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les intimes douceurs de la famille ne disent qu'à elle tout leur secret, n'exhalent tous leurs parfums que pour elle; à défaut des autres trésors, celui de l'amour lui est largement ouvert; les cœurs sont plus près les uns des autres dans une étroite demeure; moins répandu dans le monde, on se livre avec moins de distraction à des devoirs qui sont des plaisirs; les services mutuels, moins faciles, plus directs, plus personnels, sont aussi mieux appréciés; Baucis et Philémon étaient « heureux de ne devoir à pas un

domestique le plaisir ou le gré des soins qu'ils se «rendaient. » Ceci n'est pas du roman, c'est de l'histoire; mais ce qui est au-dessus de l'histoire et du roman, c'est la déclaration de la vérité éternelle, qui a donné hautement l'avantage à la condition du pauvre. Si je me laisse aller à faire ici la contre-partie du livre de M. Souvestre, ce n'est pas pour lui reprocher de ne l'avoir pas présentée : j'ai déjà dit ce qui l'en empêchait; et qui pourrait d'ailleurs le blâmer d'avoir été partial pour le pauvre? Le riche a depuis longtemps son défenseur dans la richesse même. Laissons donc l'écrivain développer à loisir la profonde inégalité de ces deux situations (1).

(1) Après avoir montré le malheur d'être pauvre, il semble que M. Souvestre ait eu hâte de montrer combien c'est un plus grand malheur de vouloir à tout prix cesser de l'être. Telle est l'idée du Chirurgien de marine, récit inséré dans la Revue de Paris du 6 novembre 1836, et dont nous détachons deux fragments:

«< Édouard Launay était en effet un de ces hommes qui ne veulent point << accepter une place dans le monde, mais la choisir, et qui passent à envier << la fortune le temps qu'il faudrait employer à l'atteindre. Né dans une «< condition médiocre, il pouvait ou se résigner à être pauvre, ou travailler

Mais l'inégalité implique-t-elle l'oppression? Sans nul doute; par la même raison que, de l'autre part, elle implique l'envie. Il y a inimitié, sourde ou déclarée, mais nécessaire, entre les pauvres et les

«< à ne plus l'être; il ne voulut prendre ni l'un ni l'autre de ces partis, et << il aima mieux s'indigner contre les inégalités sociales, qu'il eût désirées « à son profit. Ainsi placé vis-à-vis des autres au point de vue de la ja<«<lousie, tout lui apparut sous un faux jour, et son esprit se déprava au << milieu de sophismes méprisants et rongeurs. Absorbé d'ailleurs par la << soif des jouissances, il rapporta toutes ses actions. Le sentiment du << devoir lui-même se perdit dans cette unique idée; il en était arrivé à la << justification de tous les moyens conduisant au succès. Mais quoi qu'il << eût fait, le mal était resté dans sa vie à l'état de système; il avait manié << le vice dans ses raisonnements, mais n'y avait point encore été initié par <«< la pratique; quoique sa volonté fût chancelante, ses répugnances luttaient << toujours; il n'eût même fallu peut-être qu'un but offert à cette intelli<< gence inquiète, un doux sentiment jeté dans ce cœur vide, pour ranimer << sa mourante vertu. L'âme de Launay était, comme le navire qui attend << le vent pour orienter ses voiles, également prête à la course en droite <«< ligne, ou bien aux louvoiements tortueux. Périlleuse situation, à laquelle << arrivent la plupart des hommes chez qui la domination de l'esprit sur la <«< matière n'est pas bien établie, et qui, toujours haletants sous les aiguil«<lons sensuels, ont toujours besoin de se ménager une révolte contre le << devoir. >>

.........

<< H est rare que la vue d'un être pur ne nous rappelle pas à d'ho«<norables aspirations. Une vertu sereine produit sur nos dispositions mo<«< rales le même effet que l'Apollon sur notre attitude extérieure; par imi<< tation, notre âme se relève et prend une pose plus digne. Jamais Édouard << n'avait senti aussi vivement le regret de son passé. Cet amour de miss << Fanny lui causait une sorte de remords. Savait-elle à qui elle se donnait ? « Ah! pourquoi, pourquoi n'était-il pas resté sans reproche? Il est donc « vrai que dans toute existence il vient un jour, une heure, où les fautes «< commises se dressent autour de nous; un jour, une heure, où l'on ap<< prend cruellement que bonheur et devoir sont deux noms donnés à une << même chose. Comme alors tout se défleurit! comme les sources les plus <<< fraîches s'empoisonnent! Rien ne soulage plus; les gémissements étouf<< fent, les pleurs brûlent. Vous avez beau entasser les joies dans votre «< cœur, tout fuit comme du tonneau des Danaïdes. Launay l'éprouvait dou«<loureusement, car son bonheur même était devenu pour lui une source « de souffrances. >>

