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siasme, s'écrier avec notre auteur, au bord de ce puits caché et profond :

Si les cieux défendus manquent à notre essor,

Perçons, perçons la terre, on les retrouve encor (1)! Nous voici arrivé, sans nous en douter, à la seconde partie de notre tâche, à l'examen littéraire des Pensées d'Août. Qu'il nous soit permis, avant de l'entreprendre, de remercier l'auteur d'avoir ouvert à la grande vérité un sentier de plus vers le monde. Il n'est pas le seul, grâce à Dieu, qui ait senti pour la société le besoin d'une règle morale et du retour vers les affections fondamentales; il n'est pas le premier, non plus, qui ait parlé en vers des choses divines et des perspectives éternelles; mais il est le seul, à notre connaissance, qui ait nommé, tantôt par leur nom, tantôt par leur substance et leurs effets, les éléments distinctifs du christianisme, le seul chez qui la conscience, la grâce et l'humilité apparaissent comme conditions d'une religion vraie, le seul par conséquent dont l'accent soit véritablement sérieux et pénétrant. Cette manière de poésie religieuse est nouvelle et inattendue; on le sentirait rien qu'à la surprise du public, qui cesse de comprendre ou qui comprend trop bien. La réalité ici se reconnaît à l'œil nu. Cette religion tire à conséquence. Que si l'on nous reprochait de parler ici d'une œuvre lorsqu'il s'agit d'un ouvrage, de dépasser ainsi les attributions de la critique, et que sais-je? de violer l'asile de la personnalité, le reproche nous (1) A M. Villemain.

semblerait bizarre. Jamais, nous le pensons, la poésie n'a été plus personnelle; jamais les poëtes ne nous ont tant parlé d'eux-mêmes; ils semblent avoir pris pour devise ces paroles de Montaigne : « Je me suis présenté moy mesme à moy pour argu<< ment et pour obiect; je n'ay pas plus faict mon << livre que mon livre m'a faict : livre consubstantiel « à son aucteur, membre de ma vie (1); » en un mot, ils se déclarent hommes d'abord, artistes en seconde ligne et pour la forme; ils le disent en vers dans le volume, ils le disent en prose dans la préface; le moyen de ne les pas croire? le moyen de les prendre sur un autre pied? et quand on les prendrait au mot, de quoi oseraient-ils bien se plaindre? De ce qu'on les a crus sincères? De ce qu'on a sympathisé avec eux? De ce qu'on a partagé leurs préoccupations? De ce qu'on a parlé d'eux à l'occasion de leurs vers qui ne parlent d'autre chose? Eh bien ! qu'ils le disent une bonne fois; et nous saurons alors que toute leur affaire n'était que jeu, que nous étions dupes, et eux... quoi donc, je vous prie? Si notre confiance les divertit, tant pis; si nos louanges les raillent, tant mieux; nous ne cesserons de les prendre au mot, de dire: Il croit, de celui qui a dit : Je crois, de dire avec compassion: Il a pleuré, de celui qui publie qu'il a pleuré. Sincères et sérieux, ces aveux sont beaux, ils ont de la grandeur; nous les tiendrons pour sincères; nous ne nous lasserons point d'encourager ces efforts, d'applaudir à ces (1) MONTAIGNE. Essais. Livre II, chapitre XVIII.

