Page images
PDF
EPUB

dont la réunion fait vivre et remuer tout un siècle autour de quelques solitaires; ne trouverez-vous pas que c'est un volume assez bien rempli, que celui qui vous a fait, non pas connaître, mais voir et pratiquer ces saints et intéressants personnages? La figure étonnante de Saint-Cyran vous arrêtera surtout. C'est une grandeur à la fois sauvage et sainte, fière et humble, âpre et soumise. Un vieux chêne n'a pas plus de coudes et de nœuds. Il faut le dire : la majesté de Bossuet ne disparaît pas à côté de celle de Saint-Cyran, mais c'est une autre majesté; et plus vous tendez vers le fond, vers la base, plus Bossuet décroît, plus Saint-Cyran augmente. Ils ont eu tous deux de l'autorité, mais celle de SaintCyran est plus complétement à lui, ou à Dieu. Elle ne se déploie pas au loin; elle n'en a pas eu l'occasion ni le désir, mais elle est plus souveraine, plus accablante. Derrière Bossuet, je vois l'Église; derrière Saint-Cyran, je ne vois rien, rien que la vérité. Cet homme avait trouvé dans le christianisme ce qu'y trouveront toutes les âmes de sa trempe, un stoïcisme divinisé. On sait bien, d'ailleurs, qu'au fond, tout au fond, l'homme sensible se cache et se retrouvera; on l'attend, an l'épie, et lorsqu'une larme l'a trahi, on s'écrie avec une sorte de joie et de soulagement:

De ses stoïques yeux j'ai vu des pleurs couler!

Si l'on veut, en quelques moments, connaître, non-seulement Saint-Cyran, mais la religion dont il était la personnification la plus vigoureuse, si

l'on veut savoir aussi ce qu'était, au sens de PortRoyal, un directeur de conscience, il faut lire seulement (page 360) toute l'allocution à la mère Angélique. La direction catholique, dans sa mesure et dans sa forme ordinaire, ne prépare point encore à ce langage; mais il ne faut pas prendre le change: ce qu'il y a d'extraordinaire ici, ce n'est pas tant l'attitude du directeur que la nature des idées qu'il exprime, et la prodigieuse hauteur spirituelle de ses principes et de ses injonctions.

La méthode de M. Sainte-Beuve pour faire connaître ses personnages n'affecte pas toujours l'air méthodique; elle a souvent du rapport avec celle de Saint-Simon. Au lieu de résumer, de réduire les traits particuliers à quelques grands traits, et de nous donner le produit net d'un caractère, il le détaille petit à petit, attendant les occasions, relevant ici un trait, là un autre, retouchant, ajoutant, complétant, mais ne donnant rien que de concret et de vivant; en sorte qu'on fait, dans son livre, la connaissance du personnage à peu près comme on l'eût faite dans la vie, une rencontre ajoutant à ce qu'une première a fait découvrir, les contours d'abord peu arrêtés se dessinant jour à jour-comme page à page dans le livre de M. Sainte-Beuve; si bien qu'à la fin, sans trop savoir comment, et sans y avoir tâché, on connaît son homme. Saint-Cyran est répandu ainsi dans la moitié du livre de Port-Royal; toutefois M. SainteBeuve, qui, après avoir détaillé, pour son usage, dirait-on, aussi bien que pour le nôtre, aime à ré

sumer et à conclure, a consacré quelques pages remarquables à caractériser l'abbé de Saint-Cyran. Nous citerons les deux premières :

