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Virginie, "de la Rivière-noire, où nous avons été demander la grâce d'une pauvre esclave maronne, et voilà que ces noirs nous ont ramenés." Madame de la Tour embrassa sa fille sans pouvoir parler. Marguérite serrait Paul dans ses bras et lui disait: "Et toi aussi, mon fils, tu as fait une bonne action. Quand elles furent arrivées dans leur case, avec leurs enfants, elles donnèrent bien à manger aux noirs, qui s'en retournèrent dans leurs bois, en leur souhaitant toute sorte de prospérités. Bernardin de St. Pierre.

LE MASQUE DE FER.

Quelques mois après la mort de Mazarin, il arriva1 un événement qui n'a point d'exemple; et, ce qui est non moins étrange, c'est que tous les historiens l'ont ignoré. On envoya dans le plus grand secret au château de l'île SainteMarguerite, dans la mer de Provence, un prisonnier inconnu, d'une taille au-dessus de l'ordinaire, jeune, et de la figure la plus belle et la plus noble. Ce prisonnier, dans la route, portait un masque dont la mentonnière avait des ressorts d'acier, qui lui laissaient la liberté de manger avec le masque sur son visage: on avait ordre de le tuer s'il se découvrait. Il resta dans l'île jusqu'à ce qu'un officier de confiance', nommé Saint-Mars, gouverneur de Pignerol, ayant été fait gouverneur de la Bastille, l'an 1690, l'alla prendre à l'île Sainte-Marguerite, et le conduisit à la Bastille toujours masqué. Le marquis de Louvois alla le voir dans cette île avant la translation, et lui parla debout et avec une considération qui tenait du respect. Cet inconnu fut mené à la Bastille, où il fut logé aussi bien qu'on peut l'être dans le château: on ne lui refusait rien de ce qu'il demandait; son plus grand goût était pour le linge

'there occurred. confidential officer. I came to fetch him from. 'approached.

d'une finesse extraordinaire, et pour les dentelles; il jouait de la guitare. On lui faisait la plus grande chère,' et le gouverneur s'asseyait rarement devant lui. Un vieux médecin de la Bastille, qui avait souvent traité cet homme singulier dans ses maladies, a dit qu'il n'avait jamais vu son visage, quoiqu'il eût souvent examiné sa langue et le reste de son corps. Il était admirablement bien fait, disait ce médecin; sa peau était un peu brune; il intéressait par le seul ton de sa voix, ne se plaignant jamais de son état, et ne laissant point entrevoir ce qu'il pouvait être.3

Cet inconnu mourut en 1703, et fut enterré la nuit à la paroisse de Saint-Paul. Ce qui redouble l'étonnement, c'est que, quand on l'envoya dans l'île Sainte-Marguerite, il ne disparut dans l'Europe aucun homme considérable. Ce prisonnier l'était sans doute; car voici ce qui arriva les premiers jours qu'il était dans l'île. Le gouverneur mettait lui-même les plats sur la table, et ensuite se retirait après l'avoir enfermé. Un jour le prisonnier écrivit avec un couteau sur une assiette d'argent, et jeta l'assiette par la fenêtre vers un bateau qui était au rivage, presque au pied de la tour; un pêcheur, à qui ce bateau appartenait, ramassa l'assiette, et la rapporta au gouverneur; celui-ci, étonné, demanda au pêcheur: "Avez-vous lu ce qui est écrit sur cette assiette, et quelqu'un l'a-t-il vue entre vos mains ?" "Je ne sais pas lire," répondit le pêcheur: “je viens de la trouver; personne ne l'a vue." Ce paysan fut retenu jusqu'à ce que le gouverneur fût bien informé qu'il n'avait jamais lu, et que l'assiette n'avait été vue de personne. "Allez," lui dit-il, vous êtes bien heureux de ne savoir pas lire." Parmi les personnes qui ont eu connais

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they gave him the best food. 2 be seen. 3 what he might be *picked up.

sance immédiate de ce fait, il y en a une trèsdigne de foi, qui vit encore. M. de Chamillart fut le dernier ministre qui eut' cet étrange secret: le second maréchal de la Feuillade, son gendre, m'a dit qu'à la mort de son beau-père il le conjura à genoux de lui apprendre ce que c'était que cet homme qu'on ne connut jamais que sous le nom de l'homme au masque de fer; Chamillart lui répondit que c'était le secret de l'état, et qu'il avait fait serment de ne le révéler jamais. Enfin il reste encore beaucoup de mes contemporains qui déposent de la vérité de ce que j'avance, et je ne connais pas de3 fait ni plus extraordinaire ni mieux constaté.

Voltaire.