riches; non parce que ceux-là sont pauvres et ceux-ci riches, mais parce que tous sont hommes, et « conçus « dans l'iniquité (1). » C'est uniquement à cause de cela que cette inégalité est un désordre, et c'est déjà à cause de cela qu'elle est excessive. Hors de cette malheureuse condition morale, la richesse et la pauvreté, renfermées dans de justes limites, seraient, sous deux formes opposées, deux bénédictions. L'Évangile, qui ne nous a pas caché auquel de ces deux états le plus grand péril est attaché, a fourni les moyens de neutraliser dans tous les deux le venin qui les corrompt; le riche chrétien n'opprime, ne froisse, ne méprise personne; le chrétien pauvre ne connaît pas l'impatience et l'envie; et l'un et l'autre, sans changer formellement de situation, réalisent la touchante société inaugurée par cette parole de Jésus-Christ : « Vous aurez toujours des pauvres avec « vous (2). » Le monde parle autrement; il dit aux riches Vous aurez toujours des pauvres contre vous, et aux pauvres : Vous aurez toujours les riches contre vous. Le riche corrompra le pauvre, et le pauvre le lui rendra; encore ne sait-on pas qui des deux a l'initiative.

Antoine Larry et Arthur Boissard, le riche et le pauvre du roman de M. Souvestre, n'ont pas entendu la première de ces deux voix. Aussi deviennent-ils ennemis, et par suite des circonstances mêmes qui semblaient devoir en faire des amis. L'un moissonne incessamment devant les pas de l'autre, qui, à me

(1) Psaume LI, 7.

(2) Évangile selon saint Matthieu, XXVI, 11.

sure qu'il avance, ne trouve qu'une terre nue et désolée. Nous n'analyserons pas ce roman, remarquable par la simplicité des événements comme par la rapidité du récit, et dont l'intérêt se tire essentiellement de la peinture des caractères et de la vérité dramatique des détails. Il nous suffira de dire que la catastrophe, c'est-à-dire la dernière usurpation du riche sur le pauvre, semble calquée sur la fameuse parabole du prophète Nathan. L'effet de cette catastrophe est terrible; mais il n'est dû, non plus qu'aucun des autres effets du roman, à aucune prodigalité d'imagination matérielle : il repose tout entier sur l'intérêt que les personnages ont d'avance excité, sur ce qu'ils sont intérieurement, non sur ce qui leur advient. Je ne puis assez dire combien ce mérite m'a frappé dans Riche et Pauvre; ce livre créerait le roman psychologique s'il était à créer; tout l'intérêt en est moral; le pittoresque même, et jusqu'à la pantomime, là où elle est notée, ne font que traduire l'âme, qui se révèle au dehors de la même manière que le souffle soulève la poitrine, et que le sang colore les joues; tout le mouvement, toute la couleur de ce drame où la couleur et le mouvement abondent, part de l'intérieur et ne tend qu'à l'exprimer; on jouit du phénomène d'un style qui satisfait à la fois l'imagination et la pensée, sans que l'une ni l'autre puissent distinguer la part qui leur revient en propre; la diction ne ressort et ne fait saillie que sous la pression du sentiment qu'elle doit révéler; rien n'est ajouté du dehors à cet effet

spontané et pour ainsi dire involontaire. Ce style, modelé sur celui des maîtres, dessine rapidement la pensée, avertit vivement l'attention du lecteur, sans lui épeler chaque idée, sans passer et repasser dans chaque sillon pour le creuser davantage. Il lui suffit de solliciter l'esprit des lecteurs; il leur laisse quelque chose à faire, il les associe à ses créations; le lecteur devient auteur après l'auteur. Je me plais à louer un mérite si rare; je le loue avec plus de plaisir chez un écrivain qui, abondamment pourvu de ce qu'on appelle esprit, pouvait se laisser tenter à la facilité du trait, et aurait eu quelque peine à se réduire à l'élégance, si dans l'élégance il n'y avait pas place pour beaucoup d'esprit. Au reste, il a pu mieux qu'un autre se soumettre à cette loi sévère; outre qu'il a senti quel est l'attrait délicat et continu d'une diction ainsi surveillée, le sérieux de son but lui a donné le goût en même temps que le secret des beautés sérieuses; l'empreinte du sérieux, c'est là ce que personne ne méconnaîtra dans cet ouvrage, dont presque pas une phrase n'a été conçue hors du but général de l'ouvrage et de la préoccupation morale qui l'a inspiré. Les incidents du dialogue, les détails pittoresques, la plaisanterie, rien n'est perdu, tout sert, tout va sans effort au dessein de l'auteur; et il se trouve que le livre n'est si remarquable comme œuvre d'art que parce que c'est essentiellement une œuvre de réflexion et de conscience.

D'autres romanciers ont porté plus loin la concep

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