Page images
PDF
EPUB

entière, assez tranquillement, et je commençais à me rassurer, quand, sur l'heure où il me semblait que le jour ne pouvait être loin, j'entendis au-dessous de moi notre hôte et sa femme parler et se disputer; et, prêtant l'oreille par la cheminée qui communiquait à celle d'en bas, je distinguai parfaitement ces propres mots du mari:-Eh bien! enfin, voyons, faut-il les tuer tous deux? A quoi la femme répondit: Oui. Et je n'entendis plus rien! Que vous dirai-je? je restai respirant à peine, tout mon corps froid comme du marbre; à me voir, vous n'eussiez su si j'étais mort ou vivant. . Dieu! quand j'y pense encore! ... Nous deux, presque sans armes, contre eux douze ou quinze, qui en avaient tant! Et mon camarade mort de sommeil et de fatigue! L'appeler, faire du bruit, je n'osais; m'échapper tout seul, je ne pouvais; la fenêtre n'était guère haute, mais en bas deux gros dogues hurlant comme des loups. En quelle peine je me trouvais, imaginez-le si vous pouvez. Au bout d'un quart d'heure, qui fut long, j'entends sur l'escalier quelqu'un, et par les fentes de la porte je vis le père, sa lampe dans une main et dans l'autre un grand

couteau.

...

Il montait, sa femme après lui; moi derrière la porte. Il ouvrit; mais avant d'entrer, il posa la lampe que sa femme vint prendre; puis il entre pieds nus, et elle, de dehors, lui disait à voix basse, masquant avec ses doigts le trop de lumière de la lampe:-Doucement, va doucement. Quand il fut à l'échelle, il monte, son couteau dans les dents; et venu à la hauteur du lit, ce pauvre jeune homme étendu offrant sa gorge découverte, d'une main il prend son couteau, et de l'autre. ... Ah! cousine . . . il saisit un jambon qui pendait au plancher, en coupe une tranche, et se retire comme il était venu. La porte se referme, la lampe s'en va, et je reste seul à mes réflexions.

...

Dès que le jour parut, toute la famille à grand bruit vint nous éveiller, comme nous l'avions recommandé. On apporte à manger: on sert un déjeuner fort propre, fort bon, je vous assure. Deux chapons en faisaient les frais, dont il fallait, dit notre hôtesse, emporter l'un et manger l'autre. En les voyant, je compris enfin le sens de ces terribles mots : Faut-il les tuer tous deux? Et je vous crois, cousine, assez de pénétration pour deviner à présent ce que cela signifiait.

Cousine, obligez-moi; ne contez point cette histoire. D'abord, comme vous voyez, je n'y joue pas un beau rôle, et puis vous me la gâteriez. Tenez, je ne vous flatte point; c'est votre figure qui nuirait à l'effet de ce récit. Moi, sans me vanter, j'ai la mine qu'il faut pour les contes à faire peur. Mais vous, voulez-vous conter, prenez des sujets qui aillent à votre air: Psyché, par exemple.

L'ABÉNAKI.

Paul-Louis Courier.

Pendant les guerres de l'Amérique, une troupe de sauvages Abénakis défit un détachement anglais; les vaincus ne purent échapper à des ennemis plus légers qu'eux à la course et acharnés à les poursuivre; ils furent traités avec une barbarie dont il y a peu d'exemples, même dans ces contrées.

Un jeune officier anglais, pressé par deux sauvages qui l'abordaient la hache levée, n'espérait plus se dérober à la mort. Il songeait seulement à vendre chèrement sa vie. Dans le même temps, un vieux sauvage armé d'un arc s'approche de lui, et se dispose à le percer d'une flèche; mais, après l'avoir ajusté, tout d'un coup il abaisse son arc, et court se jeter entre le jeune officier et les deux barbares qui allaient le massacrer; ceux-ci se retirèrent avec respect.

[blocks in formation]

Le vieillard prit l'Anglais par la main, le rassura par ses caresses, et le conduisit à sa cabane, où il le traita avec une douceur qui ne se démentit jamais; il en fit moins son esclave que son compagnon; il lui apprit la langue des Abénakis, et les arts grossiers en usage chez ces peuples. Ils vivaient fort contents l'un de l'autre. Une seule chose donnait de l'inquiétude au jeune Anglais: quelquefois le vieillard fixait les yeux sur lui, et après l'avoir regardé, il laissait tomber des larmes.

Cependant, au retour du printemps, les sauvages reprirent les armes, et se mirent en campagne.' Le vieillard, qui était encore assez robuste pour supporter les fatigues de la guerre, partit avec eux, accompagné de son prisonnier.

