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réalité véritable à travers les fantômes que nous appelons réalité. Cette poursuite ayant rencontré son objet dans l'objet de la foi chrétienne, on pourrait croire qu'elle doit cesser. Mais la restauration que la Parole évangélique et l'Esprit de Dieu opèrent en nous, ne nous reportent pas au point où le péché nous a pris. L'état nouveau peut bien être aussi bon, et même valoir mieux, que notre état primitif; mais il en diffère. La vertu remplace l'innocence; l'innocence ne se retrouve pas. Le souvenir de la chute demeure; la connaissance du bien et du mal demeure ; la vie et l'âme ne sont plus simples. On peut comparer l'état de primitive innocence à la pure lumière du jour, brisée ensuite par un prisme, que forment en se rencontrant deux surfaces inclinées en sens opposé : ces deux milieux nous représentent le péché et la rédemption; en les traversant tous deux, la lumière ne meurt pas, mais elle se décompose, et rejaillit au delà en sept couleurs admirablement nuancées. C'est encore la lumière, et ce n'est plus elle; cela est beau, ravissant même, et cela n'est plus simple; on voyait à travers la lumière, mais la lumière même, on ne la voyait pas; la réfraction, qui la rend visible, c'est la vertu après l'innocence.

L'homme n'est plus, ou n'est pas revenu encore à cet état de bienheureuse plénitude, où l'âme, attachée au bien sans l'avoir choisi, jouissant de ce bien sans en craindre la perte, enfermant tout son avenir dans son présent, ou plutôt n'ayant point d'avenir, pos

sédant une unité intérieure, non restituée, mais conservée, se trouve, par toutes ces raisons, hors des conditions de la poésie. Inconcevable état, dont notre conscience nous rend témoignage, mais que notre imagination ne peut nous représenter. Simplicité d'existence dont rien d'actuel, pas même la vie du petit enfant, ne peut nous faire entrevoir le secret. La situation du chrétien est bien différente; plus loin par ses inclinations du péché que de l'innocence, il comprend moins l'innocence que le péché; il est vainqueur, mais il a combattu; tous les jours encore il combat; il se réjouit avec tremblement; tout l'homme, tel que l'a fait notre chute, réside en lui, à l'exception de ce qui a fait notre chute; l'unité, sur tous les points à la fois, s'est reconstituée en lui; mais c'est une unité reconstituée, et qui laisse voir distinctement les éléments dont elle se compose. Il y a lutte encore, il y a crainte, il y a désir; il y a trois hommes en un seul, l'homme du passé, celui du présent, celui de l'avenir; l'espérance est certaine, mais confuse; la crainte réprimée, mais poignante; l'humanité glorifiée, mais humaine toujours: ne voyez-vous pas la poésie, après avoir été moissonnée jusqu'à sa racine, regermer et refleurir dans cette arrière-saison, ou plutôt dans ce second printemps de l'âme?

La question n'est pas de savoir ce qu'elle produira dès lors dans les formes de l'art; si son domaine sera plus large ou plus rétréci, ses inspirations plus variées ou plus uniformes: la question

est de savoir si la vie de la foi bannit de l'âme cette autre vie intérieure, qui, lorsque le talent s'y joint, s'exhale au dehors en images et en mélodie. La question semble avoir sa solution dans les circonstances que nous avons rappelées.

