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plein de motifs; la poésie, la peinture, la sculpture l'exploiteront tour à tour. Mais le grand intérêt de ce livre, pour nous du moins, est dans son ensemble; ce qui se grave dans la pensée plus profondément que tout le reste, c'est Rome, c'est le monde romain, c'est cet effroyable chaos social d'où naît avec douleur, laissant sa mère morte sur le lit de travail, un tout nouvel univers. Si vous avez besoin d'un personnage central, d'un héros du drame, il est tout trouvé, c'est le Gladiateur. Il résume, il concentre et l'époque de l'action et la pensée de l'ouvrage. C'est, dans un seul individu, l'esclavage et la barbarie écrasant de leur poids réuni la vieille civilisation païenne. Au moral comme au physique, ce personnage du Gladiateur est colossal: symbole, en ceci, d'un siècle où tout paraît démesuré, et où, dans tous les genres, la force massive est la seule force. Néodémie est touchante de pureté et de candeur; il est peu de figures plus gracieuses; mais tout ce qu'a fait le poëte pour marquer nettement, quoique sans dureté, les contours de cette physionomie, l'a pourtant laissée un peu vague. Nous croyons en avoir trouvé la raison. Néodémie a des préventions plutôt que des convictions; sa piété n'est guère qu'une soumission de son esprit, et qu'une abdication de sa personnalité; son christianisme ne lui est pas devenu naturel et familier; elle croit de la eroyance d'autrui, non de la sienne sa foi, pour tout dire, est superstitieuse. Elle croit, en bonne catholique (car l'auteur a fait de cette chrétienne du

troisième siècle une catholique du dix-neuvième) à la magie du rite, à l'opus operatum (1); elle attend du baptême, des lumières surnaturelles, ou tout au moins un soudain accroissement de lumière : elle agit, elle se meut beaucoup; mais, à l'exception de quelques élans de pitié, rien ne part du dedans, du fond de l'âme; sa foi n'est qu'une mortification de sa raison, et son christianisme, à dire vrai, n'est guère qu'un remords. La physionomie morale de Flavien est encore moins accentuée, et sa conversion, qui est la grande affaire de l'auteur, la conclusion de l'ouvrage, ne paraît assez justifiée ni par l'amour que lui inspire Néodémie, ni par les exemples qu'il reçoit de cette jeune chrétienne, ni même par l'étude qu'il s'impose de tant de systèmes, et par la comparaison qu'il en fait dans son esprit. Il fallait que cette conversion parût psychologiquement nécessaire; or, s'il nous est permis de dire toute notre pensée, Flavien n'est converti que de l'autorité privée et du fait de M. Guiraud.

Et converti à quoi? Grande question. Ce n'est certainement pas à la doctrine du pur Évangile. Il semble que l'auteur ait pris à tâche de la voiler, ou tout au moins d'en amortir l'éclat. Le christianisme disparaît sous l'ascétisme catholique: s'il y a quelque chose de mieux au dessous, à la surface on ne voit guère que cela. La vertu expiatoire transportée du Christ au chrétien, le salut attaché à nos propres sacrifices, le christianisme présenté comme un sys(1) A la vertu de l'acte en lui-même, et considéré hors de l'agent.

tème ou une méthode de macérations, le prêtre partout, le sacerdoce pesant de tout son poids sur la liberté humaine, la secte, en un mot, au lieu de l'Église, voilà l'épaisse enveloppe sous laquelle le poëte nous dérobe comme à plaisir ce fonds de christianisme substantiel et d'excellente piété qui lui appartient en propre et que les prêtres n'ont pu lui ravir. Les preuves de détail ne nous donneraient d'autre embarras que celui du choix. Mais non, nous n'avons pas cet embarras. Voici qui fait saillie, et qui ressort par-dessus tout le reste. Flavien a sauvé plus que la vie, il a sauvé l'honneur de Néodémie en lui donnant sa main (et disons, en passant, que cet endroit est admirable). Épouse de Flavien selon la loi, unie à lui par un lien sacré, si jamais lien put l'être, Néodémie veut demander à la religion la consécration de son bonheur. Mais Flavien est païen, mais Néodémie autrefois, dans un moment de danger, a fait intérieurement un vœu qui l'enchaîne au célibat. Le prêtre en est informé, le prêtre prononce la dissolution des noeuds qui unissent, depuis quelque temps, Flavien à Néodémie; au lieu de sanctifier leur union, il la flétrit; et, pouvant la rendre innocente, il aime mieux la rendre criminelle. Si M. Guiraud a cru trouver dans cette invention un élément apologétique, nous croyons qu'il s'est gravement trompé. L'idée qu'implique le dénoûment et le titre même de son ouvrage ne nous paraît pas moins erronée. De Rome au désert signifie, dans la pensée de l'auteur: Du monde à Dieu. Dieu ne se

