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de ces expressions vagues mais délicieuses, de ces inexactitudes sublimes ou touchantes, qui font le tourment du grammairien loyal. A quelle forme consacrée de la langue latine répond le sunt lacrymæ rerum de Virgile? Il y a des choses qui sont jugées par leur effet, adoptées ou rejetées d'acclamation, et où l'analyse ne doit pas toucher. De ce nombre sont quelques vers des Pensées d'Août, ceux-ci, par exemple :

Bocagère et facile il se montrait la gloire (1)...

Chemin creux sous des bois dans le torrent d'exil (2). Mais il faut les voir à leur place (pages 18 et 36) pour les sentir et pour savoir ce qu'ils valent.

Après tout cela, il faut bien convenir que la parole, même celle du poëte, est une analyse de la pensée; qu'elle doit méthodiquement décomposer le sentiment qui se forme dans l'âme de l'écrivain, et qui va, soutenu par elle, se reformer dans l'âme du lecteur. Il y a synthèse au point de départ, et synthèse au terme final, l'analyse remplit l'intervalle. Et cette analyse est logique; elle est bien différente de cette espèce de manipulation qui combine entre elles plusieurs substances pour en tirer une nouvelle, mais qui ne crée rien d'organique. La parole est une mécanique, non une chimie.

M. Sainte-Beuve est peintre plus délicat qu'il n'est exact écrivain. Il est, qui le croirait, vague d'expression pour être à sa manière plus précis. Il rogne la médaille pour la ramener au juste poids. Ce qui (1) Pensée d'Août.

(2) Monsieur Jean.

compléterait logiquement l'expression déborderait son sentiment; fût-ce de l'épaisseur d'un cheveu, c'est trop pour son compte, et il y remédie, s'il le faut, au dommage de la langue. Une teinte que les termes convenus ne reproduisent pas, il la demande à d'autres termes, aux dépens du bon usage. Pour arriver d'un coup jusqu'au sommet de sa pensée, il double la métaphore, il fait d'une image la racine d'une autre image, il élève le langage figuré à la seconde puissance. Ses négligences sont savantes, ses excès médités; mais qu'importe si l'usage est pourtant le maître, si l'usage marque le pas? qu'importe encore, car il faut tout dire, si le goût est essentiellement dans la mesure, et si le problème de l'artiste est de se mouvoir avec force et avec grâce dans une étroite enceinte, sans en raser la barrière, et de faire beaucoup de chemin dans un espace borné? On peut louer M. Sainte-Beuve d'avoir cherché le secret, qu'il a trouvé souvent,

D'un vers rajeunissant qui charme avec détour (4). Il y a dans son système (qui n'a que le tort d'être un système) un fonds de vérité qu'il a développé avec bien de la grâce dans son épître à M. Villemain. Mais il fallait, je crois, laisser faire l'inspiration, la nature; c'était à la critique à rédiger, après coup, la théorie de cette poésie; mais cette poésie ne devait pas s'annoncer comme une théorie. La vie poétique, à cause de cela, s'est voilée; elle s'est mise à l'état de chrysalide. Qui sait, qui voudra savoir (1) Pensée d'Août.

qu'un citoyen des royaumes de l'air y

tient repliées

et froissées ses ailes brillantes? Les poëtes, du moins, auraient dû le savoir et le dire: ils ne s'y trompent guère; ils reconnaissent de loin la poésie, ils la pressentent; à leur défaut il faudra que les profanes disent à leurs périls et risques que les Pensées d'Août sont de la poésie enveloppée, mais de la vraie poésie; chose excellente, chose rare! Ils diront même qu'il s'y trouve beaucoup plus qu'on ne l'a dit de poésie ostensible, de poésie au titre légal; que l'auteur de l'Ode au Loisir et des Larmes de Racine (1) n'a pas perdu le talent des beaux vers; qu'il les sait faire encore, et qu'il a semé les Pensées d'Août d'un grand nombre de ces lignes de lumière, de ces banderoles éclatantes, dont la souplesse, l'ampleur, l'ondulation, la vive couleur, signalent les vers bien faits que tout le monde aime. Mais c'est par l'âme, par le sentiment que M. SainteBeuve est poëte. Traversez, même à pas rapides, ce recueil de poésies avez-vous le sentiment d'en sortir comme vous y êtes entré? ne vous croyezvous pas, à l'issue, teint, imprégné de cette poésie? croyez-vous avoir traversé sans conséquence un milieu sans caractère? n'avez-vous pas de la vie, de l'humanité, une impression nouvelle? n'êtes-vous pas modifié? Tout poëte qui vous permet de répondre non à toutes ces questions n'était pas poëte; mais c'est un poëte que celui qui vous oblige à une