LES ROSES DE MONSIEUR DE MALESHERBES. Monsieur Lamoignon de Malesherbes, qu'il suffit de nommer pour désigner le ministre intègre, le savant modeste, le grand naturaliste et le meilleur des hommes, avait coutume de passer tous les ans, au beau château de Verneuil, près de Versailles, une partie de l'été, pour se délasser des fonctions importantes qui lui étaient confiées. Parmi les occupations auxquelles se livrait cet homme célèbre, la culture des fleurs était celle à laquelle il s'adonnait particulièrement. Il prenait surtout le plus grand plaisir à soigner un bosquet de rosiers, qu'il avait planté lui-même dans un bois taillis, non loin du village de Verneuil.

De tous les rosiers qu'avait plantés monsieur de Malesherbes, aucun n'avait trompé son espérance. Des buissons de roses de différentes espèces, formant dans ce lieu agreste et solitaire un contraste frappant avec les arbustes sauvages dont ils étaient environnés, attiraient tous les regards, et produisaient une sensation aussi agréable qu'imprévue.

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L'heureux cultivateur de ce bosquet charmant ne pouvait, malgré sa touchante modestie, s'empêcher d'être fier de ses succès. Il en parlait à tous ceux qui se présentaient au château de Verneuil, et il les conduisait à ce qu'il appelait sa solitude. Il avait formé de ses mains un joli banc de gazon, et construit avec de la terre et des branches d'arbre une grotte, où tantôt il se mettait à l'abri de la pluie, et tantôt il préservait sa tête sexagénaire des rayons brûlants du soleil. C'est là que, Plutarque à la main, sa lecture favorite, il réfléchissait en paix sur les vicissitudes humaines, et récapitulait avec délices les actions mémorables dont il avait honoré sa carrière.

"Mais voyez donc," disait-il à toutes les personnes qu'il conduisait à cette solitude, 66 voyez comme tous ces rosiers sont frais et touffus. Ceux des jardins somptueux et les mieux cultivés n'ont pas des fleurs plus belles et plus abondantes. Ce qui m'étonne surtout," ajoutait-il avec transport, "c'est que depuis plusieurs années que je cultive ces rosiers, je n'en ai pas perdu un seul: jamais jardinier, quelque habile qu'il fût, n'eut la main plus heureuse que moi. Aussi m'appelle-t-on dans ce village Lamoignon-lesRoses, pour me distinguer de tous ceux de ma famille qui portent le même nom."

Un jour que ce savant naturaliste s'était levé plus tôt qu'à l'ordinaire, il se rendit à son bosquet chéri fort avant le lever du soleil. C'était vers la moitié du mois de juin, à peu près à l'époque du solstice, où les jours sont les plus longs de l'année. La matinée était délicieuse: un vent frais et une abondante rosée rafraîchissaient la terre desséchée par la chaleur de la veille; les chants variés de mille et mille oiseaux formaient un concert ravissant que les échos

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multipliaient à l'infini et répétaient dans les montagnes; les prairies émaillées, les plantes aromatiques et la vigne en fleurs remplissaient l'atmosphère d'un parfum délicieux ... En un mot, le printemps régnait encore, et l'été commençait à paraître.

Monsieur de Malesherbes assis près de sa grotte, contemplait avec respect ce calme heureux d'une matinée des champs, ce réveil enchanteur de la nature. Soudain un bruit léger se fait entendre.' Il croit d'abord que c'est la marche de quelque biche ou de quelque faon timide qui traverse le bois; il regarde, examine, et aperçoit à travers le feuillage une jeune fille qui, revenant de Verneuil un pot au lait sur la tête, s'arrête devant une fontaine, y puise de l'eau, dont elle remplit sa cruche, s'avance jusqu'au bosquet, l'arrose, retourne plusieurs fois à la fontaine, et, par ce moyen, dépose au pied de chaque rosier une quantité d'eau suffisante pour les ranimer tous.

Le magistrat, qui pendant ce temps s'etait tapi sur son banc de verdure pour ne pas interrompre la jeune laitière, la suivait des yeux avec avidité, ne sachant à quoi attribuer les soins empressés qu'elle donnait à ses rosiers. La figure de cette jeune fille était charmante: ses yeux exprimaient la candeur et la gaîté; son teint semblait se colorer des feux de l'aurore naissante. Cependant l'émotion et la curiosité attirèrent malgré lui le naturaliste vers la jeune inconnue, au moment où elle déposait au pied d'un rosier blanc sa dernière cruchée d'eau. Celle-ci tressaillant, jette un cri de surprise à la vue de monsieur de Malesherbes, qui l'aborde aussitôt et lui demande qui lui a donné ordre d'arroser ainsi tout ce bosquet: "O! Monseigneur," dit la jeune fille toute tremblante; "je n'ai que de bonnes intentions,

1 is heard.

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