Les Abénakis firent une marche de plus de deux cents lieues à travers les forêts; enfin ils arrivèrent à une plaine,

où ils découvrirent un camp anglais. Le vieux sauvage le

fit voir au jeune homme, en observant sa contenance.

-Voilà tes frères, lui dit-il, les voilà qui nous attendent pour nous combattre. Écoute: je t'ai sauvé la vie, je t'ai appris à faire un canot, un arc, des flèches, à surprendre l'orignal' dans la forêt, à manier la hache, et à enlever la chevelure à l'ennemi. Qu'étais-tu lorsque je t'ai conduit dans ma cabane? Tes mains étaient celles d'un enfant, elles ne servaient ni à te nourrir, ni à te défendre; ton âme était dans la nuit; tu ne savais rien; tu me dois tout. Serais-tu assez ingrat pour te réunir à tes frères, et pour lever la hache contre nous ?

L'Anglais protesta qu'il aimerait mieux perdre la vie mille fois que de verser le sang d'un seul Abénaki.

Le sauvage mit ses deux mains sur son visage en bais

1

3

4

1 took the field. "there they are awaiting us. * elk. * scalp.

sant la tête, et après avoir été quelque temps dans cette attitude, il regarda le jeune Anglais, et lui dit d'un ton mêlé de tendresse et de douleur:

-As-tu un père ?

–Il vivait encore, dit le jeune homme, lorsque j'ai quitté ma patrie.

[ocr errors]

-Oh! qu'il est malheureux! s'écria le sauvage.

Et après un moment de silence, il ajouta:

...

[ocr errors]

-Sais-tu que j'ai été père?. Je ne le suis plus... J'ai vu mon fils tomber dans le combat; il était à mon côté, je l'ai vu mourir en' homme; il était couvert de blessures, mon fils, quand il est tombé; mais je l'ai vengé... Oui, je l'ai vengé!

Il prononça ces mots avec force. Tout son corps tremblait. Il était presque étouffé par des gémissements qu'il ne voulait pas laisser échapper.

Ses yeux étaient égarés,' ses larmes ne coulaient pas. Il se calma peu à peu, et, se tournant vers l'orient, où le soleil allait se lever, il dit au jeune Anglais :

-Vois-tu ce beau ciel resplendissant de lumière? As-tu du plaisir à le regarder?

-Oui, dit l'Anglais, j'ai du plaisir à le regarder ce beau ciel. -Eh bien! je n'en ai plus, dit le sauvage, en versant un torrent de larmes.

Un moment après, il montra au jeune homme un manglier qui était en fleurs.

-Vois-tu ce bel arbre? lui dit-il; as-tu du plaisir à le regarder?

-Oui, j'ai du plaisir à le regarder.

-Je n'en ai plus, reprit le sauvage avec précipitation; et il ajouta tout de suite:

[blocks in formation]

-Pars, va dans ton pays, afin que ton père ait encore du plaisir à voir le soleil qui se lève et les fleurs du printemps. Saint Lambert.

PORTRAIT DE PAUL ET VIRGINIE.

Le bon naturel de ces enfants se développait de jour en jour. Un dimanche, au lever de l'aurore, leurs mères étant allées à la première messe, une négresse marronne' se présenta sous les bananiers qui entouraient leur habitation. Elle était décharnée comme un squelette, et n'avait pour vêtement qu'un lambeau de serpillière autour des reins. Elle se jeta aux pieds de Virginie, qui préparait le déjeûner de la famille, et lui dit: "Ma jeune demoiselle, ayez pitié d'une pauvre esclave fugitive; il y a un mois que j'erre dans ces montagnes, demi-morte de faim, souvent poursuivie par des chasseurs et par leurs chiens. Je fuis mon maître, qui est un riche habitant de la Rivièrenoire: il m'a traitée comme vous le voyez." En même temps elle lui montra son corps sillonné de cicatrices profondes par les coups de fouet qu'elle en avait reçus. Virginie tout émue lui répondit: "Rassurez-vous, infortunée créature! Mangez, mangez!" et elle lui donna le déjeûner qu'elle avait apprêté. L'esclave en peu de moments le dévora tout entier. Virginie, la voyant rassasiée, lui dit: "Pauvre misérable; j'ai envie d'aller demander votre grâce à votre maître; en vous voyant, il sera touché de pitié. Voulez-vous me conduire chez lui ?"" Ange de Dieu," repartit la négresse, “je vous suivrai partout où vous voudrez." Virginie appela son frère, et le pria de l'accompagner. L'esclave les conduisit par des sentiers au milieu des bois, à travers de hautes montagnes qu'ils grimpèrent

[blocks in formation]
« PreviousContinue »