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LETTRE DE M. SOUMET A M. VINET *.

MONSIEUR,

Permettez-moi de vous remercier de la constance infatigable avec laquelle vous avez analysé mon poëme; c'est pour moi un beau triomphe d'avoir attiré l'attention d'un critique aussi haut placé que vous, et je profiterai avec empressement et bonheur, pour ma prochaine édition, de quelques idées développées dans votre dernier article.

Je conçois que la religion réformée s'émeuve à l'apparition de mon œuvre, quelque faible qu'elle soit; les dogmes protestants flottent malheureusement à tous les vents de la parole humaine; les nôtres sont immuables comme la parole de Dieu; ils ne s'alarment pas d'une fiction; le moucheron du poëte ne peut rien sur le vieux lion du catholicisme. J'avais d'ailleurs tellement isolé mon épopée de la question théologique qu'il me semblait impossible que mes intentions fussent méconnues par personne, sous le rapport de l'orthodoxie.

Voici ce qu'on lit dans ma préface:

Préoccupé de l'immense amour de Jésus<< Christ pour ses créatures; absorbé dans la contemplation de son sacrifice, j'ai cru voir, pour

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* La lettre de M. Soumet, que nous recueillons ici, a été insérée, à sa demande, dans le Semeur, où l'étude de M. Vinet sur la Divine Épopée avait été publiée en quatre articles. La réponse de M. Vinet n'a pas été adressée au poëte; elle a paru dans le journal, à la suite de la lettre. (Éditeurs.)

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<< me servir des expressions de saint Chrysostôme, « le Fils de Dieu briser les portes d'airain de l'en« fer, afin que ce lieu ne fût plus qu'une prison mal assu« rée. J'ai cru voir, pour parler comme saint François de Salles, la grande victime souffrir en même << temps pour les hommes et pour les anges; j'ai cru voir, avec Origène, le sang théandrique baigner à la « fois les régions célestes, terrestres et inférieures. J'ai « fait de la force expiatrice une seconde âme uni«verselle ; j'ai supposé la rédemption plus puis

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sante que toutes les iniquités; j'ai supposé que l'archange prévaricateur n'avait pu donner à l'édi«<fice du mal l'éternité pour ciment. Je dis, j'ai supposé, parce que je ne veux pas qu'on se mé<< prenne sur la signification de mon œuvre. Je n'ignore pas que les paroles de saint Chrysostôme << ont été diversement interprétées par l'Église; je n'ignore pas qu'une opinion d'Origène puisée dans « les théogonies indiennes, s'anéantit devant le ju«gement des conciles, et je hasarde comme une simple fiction ce qu'il enseignait comme une « vérité.

«

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« Les entraves de la réalité n'existent point pour « la poésie; sa liberté fait sa grandeur, et, comme je le dis dans mon épigraphe, La lyre peut chanter « tout ce que l'âme rêve. Une vue de l'imagination << n'est pas une croyance; une invention épique ne << peut en aucune manière porter atteinte à l'inviola«ble autorité du dogme. Et, lorsque le poëte, dans « un élan d'espérance, ose dépasser les limites de

« la clémence suprême et demander un dernier mi«racle à l'amour divin, le chrétien se prosterne < avec respect devant le mystère le plus redoutable « du catholicisme. »>

Jamais profession de foi fut-elle plus entière? pourquoi donc élever un débat qu'elle rend impossible? pourquoi s'armer de tout un Dieu contre le néant d'un rêve épique? pourquoi invoquer l'éternelle vérité à propos d'un livre où l'auteur a écrit lui-même sur le frontispice: MENSONGE!!!

On l'a dit avant moi: Malheur à celui qui endormirait sa foi dans les fictions agitées des poëtes; il se réveillerait dans le désespoir. Est-il orthodoxe cet Abbadona repentant que M. de Chateaubriand appelle dans son Génie du Christianisme une des plus belles créations de Klopstock? Est-il orthodoxe ce poëme où le Dante a creusé un enfer pour y plonger ses ennemis et où il a déployé les pavillons du ciel pour en couvrir le front de sa maîtresse; ce poëme tout divin dont il a fait l'exécuteur de ses vengeances et l'apothéose de ses amours? Est-il orthodoxe ce tableau du jugement dernier où les formes du paganisme n'ont d'autre voile que les splendeurs de l'art, où la barque de Caron flotte sur la mer morte d'un enfer chrétien, où MichelAnge n'a pas craint de porter un défi dérisoire à la justice de Dieu, en osant se placer lui-même parmi les damnés, afin de contempler de plus près le serpent de Moïse mordant les nudités honteuses d'un cardinal?

Je n'oserais pas rappeler de semblables images, si ce tableau, consacré par l'approbation des souverains pontifes, ne décorait depuis trois cents ans une des chapelles du Vatican, pour ajouter à la religion des peuples.

Je m'arrête: - Mon hymne d'expiation est toute symbolique. Combien de fois, dans les traverses de la destinée, n'avons-nous pas senti les miraculeux apaisements de la miséricorde divine! combien de fois n'avons-nous pas senti, à certaines grandes époques de notre vie, la force rédemptrice triompher de notre désespoir et Jésus-Christ descendre lui-même pour le racheter, jusque dans cet enfer que nos mauvaises passions avaient allumé dans notre âme !!

Je m'arrête..... Mais peut-être votre devoir de critique indépendant devait vous commander de rechercher avec soin les diverses acceptions du mot éternité, depuis Zoroastre jusqu'à nous: peut-être deviez-vous interroger les étymologies orientales qui auraient jeté quelque jour sur cette question. Le mot Éternité se compose de la radicale E, qui signifie la vie, et qui était représentée dans les alphabets primitifs par le visage de l'homme (et du fameux ternaire sacré. Le mot Éternité pour la science philosophique ne veut pas dire existence sans fin (car commencement et fin ne sont que des phénomènes de notre cognition sans aucun rapport peutêtre avec les choses vraies en elles-mêmes), mais bien existence ternaire, existence nouménique, l'existence des existences.

Je m'arrête..... Mais saint Jean Chrysostôme aima mieux souffrir la persécution que de consentir à lancer l'anathème contre la doctrine d'Origène, et j'ai l'assurance, Monsieur, qu'il eût été moins sévère que vous pour le sujet d'un rêve de la muse. J'ai l'honneur d'être avec une haute considération,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur,
ALEXANDRE SOUMET.

Paris, ce 21 mai 1841.

RÉPONSE DE M. VINET.

M. Soumet a rendu justice au sentiment qui nous a rendu sévère envers son ouvrage. Il ne nous appartenait pas de l'être pour notre compte; mais nous étions tenu de l'être pour le compte des principes; la conscience même de notre faiblesse ne nous en dispensait pas. M. Soumet l'a compris, et nous l'en remercions.

Du reste, il attribue notre sévérité à notre qualité de protestant. Ceci nous a fait sourire. Il ne se doute pas combien celui qui écrit ces lignes est peu protestant, au sens négatif et polémique du mot. Il nous semble encore à cette heure qu'un catholique eût pu écrire et pourrait signer nos articles. Il est vrai qu'entre un protestant et un catholique M. Soumet signale une différence dont nous ne nous étions point avisé. Le premier, logé dans un édifice bran

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