trouve qu'au désert. Se convertir, c'est, autant qu'il se peut, cesser d'être homme. Les cénobites sont les vrais chrétiens, les moines sont le sel de la terre. Le salut de l'humanité s'est consommé dans la Thébaïde. Si l'auteur nous répond que nous exagérons sa pensée, nous serons charmé d'apprendre qu'il n'a pas, en effet, prétendu tout cela. Mais alors, pourquoi ce singulier dénoûment, composé de je ne sais combien de conversions, dont pas une qui n'ait sa cellule et son toit de roseaux? Comment le gros des lecteurs n'en conclura-t-il pas que la vraie forme de la conversion et de la piété, c'est la réclusion monastique, le jeûne et le cilice? Songez, nous dirat-on peut-être, que Flavien, Faustine, Probas étaient de grands pécheurs! Eh! qui ne l'est à sa manière? et quel homme, à l'heure de la conversion, ne se sent en mesure de disputer à saint Paul le titre qu'il se donne « du premier des pécheurs (1)? » Non, non, M. Guiraud, sans le vouloir, a encapuchonné le christianisme; il l'a tonsuré, cloîtré, flagellé; c'està-dire, prenez-y bien garde, qu'il l'a rendu fini d'infini qu'il était.

Nous nous hâtons, parce qu'il y aurait trop à dire. Césaire demande à son tour quelques mots : c'est bien moins qu'il ne mérite. Cette œuvre, moins considérable que Flavien dans plusieurs sens du mot, n'a pas, dans son peu d'étendue, moins de variété, ni dans sa simplicité moins de profondeur peut-être. L'auteur a groupé avec beaucoup d'art, dans ce petit (1) Première Épître de saint Paul à Timothée, I, 15.

livre, des éléments très divers, dont le rapprochement fait contraste et non disparate. La libre solitude et la réclusion du cloître, la contemplation et le tumulte des dissensions civiles, les scènes de la nature et celles dont l'âme est le théâtre, tout cela se succède sans effort et s'entremêle sans confusion. L'immuable situation d'où naît le principal intérêt de cet ouvrage, est traitée avec une amère vérité. Avezvous lu (oui, sans doute, vous les avez lues) des pages admirables de Paul-Louis Courier sur la confession (1)? Vous avez frémi, vous vous êtes indigné. Eh bien! Césaire est le développement, le commentaire de ces pages-là. Ah! poésie! voilà de vos tours; et c'est à vous, aussi bien qu'à l'amour, que La Fontaine eût pu adresser cette apostrophe naïve :

Quand tu nous tiens,

On peut bien dire : Adieu prudence!

La poésie a conseillé dans cette occasion ce que la prudence catholique eût certainement déconseillé. Cette lutte, dans le tableau de laquelle l'art se complaît et triomphe, la foi y périclite, elle y périra peut-être. Célibat sacerdotal, vœux monastiques, confession auriculaire, tout cela sort en assez mauvais état d'une lecture de Césaire. Il y a longtemps, si nous étions pape, que Césaire serait à l'index; et peut-être que, sans être pape, sans être même catholique... Bornons-nous à dire à l'oreille de la mère de famille que c'est un livre bien touchant que

(1) Réponses aux anonymes qui ont écrit des lettres à Paul-Louis Courier, vigneron. Deuxième Réponse.

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