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Tout ce qu'il y a d'esprits élevés et impartiaux parmi les penseurs a reconnu depuis longtemps la richesse intellectuelle et morale du christianisme. Ce qu'il a donné aux arts, à la littérature, à la civilisation, ce qu'il leur donne sans cesse, est incalculable. On a dit de certaines langues, riches et puissantes, qu'elles portent leur homme : le christianisme, qu'on pourrait aussi appeler une langue intérieure, porte son homme ou son monde. Nos pensées ne lui ajoutent rien : il ajoute sans cesse à nos pensées. Magnum mentis incrementum. Il est, pour tous ceux qu'aimante son regard, le principe d'une originalité en quelque sorte impersonnelle, la source incessamment ouverte d'idées grandes, touchantes et nouvelles, qui, se confondant avec leur source, obligent l'esprit qui les a conçues à douter s'il en a été l'auteur ou le témoin, le foyer ou le miroir. Il en est comme d'une semence douée d'une énergie propre, et qui, déposée dans l'homme, • soit

qu'il dorme ou qu'il se lève, la nuit comme le

jour, germe et croît sans qu'il sache comment (1); » germe obscur et sans forme, grain de poussière qui contient et comprime dans son sein l'arbre à l'immense ramure et à l'opulent feuillage. A ne prendre dans la littérature moderne qu'une seule classe (1) Évangile selon saint Marc, IV, 28.

d'écrits, ceux qu'on appelle religieux, soit de théologie, soit de pure édification, vous trouverez cette classe plus riche à elle seule que toute la littérature dont elle passe pour être une branche et dont elle est le tronc; elle est plus substantielle, plus vivace, plus neuve, plus jeune toujours; elle ne dépérit qu'en s'éloignant de sa source, c'est-à-dire en cessant plus ou moins d'être chrétienne; mais à chaque fois que ses racines plongent de nouveau dans le sol maternel, la sève afflue dans tous ses canaux, elle semble naître pour la première fois; on dirait, à l'abondance et à la vigueur de sa végétation, qu'elle n'a jamais encore pompé les sucs du sol; elle est tout entière, non comme une nouvelle édition du même ouvrage, mais comme un nouveau chef-d'œuvre du même auteur.

Nous ne croyons pas faire injure à l'un des écrivains les plus naturellement riches, les plus sincèrement substantiels (color verus, corpus solidum et succi plenum), en assurant qu'il doit beaucoup de sa richesse à la connaissance qu'il possède et à l'usage qu'il fait du christianisme. Si l'on se demande pourquoi, au milieu de tant de volcans éteints que notre époque voit superbement fumer, un jet de lumière si pur et si abondant jaillit, comme la flamme d'un phare, dans les écrits de M. Sainte-Beuve, pourquoi, au milieu des reproches que sa forme a encourus, la richesse et la réalité du fond arrachent un éloge aux critiques les plus sévères; pourquoi les censures mêmes dont cette forme est l'objet n'accusent guère

qu'une espèce d'hypertrophie, l'embarras d'une circulation trop abondante et trop pressée (et cet embarras lui-même, avec combien d'industrie et de bonheur n'est-il pas souvent surmonté et transformé!) eh bien! il faut le dire, c'est que M. SainteBeuve a trouvé une veine que nul, parmi les littérateurs de profession, n'avait trouvée avant lui. Je m'interdis de considérer sous un autre point de vue que celui de la littérature cette grande et précieuse découverte; mais, au moins comme fait littéraire, il m'est permis de la signaler; et il n'est pas seulement dans mon droit, il est de mon devoir, d'ajouter que la découverte n'est précieuse, qu'elle n'est réelle, que parce que c'est bien le christianisme avec son âpreté et sa verdeur, non le christianisme édulcoré et frelaté, que M. Sainte-Beuve a découvert ou deviné. Encore une fois, je ne fais ici que de la littérature; je laisse à la vie intérieure ses secrets, qui sont, à vrai dire, les secrets de Dieu; mais je crois respecter cette barrière en disant que ce n'est point avec la seule imagination qu'on fait de semblables découvertes, à moins que le cœur, ce que je crois volontiers, n'ait aussi son imagination. L'imagination ordinaire est un souffle assez fort pour enlever d'un coup cette brillante poussière ou cette fleur qui revêt le fruit; les plus heureux, parmi les littérateurs et les poëtes qui ont, comme l'on dit, exploité la religion, n'ont guère fait autre chose; mais ce demi-christianisme s'est trouvé faux comme toutes les demi-vérités, et cette composition, ce plaqué,

destiné à imiter l'argent ou l'or, n'a pas trompé un instant les yeux exercés. Ce sont deux entreprises fort différentes que celle de rendre la littérature chrétienne et celle de rendre le christianisme littéraire, et l'on n'a jamais réussi dans la seconde qu'en se proposant la première pour but. C'en est une troisième que celle de faire connaître, par un moyen littéraire, ou le christianisme ou la vie chrétienne. On n'y réussira jamais, je ne dis pas au gré des chrétiens, mais au gré du monde et du bon sens, à moins d'être ou de se faire chrétien. L'intelligence a pour condition la sympathie, et le siége de la sympathie est ailleurs que dans l'imagination. Il faut se prêter, se livrer à la donnée première du christianisme; il faut abonder dans le sens du christianisme, en appliquer la mesure à toutes choses et à soi-même, emprunter de lui un nouveau regard pour tout voir, une nouvelle âme pour tout sentir, une nouvelle langue pour tout dire. En un mot, c'est à son centre qu'il faut se placer, non à quelqu'un des points de sa circonférence. De là seulement on peut tout voir, tout mesurer et tout lier; à ce point de vue seulement, tout se répond et se continue; la plus infaillible des logiques, celle de l'âme, assortit et proportionne les unes aux autres toutes les parties de ce vaste corps; on ne cherche pas hors de soi, on trouve en soi le système du christianisme, qui semble devenu comme un phénomène et une forme de la vie. L'unité de l'œuvre ne se révèle qu'à l'âme; mais l'àme, une fois touchée, la perçoit nécessaire

ment; elle devine, elle prévoit, elle anticipe; elle va au-devant des conclusions, elle a préparé une place à toutes les vérités successives.

La première condition pour bien écrire sur PortRoyal, c'est l'intelligence du christianisme, c'est une pensée chrétienne; car Port-Royal est un fait chrétien. Cette condition n'a pas manqué à M. SainteBeuve, et elle fait le premier mérite de son livre, qui, avec tout l'esprit de l'auteur, ne vaudrait rien si l'auteur s'était placé, pour l'écrire, en dehors des données chrétiennes. M. Sainte-Beuve a l'intelligence du fait qu'il décrit. Voulez-vous en juger? Ne cherchez pas l'auteur au centre de son sujet ; ne l'abordez pas au moment où, de propos délibéré, il expose la dogmatique de ses héros; prenez-le fort loin de là, hors de garde, dans une réflexion jetée en passant dans une note, dans un coup d'œil oblique sur les objets les plus éloignés de son thème, dans le sérieux, dans le sourire, dans la littérature, dans la politique; frappez où vous voudrez le même son partout accuse le même métal; la continuité, l'assimilation est parfaite; l'auteur est tout d'une pièce; il ne peut pas s'oublier, parce qu'il ne peut pas se séparer de lui-même; si sa pensée était chrétienne par hypothèse, ce serait la plus admirable hypothèse qui fût jamais, car la philosophie chrétienne est passée chez lui à l'état d'instinct et de tempérament. Quand la pensée se montre chrétienne au point de départ du système, du discours, ou de la vie, ou à quelque grand embranchement, il n'est pas encore sûr

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