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autre chose qu'un certain bon sens du cœur; mais il est des époques où ce bon sens est ce qui manque le plus. La simplicité de la vérité n'est pas toujours le point de départ, elle est souvent le dernier terme des travaux de la pensée. En morale, à certaines époques, il faut bien de l'esprit pour oser dire que deux fois deux font quatre.

Tel est, à nos yeux, le principal mérite du livre de M. Saint-Marc Girardin, et nous pourrions ajouter tel en est le charme. L'auteur a bien de l'esprit; mais la vérité a plus d'esprit que personne. Reconnaissons aussi, non pas précisément que la morale est de bon goût, comme le disait Massillon, mais que la morale a le goût bon. C'est une des vérités que M. Saint-Marc Girardin s'est plu à remettre en lumière. « J'ai aimé, dit-il, à montrer, autant « que je l'ai pu, l'union qui existe entre le bon goût <«<et la bonne morale (1). » Cette union parfois s'élève à l'unité. A une certaine profondeur, le bon et le beau ne font qu'un. Le principe même qui domine tout le livre dont nous nous occupons, et qui s'y reproduit fréquemment, se confond avec le principe même de la morale, ou avec une idée plus générale que ce principe même ; nous voulons dire celle qui, en toutes choses, fait de la matière le moyen et de l'esprit le but. Nous avons si souvent, dans ce journal, défendu la cause du spiritualisme dans l'art et plaidé en faveur de l'idée contre la sensation, que nous trouvons un double plaisir à transcrire les pa(1) Page VI. Avertissement.

roles que M. Saint-Marc Girardin a pour ainsi dire gravées au frontispice de son œuvre :

« L'art ne doit parler qu'à l'esprit ; c'est à l'esprit « seul qu'il doit donner du plaisir. S'il cherche à « émouvoir les sens, il se dégrade. Cette règle s'appli«que à tous les arts. La danse elle-même est un art,

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quand, par ses pas et ses mouvements, elle plaît à « l'âme et éveille dans l'esprit l'idée divine de la grâce. « Elle cesse d'être un art et elle devient un métier,

quand elle vise à la volupté et qu'elle s'efforce d'éa mouvoir les sens. Prenez tous les arts les uns après les autres ce qui les caractérise, c'est qu'ils n'ont « de commerce qu'avec l'esprit. Les arts sont le lan« gage de l'âme. S'ils s'adressent aux sens, ce n'est ⚫ que pour les rappeler à leur vocation, qui est d'être << les instruments des jouissances de l'âme. Les arts << sont la plus grande joie de l'homme, parce qu'ils << mettent l'homme tout entier en jeu, parce qu'ils oc«< cupent et charment à la fois son âme et ses sens, « et que, dans le plaisir qu'ils procurent, subordon« nant, comme ils le font, l'émotion des sens à l'é<< motion de l'esprit, ils mettent l'ordre suprême dans << la jouissance. C'est par là qu'ils sont divins (1). »

En posant ce grand principe, et cet autre, plus exclusivement esthétique : que le théâtre exclut la peinture des passions exceptionnelles, l'auteur a déterminé la nature de l'émotion dramatique. Cela fait, il aborde, au point de vue du théâtre, l'étude des différentes passions : ce premier volume traite (1) Page 9.