(1) Le premier de ces deux morceaux appartient au recueil intitulé Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, publié par M. Sainte-Beuve en 1829, le second aux Consolations, publiées en 1830. (Éditeurs.)

réponse affirmative. Qu'on fasse cette épreuve sur
l'Epître à M. Ampère, sur Monsieur Jean, sur les vers
à l'abbé Eustache, sur le dernier morceau du recueil.
Qu'on essaye de lire deux fois certains morceaux,
la première lecture n'étant guère que provisoire
quand il s'agit d'une diction si insolite et si impré-
vue. Dès la première lecture on goûtera certaines
pièces. Une partie de l'épître à M. Patin sur Catulle
est une de ces choses qu'on peut présenter sans
crainte « à des amis et à des ennemis. » Elle est toute
pénétrée des grâces du sujet même qui l'a inspirée:
Certes, la Grèce antique est une sainte mère,
L'Ionie est divine heureux tout fils d'Homère !
Heureux qui, par Sophocle et son roi gémissant,
S'égare au Cythéron, et tard en redescend!
Et pourtant, des Latins la Muse modérée

De plain-pied dans nos mœurs a tout d'abord l'entrée.
Sans sortir de soi-même, on goûte ses accords;
Presque entière on l'applique en ses plus beaux trésors;
Et, sous tant de saisons qu'elle a déjà franchies,

Elle garde aisément ses beautés réfléchies.

Combien d'esprits bien nés, mais surchargés d'ailleurs
De soins lourds, accablants et trop inférieurs,
Dans les rares moments de reprise facile,
D'Horace sous leur main ou du tendre Virgile
Lecteurs toujours épris, ne tiennent que par eux
Au cercle délicat des mortels généreux!
La Muse des Latins, c'est de la Grèce encore;
Son miel est pris des fleurs que l'autre fit éclore.
N'ayant pas eu du ciel, par des dons aussi beaux,
Grappes en plein soleil, vendange à pleins coteaux,
Cette Muse moins prompte et plus industrieuse
Travailla le nectar dans sa fraude pieuse,

Le scella dans l'amphore, et là, sans plus l'ouvrir,
Jusque sous neuf consuls lui permit de murir.

Le nectar, condensant ses vertus enfermées,
A propos redoubla de douceurs consommées,
Prit une saveur propre, un goût délicieux,

Digne en tout du festin des pontifes des dieux (1). Ce qui distingue la poésie intime de M. SainteBeuve, c'est de n'être pas purement lyrique, c'est son élément social, c'est ce goût d'observation sympathique et humaine, c'est par conséquent cet aspect d'histoire et de drame qu'elle revêt presque toujours. Le poëte est en quête d'âmes et de destinées intéressantes à observer, curieuses à connaître. L'attention affectueuse est un des caractères de son talent. D'autres sont curieux de végétaux, de livres ou de médailles; il est curieux, lui, de belles âmes cachées, de vertus ignorées d'elles-mêmes; ce sont ses médailles. Il n'en saisit pas uniquement l'aspect immédiat, mais l'idée secrète; ses anecdotes sont poétiques et sa poésie paraît de l'anecdote. Il semble à tout moment qu'il trahisse le secret de quelqu'un, et ce quelqu'un peut-être n'existe pas. On lui demanderait volontiers l'adresse de Marèze, de Doudun, de Ramon, pour les aller voir et faire amitié avec eux on voit qu'il sait l'endroit où Monsieur Jean repose; ce type touchant du maître d'école, cette personnification du premier besoin de notre siècle, mais surtout cette image d'une douleur tant multipliée par le christianisme, celle d'une àme forcée par ses principes de condamner l'objet qu'elle admire et qu'elle aime. C'est toute une tragédie que l'histoire de Monsieur Jean; c'est, en même temps, (1) A M. Patin.

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