Qu'on nous permette encore de citer le morceau suivant sur la Russie : Les âges reculés du vieux globe où nous sommes Aux limites du globe adossée et durcie, Prise dans ses glaçons comme en un grand réseau, Au monstre belliqueux cinq cents ans ont suffi (1). Mais rien n'est peut-être plus grandiose, et ne (1) Chant VI. donne aussi bien la mesure de M. Soumet, que le morceau par lequel s'ouvre son poëme, et qui présente son dessein sous une forme allégorique : Un aigle qui planait sur un ciel nuageux, Son vol s'y plonge... il vient, l'aile sur sa conquête, Nous citerions une quantité de morceaux dignes de figurer avec ceux-ci : ainsi la description de Constantinople (2); le Stabat de Pergolèse (3); la fête de Néron (4); les Adieux des Anges à la terre (5). La fé(3) Chant I. (1) Chant I. (2) Chant IV. (5) Chant VII. condité de M. Soumet, son étonnant travail d'invention, la force avec laquelle il s'empare des idées les plus difficiles, et les dompte à la façon de ce cavalier qu'il nous montrait tout à l'heure aux prises avec son coursier; sa verve soutenue, son haleine infatigable, sont des mérites rares à leur degré, et auxquels il ne manquait, pour placer bien haut la Divine Épopée, que d'être appliqués à une conception plus heureuse. Il est inutile, après nos citations, de rien dire du talent de M. Soumet comme versificateur. Il suffira de dire que c'est partout la même netteté d'expression et de tournure, la même facture large, la même élasticité dans le ressort de la phrase. A ne voir que la grandeur des matériaux dont il la compose, la hardiesse de leur forme et de leur agencement, on a l'idée de ces constructions royales où la pierre de taille a seule été employée; à voir la liberté des tours et la souplesse des mouvements, on se représente ces machines puissantes sous lesquelles le métal se courbe comme un roseau et coule comme de l'huile. Des yeux peu attentifs iront plus loin peut-être, et réclameront un éloge spécial pour la précision du style de l'écrivain. Il y a, en effet, assez de vers pleins et concis, assez de phrases d'un tour aisé et sentencieux, pour qu'on se fasse quelque illusion. M. Soumet pourtant est moins précis qu'il ne semble. Il l'est surtout vers par vers; et souvent encore le premier des deux paye la précision du second. Il paraît avoir suivi la fameuse règle de Boileau, règle peu judicieuse à notre avis, de faire le second vers avant le premier. Un artifice adroit, dont presque chaque page du poëme offre des exemples, facilite à l'écrivain ces vers tout d'une venue, substantiels et consistants, où la pensée s'ajuste comme dans un moule. Nous voulons parler de ces parenthèses ou appositions qui remplissent, avec un grand air de nécessité et de sérieux, le second hémistiche du premier vers, pour que la pensée qu'il s'agit de rendre commence et finisse avec le second. Je doute que Boileau eût goûté, bien qu'il l'ait quelquefois pratiquée, cette manière de comprendre sa maxime; et s'il est vrai qu'il ait appris à Racine à faire le second vers avant le premier, le disciple a montré qu'il en savait plus que le maître; car personne ne dira jamais, en lisant Racine, lequel des deux vers consécutifs a été pensé et fait le premier. Racine n'a point, à ce qu'il nous semble, de distiques comme ceux-ci : Et si je n'avais pas, prêt à changer de trône, Et qui semblait porter, magnifique parure, -- - Que sous son froid ciseau ne rencontrerait pas, Des formes du génie essayant le mélange, Phidias évoqué pour sculpter un archange (3). Ici c'est un vers tout entier qui marque le pas entre deux autres. Afin d'y consacrer, merveille enluminée, La fête des flambeaux à la nouvelle année (4). (1) Chant IV. (2) Chant V. (3) Chant V. (4) Chant VI. -Je te venge à la fois, fondateur surhumain, -Sentiez-vous auprès d'eux, charme qu'on ne peut dire, Le procédé est souvent appliqué avec beaucoup d'adresse et de bonheur; mais les vers qu'on vient de lire prouvent que ce bonheur n'est pas constant. Dans un distique tel que celui-ci : OEdipe enfin triomphe; aveugle radieux, L'Euménide pour lui frappe aux portes des dieux (3); la cheville est un clou d'or; mais trop souvent c'est une cheville et qui n'est pas même rivée. Encore un mot et nous aurons fini. Nous ne sommes pas de ceux qui, dans les maux légers, courent aux remèdes héroïques, et qui veulent qu'on applique immédiatement les plus grandes causes aux plus petits effets; il nous paraîtra toujours ridicule de détourner le Niagara pour faire tourner une roue de moulin; cependant nous ne saurions supprimer une réflexion qui se présente à nous. Si l'auteur de la Divine Épopée eût mieux compris le christianisme, il aurait évité presque tous les défauts que lui reprochera la critique littéraire, et aurait orné son poëme de beautés plus sublimes sans doute, mais surtout plus simples et plus touchantes. (1) Chant VI. (2) Chant VI. (3) Chant V. |