tradition chez les peuples les plus éloignés et les plus divers; mais nous ne consentons

pas à voir dans ces vestiges un christianisme lié et complet. Et du reste ce n'est pas non plus à ces fragments, fort insignifiants à ses yeux, que la théosophie moderne attache le nom de christianisme. Ces inventions, qui lui semblent arbitraires, sont à peine pour elle un symbole grossier de quelqu'une des idées qu'elle adopte. Et ces idées ellesmêmes, que sont-elles sinon ce que le christianisme renferme de moins caractéristique, et, si je puis dire ainsi, de moins individuel? Dès qu'on prétend trouver le christianisme également chez tous les peuples, dès qu'on suppose qu'il n'est pas plus distinctement formulé dans un livre que dans un autre, il faut bien, de toute nécessité, en éliminer ce qui, chez tel de ces peuples, ou dans tel de ces livres, le formule de manière à exclure toutes les autres formules. Si le berceau du christianisme n'est pas plus à Jérusalem qu'à Persépolis, et ses documents pas plus dans la Bible que dans le Véda, il est clair qu'il se réduit à ce qui constitue, en tout pays, la partie la plus spirituelle et la plus morale des religions; et si on l'appelle encore christianisme, c'est parce qu'on juge à bon droit que c'est dans les enseignements du Christ que se trouvent plus pures et à plus forte dose les vérités de cette religion idéale, dont toutes les religions positives ne sont que des allégories. L'Évangile n'est donc qu'un grand apologue qu'on préfère à tous les autres.

J'avoue que cette explication ne m'explique pourtant pas tout dans l'adhésion nominale des thé

sophes au christianisme. Je ne puis concevoir qu'ils aient choisi ce nom pour leur système, qui, d'abord, méritait bien d'avoir un nom à soi, et dont la dénomination impropre ouvre la porte à une foule d'erreurs et de malentendus. Il est vrai que la théosophie, par là même qu'elle renonce modestement à inventer pour l'ensemble de ses doctrines un nom spécial et nouveau, prend son parti de leur imposer un nom inexact; on ne peut pas être à la fois très modeste et tout à fait vrai. En effet, toute religion positive dont elle emprunte le nom renferme, à titre de positive, des éléments que la théosophie n'adopte pas, qu'elle rejette en silence, ou plutôt dont elle fait abstraction. Ce sont des scories qu'elle ne veut pas même voir. Tout cela se conçoit, et, tant qu'il ne s'agit pas du christianisme, tout cela est plus ou moins spécieux. Mais ce que, de la substance du christianisme, on repousse ou l'on abandonne, ce ne sont pas des scories, attendu que le christianisme n'en a point. Il n'est composé que de parties nécessaires; tout ce qu'il enseigne lui est essentiel; un de ses éléments n'existe point sans l'autre, un seul ne périt point sans que tous les autres ne suivent sa fortune; la vie est tout entière partout, comme en un corps qui serait tout cœur; et quelque part aussi que ce corps soit blessé, la mort s'ensuit. Tel devait être, on le sent bien, le caractère de la vraie religion; mais je m'étonne que des esprits nullement superficiels aient pu méconnaître ce caractère dans l'Évangile. Car, non seulement la rédemption de

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