bonnes intentions; ils subiront nos éloges, et nous verrons en définitive de quel côté sera le ridicule. Il faut que cette poésie, si elle n'est que poésie, catégorise enfin, qu'elle dise ce qu'elle est, ce qu'elle veut; qu'elle tombe par conséquent, puisqu'elle ne fleurit que grâce à l'erreur commune, et ne vit que de notre crédulité. Ici, nous avons demandé l'homme au poëte avec une double confiance d'abord parce que, en tout cas, c'est notre droit, lorsque le poëte s'annonce comme son propre sujet; ensuite parce que nous savions à qui nous avions affaire. Outre qu'il est un genre d'affection et de religion qu'un poëte n'a nul intérêt à cultiver publiquement, et qui est précisément celui des Pensées d'Août, l'auteur de ces Pensées a fait depuis longtemps ses preuves d'indépendance; il n'est pas de ceux qu'on a vus flatter l'opinion du jour et ses caprices avec de hautaines paroles; et nous sommes convaincu qu'il trouvera bon et juste, et ne craindra nullement, que, sur ces sérieuses matières, ses lecteurs le prennent au mot. Sous le mot est la chose; dans le livre est une âme ; derrière le poëte un homme, qui se porte caution, dans leur exacte mesure, des paroles du poëte, paroles qu'a mesurées, en les traçant, une véracité attentive et délicate. Mais il y a le poëte aussi, l'homme d'art, le littérateur; et nous ne prétendons pas le négliger.

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Toute langue est insuffisante aux besoins du génie; elle le supporte, mais elle plie sous lui. Tout

talent individuel refait plus ou moins la langue à son image; la merveille, c'est d'arriver au but sans rien briser, en profitant de toute l'élasticité dont la langue est pourvue; et moins une langue a ménagé de ressources aux besoins de la pensée individuelle, plus l'art est excellent, plus l'exercice est profitable. Notre idiome est un de ceux qu'on peut dire cassants, il rompt plutôt qu'il ne plie; un mouvement un peu brusque, une hardiesse mal préparée le froisse et le fait grimacer; il y faut bien du ménagement, il ne faut pas oser trop d'une seule fois, et l'innovation n'est heureuse que lorsqu'il s'en est peu fallu qu'elle ne passât inaperçue, et que pourtant on s'étonne, après coup, de ne l'avoir pas remarquée.

Au reste, c'est par manière de parler que nous personnifions ici la langue, qui certes ne s'aperçoit, ne s'alarme et ne se plaint de rien. Tout cela regarde le public, à qui la langue est comme incorporée, et qui se ressent de tout ce qui la touche. Rien n'est plus intimement uni à un homme, à un peuple, que sa langue; ce n'est pas seulement l'instrument de sa pensée, c'en est le fond; c'est la vraie image de sa vie, c'est toute sa vraie philosophie. C'est en même temps le résultat de la vie sociale, et le moyen de cette vie; c'est une indispensable condition d'ordre, de ralliement, et par conséquent de progrès; c'est le talisman de notre Babel. Quoi d'étonnant si un instinct universel veille d'un soin jaloux sur un vocabulaire et sur

une grammaire dont l'altération rendrait imminentes et la confusion des langues et la dispersion, non plus des tribus, mais des forces de la société. Veiller sur la langue, c'est veiller sur la société même.

Par conséquent attenter à la langue, c'est porter atteinte à la société. Et la société s'en venge d'une manière bien simple, en refusant de comprendre celui qui ne parle pas comme elle. Cependant la pensée et le talent ont aussi leur droit, nullement contradictoire à l'intérêt de la société, qui doit ses progrès au talent et à la pensée. Par cela seul que la société vit, se meut et se développe, la langue fait tout cela de son côté; il y a même des changements d'expression et de tour dont personne, ou plutôt dont tout le monde, peut se dire auteur ou complice changements anonymes, spontanés, nés de la volonté des faits plutôt que de l'arbitre d'un homme. Mais plusieurs de ces changements, même de ceux qu'attendait la société, et d'autres, en plus grand nombre, qu'elle ne demandait pas, sont individuels dans leur origine. Tout dans leurs succès dépend de l'à-propos et de la mesure. La question ne peut se résoudre par d'autres principes. Notez que je parle des changements raisonnables en soi, puisque les autres sont condamnés par leur nature; mais ceux mêmes qu'on pourrait justifier par le raisonnement et l'analogie, ne peuvent toujours se sauver par là; il y a une autre pierre de touche, il y a une loi plus forte l'intérêt de la société, compris dans

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