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

« Je ne crois pas qu'en y regardant bien, il y ait « un exemple plus complet que celui-là, du docteur «< intérieur et pratique de l'âme. On ne saurait être plus pénétré que ne l'était M. de Saint-Cyran de «< ce point: Que l'homme a péché, qu'il est incurablement malade en lui-même, qu'il n'y a de gué«rison et de retour qu'en Jésus-Christ, que tout ce qui n'est pas cela purement et simplement est fau«< tif et mauvais, que tout ce qui est cela devient sa<«<lutaire, facile, sanctifiant. Il s'en montre imbu plus absolument qu'on ne peut dire, et sans au«< cune de ces diversions trop souvent mêlées, chez << les directeurs des âmes, à cette idée qui (le chris« tianisme posé) devrait être, ce semble, l'unique. « Guérir, guérir est son seul mot d'ordre, son seul soin et son cri; combien peu s'y bornent! Laver, « purger ce qui souille toute âme et qui la diffame « devant Dieu! c'est dans ces termes énergiques qu'il s'exprime. On a vu saint François de Sales cau<< sant avec plusieurs, parlant à tous de Dieu et de << l'amour, mais aussi s'accommodant de mille choses «< accessoires, les tolérant et les acceptant presque, «traversant au besoin la politique sans y souiller « son hermine, mais pourtant la traversant. Bossuet, « à sa manière, et dans un autre genre, est ainsi : << il a souci de cette terre, de la réalisation histori« que des grandes vérités chrétiennes; il s'en occupe

"

[ocr errors]
[ocr errors]

:

« dans l'histoire même qu'il écrit, il s'en souvient près des princes et seigneurs qu'il dirige; il loue « ces puissants de la terre en vue de certaines fins, « hautes et désirables sans doute; mais pourtant, << en vue de ces fins, il fait un peu fléchir la parole « et l'action, — il les loue. M. de Saint-Cyran (et je « ne prétends pas ici préférer sa manière, car il peut «< y en avoir plusieurs, je veux seulement la caractériser,) M. de Saint-Cyran n'est pas tel il ne fléchit sur rien d'accessoire, il ne s'en préoccupe « pas; il semble ne point chercher de résultats ex«<térieurs et de développements manifestes sur la « terre. L'âme humaine individuelle, chaque âme « une à une, naturellement et incurablement malade « par le péché, cette âme à sauver par Jésus-Christ, « et par lui seul, voilà son œuvre ; il s'y concentre; « à droite et à gauche, rien. Jansénius songeait plus « particulièrement à la nécessité de l'entière vérité « dans la doctrine; lui, il tient surtout à la néces« sité de l'entière vérité dans la guérison. Parmi les « réformateurs célèbres, calvinistes, tant occupés de « cette guérison individuelle, nul ne l'a surpassé en « rectitude ni en puissance; et ce qui le distingue << essentiellement d'avec eux et d'avec ceux qu'on a depuis appelés méthodistes, tous également tournés « à l'unique point, c'est sa haute croyance aux sa«crements, à celui de l'Eucharistie d'abord et à « celui de la Pénitence. Si bien que, croyant aussi « fort qu'il fait au mal et à la nécessité du remède, « croyant à la Grâce, ne croyant pas moins à ce

«

double sacrement qui est un double canal direct « de guérison et de nourriture spirituelle, et croyant « encore par-dessus tout au sacrement du Sacerdoce qui confère l'exercice souverain des deux autres, «M. de Saint-Cyran apparaît, comme étude et ca«ractère de directeur, aussi intimement fondé et plus armé de tout point que personne (1). »

[ocr errors]

On doit trouver singulier que nous n'ayons, spécialement, rien dit de la famille Arnauld. Et cependant, quoi de plus identifié avec Port-Royal? Elle pouvait, presque aussi bien que le monastère, donner son nom à l'œuvre et aux livres qu'on en a fait; et M. Reuchlin, qui a écrit sur Port-Royal en même temps que notre auteur (2), commence par nous transporter dans les montagnes de l'Auvergne et par nous dire la généalogie des Arnauld. On ne peut nier qu'une grande partie de ce que cette histoire a de saisissant et de dramatique ne se rattache à cette famille et à ses attenances. L'écrivain, en racontant l'histoire de ces races bénies, n'a réprimé ni dissimulé son émotion; nulle part il ne s'est montré plus uni à son sujet, ni ne s'en est rendu plus solidaire. Ainsi, à propos des conversions qui ont lieu coup sur coup dans Polyeucte:

« Ces conversions, coup sur coup, de Pauline, de « Félix, peut-être un jour de Sévère, ne sont pas plus merveilleuses et plus enlevantes pour le spec«<tateur (celle de Félix ne l'est même pas du tout) (1) Pages 354-356.

[ocr errors]

(2) Geschichte von Port-Royal; von Dr. HERRMANN REUCHLIN. Erster Band.

1839.

« PreviousContinue »