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dont il est digne, cette tragédie, éclairée dès lors des reflets de la scène, attirerait sur elle autant d'attention que peut en obtenir de nos jours une belle tragédie, mais enfin une tragédie, c'est-à-dire un genre, après tout, plus suranné que le sonnet.

Plus frappant, peut-être, que Virginie, et bien plus dans le goût moderne, Le comte Julien nous paraît mériter un moindre succès. L'ouvrage a des beautés; mais l'âme ne sait où s'attacher. L'intérêt n'est ni assez bien préparé, ni assez fortement constitué. Julien, qui ne paraît que pour maudire son fils, n'est à peu près rien dans l'action, à laquelle néanmoins il donne son nom. Lydda, la folle, n'est point folle, et, ne l'étant point, son rôle a peu de signification. Fernand n'a rien, Elvire presque rien qui puisse nous attacher. L'antagonisme des deux religions, des deux races, élément d'intérêt si naturel et si puissant, n'est pas mis à profit comme il aurait pu l'être. Ce sujet, tel que l'auteur l'a traité, nous fait l'effet d'une vaillante épée tirée à moitié du fourreau. Qui l'en tirera tout à fait? L'auteur, pour son compte, y a renoncé. Il semble pourtant qu'une tragédie, un drame grandiose, est caché dans la vengeance et dans le repentir du comte Julien, et qu'un tel sujet ne peut flotter éternellement dans les limbes.

Deux ouvrages en prose, Césaire et Flavien, remplissent à peu près trois volumes de cette collection. Une haute estime n'a pu manquer à ces deux compositions, et si vous y joignez quelques-uns de ces

suffrages intimes que peu d'écrits littéraires, même parmi les excellents, obtiennent de leurs lecteurs, vous trouverez que l'auteur, le poëte (car la poésie abonde dans ces deux romans) ne doit pas en être à plaindre ses peines. Quoi qu'il en soit, le succès de ces deux productions, plus flatteur peut-être qu'un succès populaire, ne paraît pas avoir été populaire. La faute en est au discrédit qui a depuis longtemps atteint, dans la région où s'élabore la gloire populaire, tout l'ordre d'idées auquel se rattachent si étroitement Césaire et Flavien. Il fait bon venir à propos, et nul ne vient impunément trop tard ni trop tôt. Comme le bourgeois de Paris à l'époque de la Fronde, le public n'aime point à se désheurer. Ils sont rares du moins, ils sont bien rares, les génies qui ont eu le choix du moment. Venu quelques années après le Concordat, quelle impression eût faite dans le public le Génie du christianisme? En tout temps, on l'eût proclamé l'œuvre très irrégulière d'un talent superbe : l'à-propos en a fait un monument. Nous faisons ici de l'histoire littéraire, non de la morale; le temps d'être vrai dure toujours, et les amis de la vérité s'appliquent volontiers ce beau vers de M. Guiraud:

L'heure du péril est notre heure (1).

Mais, historiquement, et au point de vue du succès, nous pouvons bien dire qu'il y a en littérature des mollia fandi tempora. L'auteur de Flavien et de Césaire s'en est peu soucié en publiant après 1830 (et pour(1) Le petit Savoyard. Chant II.

