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Qu'on nous permette encore de citer le morceau suivant sur la Russie :

Les âges reculés du vieux globe où nous sommes
Ont vu souvent le Nord, le Nord fabrique d'hommes,
Passer sur notre Europe en torrents populeux,
Ne laissant que le nom d'un désastre après eux.
Mais le torrent des czars fut une mer profonde
Qui sut rendre éternel chaque pas de son onde,
Et déborda sur nous sans que jamais le temps
Enlevât une écaille à ses léviathans.

Aux limites du globe adossée et durcie,
Colosse de frimas, la sauvage Russie,

Prise dans ses glaçons comme en un grand réseau,
Se souvint du Caucase où posa son berceau;
Fit un pas, et bientôt, conquétes solennelles,
Ouvrit sa bouche avide à l'air des Dardanelles;
L'air enivrant et chaud dans son sang fermenta.
Au cœur de l'Orient un seul bond la jeta;
Elle crut à son sort et devança l'histoire.
Ce fut un éléphant monté par la victoire,
Qui, fier d'avoir courbé sous ses pesantes lois
La Perse où je (Napoléon) voulais exiler ses exploits,
Revient vers l'Occident avec ses tours guerrières ;
Sa trompe de l'Europe arrache les barrières;
De son ciel despotique il nous porte la nuit.
Écrasant quelquefois le czar qui le conduit,
Dotant son dur pays des délices du nôtre,
Avançant, chaque siècle, un pied après un autre,
Ainsi que le Danube il traverse le Rhin ;
Son sillon d'esclavage est creusé dans l'airain.
S'il se couche un moment sur le sol qu'il dérobe,
Il prend, pour son sommeil, tout un côté du globe;
Et pour sortir vainqueur du funeste défi,

Au monstre belliqueux cinq cents ans ont suffi (1).

Mais rien n'est peut-être plus grandiose, et ne

(1) Chant VI.

donne aussi bien la mesure de M. Soumet, que le morceau par lequel s'ouvre son poëme, et qui présente son dessein sous une forme allégorique :

Un aigle qui planait sur un ciel nuageux,
Veut savoir s'il est roi de l'empire orageux,

Son vol s'y plonge... il vient, l'aile sur sa conquête,
Se placer, comme une âme, aux flancs de la tempête,
Et surveiller de près tous les feux dont a lui
Ce volcan voyageur qui s'élance avec lui.
Mais brisé dans sa force, il hésite, il tournoie;
L'horizon de la foudre autour de lui flamboie;
Et, sous le vent de feu courbant son vol altier,
Ce roi de la tempête en est le prisonnier.
Emblème tourmenté de l'existence humaine,
Un tourbillon l'emporte, un autre le ramène ;
Son cri royal s'éteint au bruit tonnant des airs;
Un éclair vient brûler son œil rempli d'éclairs.
Alors, tout effaré, comme un oiseau de l'ombre,
Ou pareil, dans la nue, au navire qui sombre,
On voit, aux profondeurs de cet autre océan,
Flotter, demi-noyé, l'aigle aveugle et béant.
La grêle bat son flanc qui retentit... L'orage,
Comme un premier trophée, emporte son plumage.
Il cherche son soleil; mais, d'ombres tout chargé,
Sur un écueil des cieux le soleil naufragé
A perdu, comme lui, son lumineux empire:
Son disque défaillant dans le nuage expire;
Et l'ouragan, vainqueur de son triste flambeau,
Engloutit l'aigle et l'astre en un même tombeau (4).

Nous citerions une quantité de morceaux dignes de figurer avec ceux-ci : ainsi la description de Constantinople (2); le Stabat de Pergolèse (3); la fête de Néron (4); les Adieux des Anges à la terre (5). La fé(3) Chant I.

(1) Chant I.
(4) Chant IV.

(2) Chant IV.

(5) Chant VII.

condité de M. Soumet, son étonnant travail d'invention, la force avec laquelle il s'empare des idées les plus difficiles, et les dompte à la façon de ce cavalier qu'il nous montrait tout à l'heure aux prises avec son coursier; sa verve soutenue, son haleine infatigable, sont des mérites rares à leur degré, et auxquels il ne manquait, pour placer bien haut la Divine Épopée, que d'être appliqués à une conception plus heureuse.