successivement de la crainte qu'inspirent la douleur physique et la mort, de la haine de la vie, de l'amour paternel et maternel. Sur chacun de ces sujets, l'auteur ne s'en tient pas à établir ce qui doit être; il s'attache à illustrer sa pensée par des exemples nombreux, qui mettent en regard, d'un côté la littérature actuelle, de l'autre nos deux antiquités, l'une qui est l'antiquité proprement dite, l'autre qui comprend la meilleure partie du dix-septième et du dix-huitième siècle; car même ce dix-huitième siècle, si rapproché de nous, est, grâce à nos excès, devenu antique. Chacun imagine aisément combien ces rapprochements sont instructifs et piquants sous la plume de M. Saint-Marc Girardin; mais j'ose dire qu'il est peu de lecteurs pour qui la plupart des résultats de ces rapprochements ne soient aussi inattendus que frappants de justesse. Sans jamais sortir de son sujet, du moins sans jamais le perdre de vue, l'auteur rencontre une foule de jugements et de pensées dont la finesse n'est autre chose, dans le fond, qu'une vérité exquise. Les qualités ordinaires du style de l'auteur, lorsque l'émotion s'y ajoute, deviennent tout naturellement de l'éloquence. Il est juste de distinguer, sous ce rapport, les réflexions que suggèrent à l'auteur le drame de Chatterton (1), une page charmante et neuve sur l'enfance (2), et une excellente appréciation du caractère de Goethe (3). Mais tout cela est plus ou moins épisodique; rentrons nous-même au cœur du sujet, en signalant (2) Page 109.

(1) Page 162.

(3) Page 136.

parmi les morceaux les plus remarquables de ce volume la leçon où l'habile professeur, traitant de la crainte de la douleur et de celle de la mort, assigne à chacune des principales philosophies de la vie humaine, dans la personne d'Ulysse, de Philoctète et de Robinson, des naufragés du Kent et de l'apôtre saint Paul, ses traits distinctifs, sa dignité, son rang; et cette autre leçon, d'une justesse si délicate et si hardie, où le procédé de la tragédie et celui de la comédie dans le développement des caractères odieux, sont si vivement différenciés. Quant aux traits épars, à ces pensées ingénieuses, étincelles qui éclairent tout un horizon, j'aurais beaucoup à faire à ne citer que la moitié de celles qui s'offrent à mon souvenir. On jugera sans doute que ce n'est pas un livre ordinaire que celui qui renferme en grand nombre des observations comme celles-ci :

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que

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« La nature matérielle est beaucoup plus bornée << que la nature morale, soit pour jouir, soit pour souffrir. L'âme, dans ses douleurs, est patiente et variée, parce qu'elle est immortelle; tandis « corps, après souffrir, ne sait que mourir; c'est la « seule variété et la seule péripétie qu'il sache mettre << dans ses douleurs, et de là aussi, au théâtre, la stéri«lité et la monotonie des souffrances matérielles (1). »

(Sur les anciens.) « Ce qui leur plaît de la vie, «< c'est la nature; ce qui plaît aux modernes, c'est la « société (2).

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« L'imagination antique croyait que, lorsque la passion est excessive, l'homme disparaît; idée juste « et profonde, qui fait le fond et ce que nous appel« lerions aujourd'hui la philosophie des Métamor« phoses d'Ovide (1).

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« (Après Rousseau) les passions romanesques suc« cédèrent aux bonnes fortunes des roués; mais ce << fut un changement de mode plutôt qu'une révolu<tion dans les mœurs : il y eut de grandes paroles « et de petits sentiments, des émotions médiocres et « des conversations enthousiastes (2).

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« Rien ne calme le cœur de l'homme comme le

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Le livre de M. Saint-Marc Girardin respire l'amour de l'antiquité et du christianisme. Ce n'est pas la première fois que ces deux affections se sont rencontrées dans un même cœur, et si quelquefois les circonstances ont favorisé cette rencontre, elle n'est pas plus l'œuvre du préjugé que l'inspiration du hasard. Ce n'est pas qu'il n'y ait bien des contrastes, même littéraires, entre le christianisme et l'antiquité; mais, en général, la vérité littéraire doit plaire à la vérité morale : l'inverse, je l'avoue, n'est pas si naturel. L'amour de l'antiquité a, d'ailleurs, entraîné un peu loin des esprits véritablement chrétiens. Rollin en est peut-être un exemple; et, après l'avoir nommé, j'oserai bien nommer M. Saint-Marc Girardin, qui me paraît avoir trop présumé de l'antiquité. Il est vrai que, comparée avec la poésie du (3) Page 172.

(1) Page 43.

(2) Page 154.

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