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philosophie d'une autre réparation; on ne saurait absoudre son œuvre d'une tendance assez prononcée à l'humanitarisme. Ce n'est pas tant, chez lui, doctrine exclusive que prédominance trop forte des considérations humanitaires, si légitimes d'ailleurs, sur celles qui touchent à la vie et à la morale individuelles. Je n'en veux envisager ici que l'effet littéraire. Il me paraît peu en harmonie avec les conditions de l'art, aussi longtemps que les conditions de l'art n'auront pas changé, c'est-à-dire aussi longtemps que l'humanité ne sera pas humanitaire. Or l'humanitaire même ne l'est pas lorsqu'il lit de la poésie; il la lit en homme, il la veut humaine; des intérêts purement collectifs, suffisants dans un livre de philosophie politique, ne sont point assez animés, assez sensibles pour un poëme; la majesté qui s'y attache a besoin d'être tempérée par quelque intérêt d'une nature moins vague et d'un objet plus circonscrit; l'humanitaire, qui n'a qu'un seul cœur, qui ne sent point battre dans sa poitrine le cœur du genre humain, cherche dans la poésie comme dans la vie des intérêts, des situations, des émotions semblables aux siennes; et comme il n'y a que des cœurs individuels qui en éprouvent de pareilles, et dont les battements puissent servir d'écho à ses propres pulsations, il demandera toujours à l'art des personnalités indivisibles, des êtres semblables à lui, des hommes, en un mot, comme centres, tout au moins, et comme foyers sensibles, des idées que vous lui présentez. Toute œuvre où manque ce

et

point lumineux et vif, est comme un visage sans yeux, ou comme un paysage sans eaux; on y sent je ne sais quoi d'aveugle et d'éteint; le regard s'émousse et s'amortit sur ces objets ternes, sur ces mornes perspectives; le vaste ne pouvant le fixer, le fatigue et le perd; le collectif et l'abstrait ne sont pas longtemps poétiques. De quelque poésie que M. Quinet ait fleuri son œuvre, elle appartient donc, ainsi que ses ouvrages précédents, à la philosophie encore plus qu'à la poésie; et tant qu'il suivra cette voie, malgré la vocation d'artiste qu'il faut lui reconnaître, il ne sera homme d'art et poëte qu'à moitié. Nous l'invitons, par plus d'une raison, à entrer dans le chemin plus large et plus frayé des simples poëtes. En attendant, il serait bien injuste de méconnaître les côtés nombreux par où sa parenté avec eux se révèle. C'est son système, ce n'est pas lui, qui manque de poésie. Page à page, nous l'avons dit, il est vraiment poëte, quoiqu'il n'ait pas encore toute l'habileté de forme et toutes les ressources d'exécution de ceux qu'on peut appeler plus spécialement hommes d'art, et qui n'ont pas procédé, comme lui, de la science à la poésie, c'est-à-dire de l'abstraction à la création. Il faut lui savoir gré d'avoir tempéré, depuis Ahasvérus, l'éclat de ses couleurs, réprimé l'audace de ses métaphores, et rabattu quelque chose de cet hyperbolisme qui, parfois, à force d'enchérir sur soi-même, pouvait passer pour de l'ironie. Avec toutes ces réserves, l'invention de M. Quinet n'est jamais bien loin du prodigieux, et

n'aurait guère à faire pour y rentrer. Il y rentre même quelquefois. Prométhée offre quelques-uns de ces traits, si nombreux dans Ahasvérus, où la parole, s'obstinant à exprimer ce qui ne peut pas même se concevoir, ne parvient point à s'achever, et n'offre à l'esprit aucun sens distinct. J'aime mieux du moins rapporter à cette cause qu'à toute autre certains non-sens que tout le monde remarquera:

Du milieu des cités le concert qui s'élance
Des premiers jours du monde a rompu le silence;
Les rois instruisent le néant (1)...

Et la cité qui vient d'éclore,
Des vagissements de l'aurore

Remplit l'antre des léopards (2)...