quoi ne dirions-nous pas après 1815, après 1805?) deux ouvrages fondés sur des doctrines et des préoccupations que la France a répudiées. Un talent passionné, véhément, amer, eût pu vaincre cette défaveur; faites d'une opinion surannée une passion violente et hautaine, vous serez écouté, quoi qu'il vous plaise de dire, pourvu toutefois que vous disiez bien. Le public, même hostile ou désaffectionné, se plaît à ces provocations, quand le talent est de la partie. La religion haineuse de M. de Lamennais, le catholicisme insolent de M. de Maistre, surent bien, dans le temps, obtenir audience, et la surprise que causait tant d'audace, son intempestivité même, furent pour les lecteurs de tout ordre un élément de plaisir, pour les auteurs eux-mêmes un moyen de succès. Un catholicisme équitable et généreux autant que le catholicisme peut l'être, n'a pas, à beaucoup près, les mêmes chances. Or tel est celui de M. Guiraud; et nous nous plaisons à le dire : chez aucun écrivain, chez aucun homme de sa secte, nous n'avons trouvé plus de modération unie à plus de ferveur, plus de libéralité à des convictions plus précises. Le mot de mansuétude, né avec le christianisme, pour désigner une disposition toute chrétienne dont l'auteur de cette religion est à jamais l'incomparable type, s'offre de lui-même à l'esprit quand on lit M. Guiraud. Tout cela ne pouvait empêcher les doctrines de cet écrivain distingué d'être généralement impopulaires, impopulaires surtout dans le monde lettré; et il n'a pas su, nous en con

venons, leur donner cet accent de colère et de mépris, à la faveur duquel, avec ou même sans talent, on attroupe autour de soi la foule des badauds, lettrés et non lettres; car, après tout, qui n'est badaud, à sa manière et à son heure?

Avec bien moins de talent, avec un art moins profond, on a souvent retenti davantage, éveillé plus d'échos. Que les créations de M. Guiraud se fussent rattachées à quelque autre doctrine, ou qu'il eût pris le moins 'possible au sérieux celle qui fait la base de ses livres, qu'il n'eût emprunté au catholicisme que la pompe de ses décors et la diversité de ses amusements solennels, c'est une étoffe qui tient encore cela se porte encore assez volontiers. Mais il ne touche à ces voiles brillants que pour les soulever; c'est à la substance même du catholicisme, c'est à sa foi, à sa morale qu'il attache toute notre pensée ses livres sont, au fond, et trop manifestement peut-être, des livres de doctrine; cette doctrine, à qui, en l'inhumant, nul n'a su mettre dans la bouche l'obole qui fléchit le nautonier des morts, erre au bord des fleuves murmurants qu'elle ne peut franchir la violence pourrait seule ouvrir un passage à cette ombre, mais son guide n'a qu'une conviction vive et un beau talent. Ce n'est point assez.

Littérairement, néanmoins, Césaire et Flavien méritent de la gloire, et ils l'ont obtenue, si la gloire est quelque autre chose que le bruit. La prose de M. Guiraud est pure, abondante, flexible. La douceur et la grandeur s'unissent avec un accord bien

rare dans ses tableaux de la nature et de la vie humaine. Aucune affectation, aucun effort n'altère la physionomie calme et harmonieuse de cette muse chrétienne. La douloureuse science du cœur humain ajoute à des situations touchantes par elles-mêmes ce pathétique philosophique (on nous permettra de le nommer ainsi) qui transporte notre compassion du simple individu au genre humain tout entier. La fable de chacune de ces épopées intimes est attachante, ingénieuse, habilement diversifiée. Des pensées élevées, des sentiments généreux, pénètrent, réchauffent, épurent la masse entière, et l'intelligence, non moins que le cœur, est intéressée par bien des idées qui réunissent la justesse et l'étendue.

De ces deux compositions, la plus imposante, celle qui dénonce le plus de travail, qui suppose le plus de savoir, et qui, au premier coup d'œil, révèle le plus de puissance, c'est assurément Flavien, ou De Rome au désert. L'auteur a profondément étudié son sujet, je veux dire la décadence de l'Empire romain et du monde antique. Car c'est bien là son sujet : l'histoire de Flavien et de Néodémie l'individualise en quelque sorte, mais ne le constitue pas. Le tourbillon les enveloppe et les emporte, mais ils n'en sont emportés que pour en constater et en mesurer la force. Je ne méconnais point, en parlant ainsi, l'intérêt dramatique qui s'attache aux sentiments et aux aventures de ces deux amants. On en a tiré une tragédie (1); on en pourrait tirer plus d'une : cet ouvrage est tout (1) Le Gladiateur, par M, SOUMET et Madame d'Altenheim,

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