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cœur, qu'ils tombent du rameau dans la main presque sans qu'elle y touche; il y a une méditation du cœur aussi bien que de l'esprit; on peut voir dans les vers que nous avons cités si elle n'a pas bien servi le poëte.

Et l'esprit et le cœur ont médité aussi jusqu'à pleine maturité les beaux morceaux du Sapin et du Pauvre Maître, que leur étendue seule nous empêche de citer. La grandeur poétique et la grandeur morale n'y manquent pas sans doute. Nous aimerions. encore à indiquer dans le recueil des Deux Voix quelques-uns des morceaux qui nous ont le mieux affectés; mais à quoi bon indiquer nos préférences? Nous aurions l'air de les dicter, et rien n'est plus loin de notre pensée.

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Mais la gravité des temps, celle de votre journal (1)?

Il y a chansons et chansons. Vous nous avez permis de vous parler de Béranger, et Béranger, si haut dans son vol, n'a jamais pris un essor plus élevé. Écoutez plutôt :

Voici trois jours que des flots de nuages,

Brumeux déluge, engloutissaient l'azur;

(1) Cette étude a été publiée dans le Semeur du 13 janvier 1847.

Mais, comme un vol d'aigles aux blancs plumages,
Les monts enfin planent dans le ciel pur :
Ainsi le Temps, brouillard au vent funeste,
Voile où se perd l'immortelle beauté,
Le Temps s'en va, mais l'Éternité reste,
L'Éternité! l'Éternité!

Plus de chansons, plus de couples fidèles
Dans le tilleul, chauve comme un vieillard!
Au bord du toit, déjà les hirondelles
Forment leurs rangs et sonnent le départ.
Toujours montant vers le portail céleste,
Traînant au seuil le Monde épouvanté,
Le Temps s'en va, mais l'Éternité reste,
L'Éternité! l'Éternité !

Verbe infini qui façonnas les mondes,
Qui dans le vide assemblas l'univers,
Et qui jetas à l'écume des ondes,
Comme des fleurs, les îles sur les mers!
Toujours la vie en toi se manifeste :
Le ciel fût-il par ton souffle emporté,
Le Temps s'en va, mais l'Éternité reste,
L'Éternité! l'Éternité (1)!

Vous avez là un fragment d'une chanson de famille, destinée à fêter, sous un toit rustique, l'un des anniversaires qui réunissaient autour des vieux parents leurs fils et leurs petits-fils, dispersés sur les bords du Léman. Le poëte, en ces occasions, n'était pas toujours si solennel, mais toujours (car le chaume paternel ne l'inspirait pas autrement) grave, pieux et tendre. Vous aurez su, mon cher lecteur, ou peut-être vous n'aurez pas su que « les chants << avaient cessé. » L'auteur appartient à un pays (1) Livre I. Le Temps s'en va.

dont la situation est étrange, sans exemple peut-être. On a vu bien des choses; mais on n'a vu encore nulle part la société en quelque sorte se dédoubler, et, sur le même sol, deux peuples se constituer, dont l'un a dû céder à l'étranger quelques-uns de ses membres les plus distingués :

Au bord du toit, déjà les hirondelles

Forment leurs rangs et sonnent le départ.

L'une d'elles est l'auteur des Chansons lointaines. Ainsi, plus de chants en famille autour de l'antique foyer; plus d'anniversaires célébrés en commun. Cette veine est tarie; le poëte manque et manquera longtemps au pieux rendez-vous; mais la poésie avait en lui d'autres canaux où elle coule encore, et les événements mêmes qui ont changé la destinée de l'auteur ont élargi l'un de ces canaux, celui de l'ironie poignante et de la satire mélancolique.

Plusieurs des chansons de ce recueil, et non assurément des moindres, ont eu ces mêmes événements pour occasion et pour sujet. On ne demandera pas à quel bord politique, ou plutôt social. (puisqu'il s'agit d'une révolution sociale), appartient l'auteur des trois strophes que nous avons citées. Il est, pour tout dire en un mot, du parti de la civilisation; mais il ne confond point avec les intérêts de la civilisation ceux d'un conservatisme égoïste, et par conséquent aveugle, qui a le radicalisme en horreur, et qui lui ouvre follement la voie. Après ou avant la charmante chanson A mon ami Henri Euler, peintre... du gouvernement, la meilleure de celles

qu'on peut appeler politiques est Un bon conservateur, dont voici deux strophes; bien à regret nous supprimons les autres :

Mon lit est fait! et ce n'est pas sans peine!
Comme l'oiseau j'ai tressé brin à brin
Plume, duvet, fil de soie et de laine,
Et le voilà! je m'y repose enfin.
Vents, bercez-moi d'une aile fraîche et püre
Avec l'ombrage, avec le flot chanteur!
Terre, et vous cieux, et toute la nature,
Conservez-moi! je suis conservateur.
Mon lit est fait! je n'empêche personne
De faire aussi le sien comme il l'entend.
Tel n'en a pas, du moins je le soupçonne,
Mais j'ai le mien, c'est le point important.
Qu'on le dédouble, on en fera peut-être
Trois, tout au plus, de moyenne hauteur;
Mais ce serait un acte bas et traître.

Conservez-moi! je suis conservateur.

Mais, comme on peut s'y attendre, c'est le radicalisme et ses représentants que cherchent la plupart des flèches du poëte. Dans chacune des chansons intitulées Un petit roi, le Chant d'un égalitaire, que peu de choses, à notre connaissance, égalent, pour la formidable énergie de l'accent et de la pensée, la grande Aurore, A bas! le poëte irrité

Pousse au monstre, et, d'un dard lancé d'une main sûre,
Il lui fait dans le flanc une large blessure.

Le cri à bas, à bas tout court, avait pu, entre mille autres, retentir à l'oreille du poëte. Il est des révolutions dont ce cri sauvage est le premier comme le dernier mot. L'auteur le ramasse dans la boue et le jette, pour toute vengeance, à la face de ceux dont il

est le mot d'ordre quand ils combattent, et le refrain

quand ils s'avisent de chanter :

Tombe aux accords de nos lyres sauvages,

Arbre vieilli, planté par nos aïeux !

Va t'engloutir dans le torrent des âges,
Et dans ses flots qu'il t'emporte avec eux!
Tes longs rameaux ni ta noueuse écorce
Du noir destin ne te sauveront pas ;
Déracinons, déracinons à force !
A bas!

En attendant qu'un autre arbre s'élève,
O Liberté ! là, nous dressons le tien :
Mât pavoisé, mais qui n'a point de sève,
Point de racine et ne pose sur rien.
Aucun oiseau ne se fie à ses branches;
Même il en est qui, prenant leurs ébats,
Disent aussi, voix malignes et franches :
. A bas! >>

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La voix maligne et franche » que nous venons d'entendre a plus d'un accent. C'est sur un ton bien noble et bien touchant que M. Olivier, dans les morceaux intitulés les Héros helvétiques, les Pèlerins suisses, l'Avenir, Et in Arcadia, écrit d'une main ferme, mais l'œil humide, les mémoires poétiques d'une époque qui sera féconde, pour sa patrie et pour lui, en douloureux et amers souvenirs. Ailleurs, encore plus hardie, sa chanson, toujours chanson, chanson même plus que jamais, s'élève à une contemplation philosophique et religieuse de la vie de l'homme et des destinées de l'humanité. Le chef-d'œuvre de M. Olivier dans ce genre, et peut-être le chef-d'œuvre

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