Page images
PDF
EPUB
[blocks in formation]

Il n'y a pas longtemps encore qu'on représentait le parfait historien sous la notion d'un homme qui n'appartient à aucun pays, à aucune classe, à aucune religion. Il eût été plus court et tout aussi raisonnable d'exiger qu'il n'appartînt point à l'humanité. L'historien tel qu'on le concevait n'était point un homme; ce qu'on voulait qu'il fût, je l'ignore; ce qu'il y a de sûr, c'est que cet historien ne s'est point trouvé, et que, s'il se trouvait, l'histoire n'y gagnerait rien.

Un homme étranger à tous les intérêts humains serait par là même privé de l'intelligence des choses humaines. Sans la sympathie, l'intelligence est bien souvent impossible; l'intelligence, en bien des cas, n'est que du sentiment. « Dans les questions morales, dit Mackintosh, la raison dépourvue de sen« sibilité ne peut faire de découvertes, faute de ma

[blocks in formation]
[ocr errors]

«tériaux. L'esprit qui raisonne et conclut n'est

rien sans l'âme qui devine. Ses révélations sont les données sur lesquelles la raison opère. Comment comprendre le citoyen à moins d'être citoyen, le croyant si l'on ne croit à rien, l'homme, en un mot, si l'on n'est homme?

L'histoire des hommes est l'histoire d'âmes humaines; or l'âme seule peut comprendre l'âme. On ne peut donc se représenter l'historien comme une intelligence impassible: l'historien doit être un homme tout entier. Et l'on se tromperait même en croyant que l'amour abstrait de la vérité peut lui

tenir lieu de tous les autres sentiments humains. L'amour de la vérité ne saurait exister dans l'homme à l'exclusion ni en l'absence des autres sentiments humains. Celui qui a cette passion en a nécessairement d'autres. La moralité humaine n'est pas la combinaison fortuite d'éléments indépendants; toutes les vertus tiennent à un principe, et ne sont à leur racine qu'une même vertu. Mais il y a plus : l'amour de la vérité est, de tous ces éléments, celui qui peut le moins se concevoir isolé. Il suppose la préexistence de beaucoup d'autres. Il est comme le dernier résultat, l'émanation la plus pure, le parfum le plus exquis d'une âme qui n'a pas fait entre les vertus un choix arbitraire, mais qui les embrasse toutes, sinon dans un égal amour, du moins dans un égal hommage, d'une âme qui aime la vertu. L'amour de la vérité n'est pas, en principe, autre chose que l'amour de la vertu, de même que l'amour de la

vertu n'est autre chose que l'amour de la vérité pratique. Il faut donc à côté, ou plutôt à la base de l'amour de la vérité, supposer d'autres affections, des affections pures sans doute, mais humaines en tout cas. Or, comme des affections supposent des objets, l'amant de la vérité a commencé par aimer quelque chose de moins abstrait. Homme, il a dû porter dans son cœur d'homme une patrie, une famille, un Dieu. J'ai ajouté un Dieu, ne concevani pas qu'un homme sans Dieu soit un homme. Ces affections, dira-t-on, sont autant de préjugés et de préventions: j'y consens; mais sans ces préventions et ces préjugés, l'homme ne serait pas capable de cet amour de la vérité qu'on demande de lui. Je veux bien convenir que ces différents amours tranchent ou compromettent, pour lui, plus d'une question; que c'est, le plus souvent, à la vérité réalisée, concrète, que s'adresse son hommage; qu'il y aura dans ses recherches trop de pressentiment; que souvent il s'imaginera chercher ce que par le fait il a trouvé en sorte que ces mêmes propriétés morales, sans lesquelles l'amour de la vérité n'existerait pas, semblent, par une contradiction étrange, l'exclure dans certains cas. Tout cela peut se rencontrer vrai; mais ce qui l'est plus constamment, c'est que des

affections honnêtes sont une meilleure garantie de candeur que l'absence de toute affection; absence impossible d'ailleurs et inconcevable, car l'âme ne se conçoit pas sans quelque passion bonne ou mauvaise; l'âme, dont l'essence intime échappe à toute

définition, ne révèle son existence que par l'activité, et l'activité de l'âme, c'est le sentiment.

Il ne reste donc de choix qu'entre les bonnes et les mauvaises affections. Les unes ou les autres animeront inévitablement l'historien. A chaque istoire que je lis, je le sais d'avance; et c'est pourquoi rien, chez un historien, ne m'inspirera plus de défiance que la prétention affichée d'impassibilité. Tout historien qui, d'entrée, pour prendre une position plus haute, se place en dehors de l'humanité, m'annonce involontairement que telle passion qu'il ne veut pas m'avouer, et que peut-être il ne s'avoue point à lui-même, scra la secrète inspiration de son travail. Sa froideur n'est nullement pour moi un gage d'impartialité; et j'en attends davantage de l'homme qui a une affection, ou même un parti. Je le veux honnête homme, mais homme; s'il l'est, il comprendra l'homme et me le fera comprendre, mieux que cet historien qui se dit impartial, et qui n'est qu'étranger aux plus saintes préoccupations de l'humanité, sans être pour cela étranger aux passions humaines.

Flétrissons hautement l'esprit de parti, qui frappe de stupidité les plus grandes intelligences et couvre d'un triple airain les cœurs les plus affectueux; convenons encore, à la confusion de la nature humaine, que chez les plus saints défenseurs des convictions les plus saintes, la parfaite candeur est infiniment rare; avouons même que, dans les apologies des opinions, il y a peu d'erreurs entièrement

innocentes mais ne demandons pas l'impossible et le contradictoire; n'attendons pas l'amour de la vérité d'une âme étrangère à tous les amours: acceptons les charges de notre nature avec ses bénéfices. Croyons qu'un haut degré de candeur est compatible avec des affections vives et des convictions du cœur, et même qu'elle les suppose. Un homme de science et de probité, l'illustre Schleiermacher, a déclaré que l'exégèse, traitée sans un véritable intérêt théologique et chrétien, est aussi vaine

«

qu'elle le serait sans l'esprit et l'art philologi«ques. » L'histoire n'est-elle pas l'exégèse des faits? et l'histoire de la Réformation n'est-elle pas soumise à des conditions analogues?

On ne l'écrira bien qu'avec une plume honnête et loyale; mais sur ce grand événement du seizième siècle la sympathie a des renseignements particuliers; l'intelligence intime de certaines choses n'appartient qu'à elle; il est bon que l'histoire des réformateurs nous soit une fois donnée par des hommes qui vivent de la même vie morale, qui respirent le même air, et qui soient du seizième siècle sans cesser d'être du nôtre. Il y a du danger dans ce point de vue; mais il y en a partout; et nous sommes réduits, ce me semble, à choisir entre les dangers. Ce qu'il y a de sûr, c'est que, en des matières où le cœur a une grande part, l'intelligence ne se sépare point de l'amour. «< « C'est l'amour, dit Nicole, qui << anime nos pensées et qui les approche de nous. « Un palais vu de loin est comme une masse con

« PreviousContinue »