Mais ce Caucase (le Calvaire), où peut-il être ?
Où donc vois-tu, dans ce vallon,

L'absinthe sécher et renaître

Sous le prophétique aquilon (3) P

Et l'on aimera mieux, je pense, trouver un nonsens qu'un sens dans ces vers du chœur des Sibylles: Le Dieu! le Dieu nouveau qui gonfle ma poitrine.

(Notez bien qu'il s'agit du Christ.)

Dans mes yeux il étincelle.....

C'est lui qui court dans ma veine.....

Je le sens dans toutes choses,

Dans le calice des roses,
Dans les pleurs des nations.....
Dans le cirque des lions,
Quand le thyrse se balance,
Quand la bacchante s'élance
Vers la couche des plaisirs ;

Dans la lyre qui le brave (4)...

(1) Ire Partie, IV. (2) Ibid.

(3) IIe Partie, V. (4) IIe Partie, VIII.

Si c'était là de l'ivresse poétique, il faut avouer qu'elle ressemble trop, dans ses effets, à une sorte d'ivresse. Pourtant on aimerait mieux supposer ici l'ivresse ou la rêverie, aigri somnia, que de supposer que le poëte a bien su ce qu'il voulait dire. S'il a eu conscience de sa pensée, que faire du passage de sa préface où il désavoue les doctrines panthéistes? Le panthéisme n'est-il pas ici, avec ses conséquences les plus extrêmes et son aspect le plus hideux? Et peut-on, sans effroi, se figurer le Dieu nouveau, c'est-à-dire Dieu dans sa notion la plus parfaite et la plus pure, identifié avec les chants qui le nient, les excès qui l'affrontent, et les attentats qui l'outragent? Ah! qu'il est pénible de rencontrer de telles contradictions dans une telle œuvre ! et qu'on reconnaît bien, à ce manque de respect dans le langage, l'absence de la seule conviction qui puisse faire prononcer le nom saint avec la sainte terreur qui lui est due!

Le sujet de Prométhée rentraînait sans cesse M. Quinet vers le prodigieux. Quelle action! quelles scènes! quels acteurs! L'humanité elle-même n'est qu'un de ses personnages; la terre, l'océan, le ciel avec tous ses dieux, n'ont chacun dans ce poëme qu'une voix individuelle; les individus à leur tour n'y sont que des voix, des symboles, des idées; Prométhée, pur autant que possible de personnalité, est le cœur éternel de l'homme, avec ses besoins et ses passions éternelles; il n'y a, en un mot, dans les personnes et dans les choses, rien qui se présente à

nous sous le point de vue et dans les rapports qui constituent à nos yeux l'aspect du monde réel. Comment imposer à l'expression une mesure et des limites en des sujets qui n'ont ni limites ni mesure? Il n'y a peut-être que le sérieux de la pensée et de l'intention qui puissent garantir une imagination si puissante des écueils contre lesquels elle a donné dans Ahasvérus, où le plaisir qu'on reçoit de tant de beautés inouïes participe véritablement du vertige et de l'effroi.

Je suis un peu confus d'être arrivé au terme de cette longue analyse sans avoir presque parlé du plan et de la marche de l'ouvrage. Il est trop tard pour réparer cette faute. On a compris d'ailleurs que cet ouvrage est la trilogie qu'Eschyle avait tout entière embrassée, mais dont nous n'avons, de la main de ce poëte, que la partie moyenne, le Prométhée enchaîné. Le premier acte de M. Quinet nous montre les premiers humains sortant des mains de Prométhée, le feu ravi par ce prophète aux entrailles des volcans, la civilisation prophétisée, l'humanité, sous le nom d'Hésione, bégayant ses premières paroles et se saisissant de la vie avec transport. La vengeance des dieux s'accomplit, au second acte, sur Prométhée et sur son œuvre; l'humanité a cessé d'espérer; Prométhée, enchaîné sur le Caucase, a cessé de croire, il n'a plus foi à son œuvre, et, pour comble de désespoir, il n'a plus foi en lui-même. Au troisième acte, l'expiation étant consommée et les temps accomplis, les tyrans de Prométhée

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