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vie;... avant d'arriver jusqu'aux ténèbres que sa seule présence dissiperait, et qu'elle anéantit en les niant, elle a d'abord à soulever la pierre d'un tómbeau; elle palpite sous cette pierre d'une divine angoisse qui fera éclater sa prison; mais elle ne sera une lumière que quand elle sera une vie.

Et que seraient donc les luttes de la vérité, et qu'est-ce qu'auraient de sublime ses saintes agonies, si elle n'avait à combattre que l'erreur et à conquérir que l'intelligence? La vérité (et nous parlons ici de la vérité humaine, de ce qui fait que l'homme lui-même est vérité) est une transformation de l'être qui la reçoit. Ce n'est pas une certaine manière de juger, c'est la lumière même de nos jugements, c'est ce qui fait leur valeur, et la valeur de l'homme luimême. La vérité, c'est l'ordre, c'est l'harmonie, c'est la paix; c'est l'homme restitué à l'image de Dieu; c'est Dieu dans l'homme.

La lutte qui semble avoir été, depuis les premières poésies de M. Sainte-Beuve jusqu'à celles-ci, l'inspiration de son talent, n'est pas, dans les Pensées d'Août, une lutte de la vérité contre l'erreur. Il y a peu d'erreur dans ce livre; il n'y en a point peutêtre, à prendre l'Évangile pour arbitre des pensées. Et c'est là ce qui fait l'originalité de ces poésies et de l'auteur lui-même, au milieu de la littérature du monde d'aujourd'hui. Un esprit chrétien, une pensée chrétienne, chrétienne jusqu'au bout, et avec cela peu de cette paix, l'essentielle bénédiction et la couronne du christianisme, voilà une chose

étrange en apparence, naturelle toutefois. Il y a dans le christianisme de tout homme d'intelligence et qui a beaucoup pratiqué le monde, il y a une époque, un moment du moins, pour cette anomalie. Elle serait moins remarquable, elle ne le serait même pas du tout, si ce christianisme était négatif, s'il acquiesçait sans s'attacher, si, laissant passer la vérité, il ne la retenait pas, s'il n'en était ni touché ni surpris, s'il n'en pénétrait pas vivement les conséquences et n'en ressentait pas dans sa vie les salutaires contre-coups; mais si le christianisme, comme donnée morale, se multiplie dans toutes les pensées de l'écrivain, dans tous ses jugements, s'il détermine sa philosophie, s'il règle pour ainsi dire son attitude vis-à-vis des opinions de son siècle, s'il modifie l'homme même en tout ce qui, de l'homme, peut se manifester dans l'écrivain, alors on assiste au singulier spectacle d'une âme qui, entre le monde et elle-même, ayant jeté une immensité, croit voir une seconde immensité se déployer entre elle et son dernier objet, entre elle et la réalité de ce qu'elle sait et la substance de ce qu'elle a cru.

Cette étrange situation, cette espèce de douloureux enchantement, n'est pas inconnue de tous ceux qui nous liront. Plusieurs ont traversé, ou traverseront encore avec labeur, ce moment critique, où tout, on le croirait, étant fait, tout semble encore à faire; où les illusions mondaines sont dissipées, le besoin de la vérité profond et sincère, les éléments de cette vérité présents, ses conséquences pressen

ties, avouées, aimées, ses aspects recherchés avec prédilection, ses jugements acceptés, appliqués, elle-même devenue la pente de l'esprit, un instinct de l'âme; enfin où le besoin de l'honorer et de la répandre domine et fléchit la vie entière; et où, toutefois, le combat continue dans la victoire, non plus contre un obstacle vivant et vivace, mais contre un obstacle mort, contre l'impression subsistante d'une vie entière, contre des habitudes qui ne sont plus suivies, mais dont le pli est resté, contre tout le poids du passé, du passé qui est notre vrai présent, et qui s'accumule tout entier sur le point même où nous vivons. Ainsi les fables orientales nous représentent un jeune prince plein de vie et de sentiment, mais dont les extrémités inférieures, converties en marbre, lui défendent de faire un seul pas, et le font captif au sein de la liberté.