Il est inutile, après nos citations, de rien dire du talent de M. Soumet comme versificateur. Il suffira de dire que c'est partout la même netteté d'expression et de tournure, la même facture large, la même élasticité dans le ressort de la phrase. A ne voir que la grandeur des matériaux dont il la compose, la hardiesse de leur forme et de leur agencement, on a l'idée de ces constructions royales où la pierre de taille a seule été employée; à voir la liberté des tours et la souplesse des mouvements, on se représente ces machines puissantes sous lesquelles le métal se courbe comme un roseau et coule comme de l'huile. Des yeux peu attentifs iront plus loin peut-être, et réclameront un éloge spécial pour la précision du style de l'écrivain. Il y a, en effet, assez de vers pleins et concis, assez de phrases d'un tour aisé et sentencieux, pour qu'on se fasse quelque illusion. M. Soumet pourtant est moins précis qu'il ne semble. Il l'est surtout vers par vers; et souvent encore le premier des deux paye la précision du second. Il paraît avoir suivi la fameuse règle de Boileau, règle

peu judicieuse à notre avis, de faire le second vers avant le premier. Un artifice adroit, dont presque chaque page du poëme offre des exemples, facilite à l'écrivain ces vers tout d'une venue, substantiels et consistants, où la pensée s'ajuste comme dans un moule. Nous voulons parler de ces parenthèses ou appositions qui remplissent, avec un grand air de nécessité et de sérieux, le second hémistiche du premier vers, pour que la pensée qu'il s'agit de rendre commence et finisse avec le second. Je doute que Boileau eût goûté, bien qu'il l'ait quelquefois pratiquée, cette manière de comprendre sa maxime; et s'il est vrai qu'il ait appris à Racine à faire le second vers avant le premier, le disciple a montré qu'il en savait plus que le maître; car personne ne dira jamais, en lisant Racine, lequel des deux vers consécutifs a été pensé et fait le premier. Racine n'a point, à ce qu'il nous semble, de distiques comme ceux-ci :

Et si je n'avais pas, prêt à changer de trône,
De l'un à l'autre pôle élargi ma couronne (1).

Et qui semblait porter, magnifique parure,
Une triple auréole au lieu de chevelure (2).

--

- Que sous son froid ciseau ne rencontrerait pas,

Des formes du génie essayant le mélange,

Phidias évoqué pour sculpter un archange (3).

Ici c'est un vers tout entier qui marque le pas entre deux autres.

Afin d'y consacrer, merveille enluminée,

La fête des flambeaux à la nouvelle année (4).

(1) Chant IV.

(2) Chant V.

(3) Chant V.

(4) Chant VI.

-Je te venge à la fois, fondateur surhumain,
Du marteau de Cambyse et du sceptre romain (1).

-Sentiez-vous auprès d'eux, charme qu'on ne peut dire,
Se fondre votre cœur dans leur premier sourire (2) ?

Le procédé est souvent appliqué avec beaucoup d'adresse et de bonheur; mais les vers qu'on vient de lire prouvent que ce bonheur n'est pas constant. Dans un distique tel que celui-ci :

OEdipe enfin triomphe; aveugle radieux,

L'Euménide pour lui frappe aux portes des dieux (3);

la cheville est un clou d'or; mais trop souvent c'est une cheville et qui n'est pas même rivée.

Encore un mot et nous aurons fini. Nous ne sommes pas de ceux qui, dans les maux légers, courent aux remèdes héroïques, et qui veulent qu'on applique immédiatement les plus grandes causes aux plus petits effets; il nous paraîtra toujours ridicule de détourner le Niagara pour faire tourner une roue de moulin; cependant nous ne saurions supprimer une réflexion qui se présente à nous. Si l'auteur de la Divine Épopée eût mieux compris le christianisme, il aurait évité presque tous les défauts que lui reprochera la critique littéraire, et aurait orné son poëme de beautés plus sublimes sans doute, mais surtout plus simples et plus touchantes.

(1) Chant VI.

(2) Chant VI.

(3) Chant V.

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