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souvent grand et hardi, cette enfance et cette gravité, ce timbre de voix argentin et mordant, ce je ne sais quoi, dans l'accent, d'étranger et non pas d'étrange, cette nouveauté franche et délicate dans la peinture des objets naturels, ce rhythme d'une mélodie si ingénieuse, sans doute tout cela est aussi précieux que rare. Cette poésie, enfin, est individuelle au plus haut degré; et plus d'un illustre, ou du moins plus d'un célèbre de nos jours devrait s'estimer heureux d'être, à ce point, maître chez lui. Ce n'est pas à un volume comme celui-ci qu'on appliquera le vers de Virgile: Explebo numerum, reddarque tenebris (1). « Je vais rejoindre dans la nuit « les ombres mes sœurs qui m'appellent. » Ombres, passez et vous, qui n'êtes pas une ombre de poëte, restez; restez et vivez; apportez à la France, des rives de votre beau lac, des brillants sommets de vos Alpes, cette poésie dont la vérité locale se sent et ne se prouve pas, et qui, mariée, comme elle l'est dans vos vers, à l'éternelle, à l'universelle poésie, est un des parfums les plus pénétrants et les plus doux qui puissent réveiller nos organes assoupis. Et lorsque la pureté des sentiments l'emporte encore sur la pureté du talent, comment cette autre et précieuse nouveauté n'assurerait-elle pas, auprès du public sérieux, le succès, si légitime d'ailleurs, d'une belle et charmante poésie ?

Il nous semble que nous ferons plaisir à nos lecteurs, et que nous ferons connaître plus à fond le (1) L'Énéide, chant VI.

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poëte que nous aimons en transcrivant ici l'une de ses plus courtes, mais non pas sans doute l'une de ses moindres chansons :

A UN PARFAIT AMI.

Malgré la mort, malgré la vie,
Je veux te suivre et t'adorer.
Malgré moi-même et ma folie,
Je me sens vers toi soupirer.
Tu me retiens, tu me captives,
Quand je m'égare ou me distrais.
A travers mes larmes furtives,
Quand je suis seul, tu m'apparais.
L'éclair, sondant la nuit profonde,
Est moins perçant que ton regard;
L'orbe riant du vaste monde
M'embrasse moins de toute part.

L'oiseau qui seul se fait entendre,
Quand la nuit tout dort sous les bois,
M'appelle d'une voix moins tendre
Que dans mon cœur ne fait ta voix.

Elle me dit : « Je t'aime, écoute !
« En moi tu peux tout retrouver.
« Pourquoi me fuir? pourquoi ce doute?
« Hors moi qui peut donc te sauver ?

« Je t'aime plus qu'on n'aime un frère.

« Tu sais ma demeure et mon nom.

Brise le nœud qui m'est contraire,

. Et jamais ne me redis: Non!

. Ne me crains plus. Sois-moi fidèle.

« Je vais sans cesse à ton côté :

Mais, pour me suivre, garde une aile, « Car j'habite l'Éternité. »

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Les grands écrivains du dix-septième siècle, en cultivant des genres déjà connus, n'ont pas pris sur eux d'en renouveler les formes. Dociles à des traditions qui n'étaient pas toutes antiques ni respectables, ils nous ont montré en littérature ce qu'on remarque souvent dans la vie, de grands esprits subissant en paix l'empire de leurs inférieurs, ou l'empire de l'usage, qui est la raison du vulgaire. Tout genre d'écrire qui avait un nom dans la littérature, trouva dans son nom même la loi de sa forme; l'imprévu seul demeura libre; et le même écrivain qui, dans un genre nommé, avait abdiqué sa liberté, la retrouvait tout entière dans les compositions qui n'avaient pas été classées, ou qui ne pouvaient pas l'être. Tout livre qui était essentiellement une action, n'eut de forme que celle que lui imprimaient la nature du sujet et l'individualité de l'auteur. Ainsi Bossuet voulait bien prêcher, sauf le génie, à la façon de ses devanciers; mais c'est à

sa façon, c'est purement comme Bossuet, qu'il écrivait son Traité de la connaissance de Dieu et de l'homme. Il se trouva par un heureux hasard, que, bien que l'antiquité eût eu des fabulistes, la fable n'était pas un genre. Elle n'avait, dans le vieil Ésope, aucune forme littéraire; Phèdre, connu depuis peu, n'en avait d'autre que son exquise pureté et son admirable précision; cela ne se transporte pas, cela ne fait pas genre. J'appelle heureux ce hasard, parce que, si la fable avait eu, comme la chaire, comme l'ode, comme le théâtre, ses formes traditionnelles, La Fontaine, dans sa dévotion à l'antiquité, se serait cru obligé de les reproduire. Heureusement le genre n'était pas né; lui-même crut à peine, en écrivant ses fables, prendre place parmi les écrivains réguliers, et il fut si bien pris au mot que Boileau, faisant, dans son Art poétique, une énumération, d'ailleurs assez complète, des genres de poésie, ne daigna pas y comprendre l'apologue. C'est La Fontaine qui a suppléé à son silence par quelques vers, bien dignes d'être intercalés dans l'Art poétique, et qui diffèrent de ceux de Boileau par leur naïveté seulement:

Les fables ne sont pas ce qu'elles semblent être ;
Le plus simple animal nous y tient lieu de maître.
Une morale nue apporte de l'ennui :

Le conte fait passer le précepte avec lui.

En ces sortes de feinte il faut instruire et plaire (1).

La Fontaine, écrivant sans conséquence, écrivit donc comme il l'entendit; mais ceux qui l'ont suivi (1) Livre VI, fable I. Le Pâtre et le Lion.

ont écrit comme lui. La fable, telle que nous la cultivons, c'est la fable de La Fontaine; et si ce que je dis étonne, cet étonnement même prouvera combien je dis vrai. Il est pourtant aisé, en y réfléchissant, de comprendre que la fable de La Fontaine et la fable en général ne sont point une même chose. Il est vrai que la naïveté est essentielle à ce genre, et que La Fontaine est naïf; mais il est bien autre chose encore; il est, de plus, naïf à sa manière, et c'est cette manière que tout le monde, dès lors, a jugée plus ou moins essentielle à la fable. Il ne s'ensuit pas que les meilleures fables qu'on a faites depuis La Fontaine n'aient été que d'excellents pastiches. Cette première donnée n'a pas mis tellement à l'étroit le talent des imitateurs, qu'ils n'aient pu faire aucun usage de leurs ressources personnelles ; il ne faudrait pas, dans ce cas, parler de talent, car le talent est une liberté; quand il fait des pastiches, c'est pour se jouer, et il avoue son dessein. Je ne sais d'ailleurs si c'est à La Fontaine ou à l'esprit français qu'il faut imputer cet esprit de naïveté malicieuse et de caustique bonhomie qui est proprement l'esprit de l'apologue français. La fable, chez nous, devait-elle être nécessairement aiguisée en épigramme? Non; et chez La Fontaine, elle est autre chose et mieux que cela. Car si la naïveté de La Fontaine est malicieuse, sa malice est naïve; il est malin, mais bonhomme; il est malin et n'est point goguenard comme Voltaire, qui n'a pas compris le mérite de La Fontaine, et qui ne s'est pas même es

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