La religion d'ailleurs, la religion positive n'a-telle pas sa poésie? une poésie qui n'appartient qu'à elle? On veut bien en trouver dans les époques agitées de l'Église; on reconnaît qu'elle se cueille à pleines gerbes dans les souvenirs des persécutions et des martyres; mais les persécutions que l'âme subit en son intérieur, ce long, perpétuel et secret martyre de la fidélité, cet ardent combat de la prière, ces angoisses de la charité; ce zèle qui fait de chaque chrétien un autre Moïse sur un autre Nébo, soutenant de ses larmes cette armée de martyrs que ses vœux seuls peuvent accompagner dans une autre Canaan; la sainte épouvante qui saisit l'âme et l'imagination sur le bord des profondeurs de Dieu; la solennité toute nouvelle de la vie et de la mort; cette langue touchante de la création dont la foi retrouve la clef que le péché avait perdue... que d'éléments, que de sources de poésie ! et quand pourront-elles tarir? elles se renouvellent dans chaque âme, chacune répétant à sa manière le drame universel de la foi. Non-seulement le christianisme a sa poésie, mais tout chrétien de cœur est poëte, par cela seul qu'il est chrétien. C'est une source de poésie aussi bien que de vérité, ouverte à ceux dont l'âme, sans cela, n'eût fait guère que de la

prose. Plusieurs ont saintement médit de la poésie, ou l'ont niée; et leurs anathèmes quelquefois étaient de la poésie.

Le livre que nous annonçons résoudrait la question si elle n'était pas résolue; mais ce serait en la tranchant. Il n'y a pas de religion plus positive que celle dont ce volume est rempli; il n'y a pas non plus de poésie plus sincère; et elles ne sont pas à côté l'une de l'autre, mais incorporées l'une à l'autre; la fusion est parfaite; la soudure ne se fait voir nulle part. Je ne dois pas manquer d'ajouter qu'à la différence de bien d'autres poésies chrétiennes, la forme y est l'objet des soins les plus attentifs et les plus respectueux; décidé à enfermer ses pensées dans des vers, l'auteur a voulu les faire bons; il n'a pas cru que, dans un ouvrage qui tient à l'art par la forme, la piété des sentiments pût tenir lieu ou dispenser de pureté, d'élégance et d'harmonie; il serait poëte profane et mondain qu'il n'aurait pu soigner davantage sa poésie. Je trouve cela le plus naturel du monde; il me paraît tout à fait dans l'ordre, non-seulement que l'ami du vrai soit en même temps l'ami du beau, mais qu'un chrétien qui fait des vers y mette sa conscience aussi bien qu'à tout le reste, et les fasse aussi bons et aussi beaux que possible. Cela est parfaitement raisonnable; l'exemple est bon, nécessaire peut-être; dans un temps déjà éloigné de celui où Milton a chanté, on pourrait fort bien avoir oublié que de très bons vers peuvent couler

d'une plume chrétienne; Cowper et quelques autres ne sont pas assez connus pour empêcher la prescription de s'établir et la prévention de s'enraciner; et le temps pourrait venir où vers chrétiens et mauvais vers sembleraient termes synonymes. M. Chavannes maintient la tradition opposée. On en pourra juger, ainsi que du caractère de son talent à la fois élevé et naïf, par les morceaux que nous nous proposons de transcrire. Mais nous tenons à relever auparavant, dans ces poésies, quelque chose d'assez nouveau pour être remarqué : c'est l'alliance tout à fait naturelle, nullement factice ou calculée, de la foi chrétienne et de la sensibilité pour les merveilles de la création. Le Dieu de la grâce et le Dieu de la nature ne sont qu'un même Dieu dans l'âme de notre poëte; il ne sait pas les séparer; et la pensée de celui qui a donné Jésus-Christ à l'humanité lui fait seulement comprendre mieux et sentir plus profondément le Dieu «< qui a fait les cieux et la terre (1). » Cette union, qui profite à son aimable et touchante poésie, réjouira, sous un rapport plus sérieux, ceux qui ont senti le danger de présenter aux hommes une image mutilée de Dieu. Le premier morceau que nous citons a pour titre : C'est Lui. Nous soulignons, dans la dernière strophe, une faute de langue assez grave; nous croyons bien qu'elle est la seule de son espèce dans ce volume :

C'est toujours Lui! sa voix, pour arriver à l'âme,
Emprunte des accents à tout cet univers :

(1) Psaume CXXI, 2.

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