La souffrance est grande, mais le vrai danger serait de ne la pas sentir; le danger surtout serait à s'y complaire, à exploiter sa souffrance comme une poésie, à se faire le tranquille observateur de son trouble, à dissiper en paroles ce trésor de douleur. Telle n'est point, nous le croyons fermement, la disposition de l'auteur de ces Pensées; ce sont bien ses pensées; s'il les a écrites en vers, c'est par la même raison qu'un Français écrit en français ou un Espagnol en espagnol; parce que les vers sont sa langue, la forme préférée de ses sentiments les plus profonds. Il n'est pas de ceux qui appliquent à la poésie le vieux dicton : « Ce qui ne vaut pas la peine

d'être dit, on le chante. » Ce qu'il chante, lui, de préférence, c'est ce qui vaut la peine d'être dit, répété et médité; seulement l'austérité des sujets, la sévérité des pensées de la conscience, enfin la tristesse même de l'impression, peuvent attrister parfois jusqu'aux formes de son langage, et l'amertume exclure l'élégance. Cet effet nous paraît sensible dans les vers suivants :

Tu te révoltes, tu t'irrites,

O mon Ame, de ce que tel
Ne comprend pas tous tes mérites
Et met ton talent sous l'autel ;
Tu t'en aigris! mais, Ame vaine,
Pourquoi, d'un soin aussi profond,
N'es-tu pas prompte à tirer peine
De ce que d'autres te surfont;
De ce que tout lecteur sincère,
Te prenant au mot de devoir,
Te tient en son estime chère
Bien plus que tu ne sais valoir?

Oh! plus sage, mieux attristée,
Tu souffrirais amèrement
De la faveur imméritée

Plus que de l'injure, estimant
Que dans cette humaine monnaie
Ton prix encor est tout flatteur,
Et que bien pauvre est la part vraie

Aux yeux du seul Estimateur (1)!

S'il s'agissait d'une autre morale et d'une autre religion, nous hésiterions peut-être à imputer à l'homme tout le sérieux de l'écrivain. Il suffit à l'âme d'être superficiellement touchée, rapidement (1) Tu te révoltes, tu t'irrites, etc.

avertie, pour pénétrer les secrets d'une vie dont elle ne vit pas; elle se laisse traverser par des sentiments qu'elle ne songe point à retenir; lyre vivante, elle ne vit qu'autant qu'il faut pour retentir, et tout ce qu'elle a de vie se répand et se perd en harmonie; le trépied inspirateur où monte le poëte l'unit à la fois à la réalité et l'en sépare; il comprend mieux et paraît mieux sentir que celui qui vit davantage; il dira mieux que vous ce qui se passe en vous; il est plus et moins qu'un homme; et peu s'en faut qu'il n'apparaisse comme une victime sans dévouement, nous éclairant des feux qui la réduisent en cendre. Toutefois cette merveilleuse aptitude a sa limite précise; sa loi la borne aux choses naturelles. Il est des sentiments, des situations qu'on ne devine pas, une morale qu'on n'invente pas, des peines et des plaisirs qu'on ne saurait s'approprier par supposition; tout se devine excepté le christianisme; on ne le pénètre point du dehors; et ce qu'il a d'intime et de propre ne s'apprend jamais par simple ouï-dire.

Ce qu'il y a de chrétien dans les Pensées d'Août, ce ne sont pas tant les passages où les mots sacramentels du christianisme sont prononcés, où ses dogmes sont rappelés ou directement appliqués: ce sont ceux surtout où les gens du monde ne chercheront pas le christianisme, et ne verront que de la psychologie plus ou moins contestable, ou de la morale en dehors des lieux communs et des délicatesses de la morale courante. Le christianisme n'est

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