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LXIV.

L'Extrême Grandeur et la Dernière Petitesse de la Nature.

La première chose qui s'offre à l'homme quand_il se regarde, c'est son corps, c'est à dire, une certaine portion de matière qui lui est propre. Mais, pour comprendre ce qu'elle est, il faut qu'il la compare avec tout ce qui est au-dessus de lui, et tout ce qui est_au-dessous, afin de reconnaître ses justes bornes.

Qu'il ne s'arrête donc pas à regarder simplement les objets qui l'environnent; qu'il contemple la nature entière dans sa haute et pleine majesté; qu'il considère cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers; que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'un point très-délicat, à l'égard de celui que les_astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais, si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre, elle se lassera plustôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce que nous voyons du monde n'est qu'un trait_imperceptible dans l'ample sein de la nature: nulle idée n'approche de l'étendue de ses espaces. Nous avons beau enfler nos conceptions, nous n' enfantons que des atomes* au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie, dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c'est un des plus grands caractères sensibles de la toute puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.

Mais, pour présenter à l'homme un autre prodige *The o is long in this word.

aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu' un ciron, par exemple, lui offre dans la petitesse de son corps des parties_incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines, des humeurs dans ce sang, des vapeurs dans ces gouttes; que, divisant_encore ces dernières choses, il épuise ses forces et ses conceptions, et que le dernier objet_où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours; il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui peindre non-seulement l'univers visible, mais encore tout ce qu'il est capable de concevoir de l'immensité de la nature dans l'enceinte de cet_atome imperceptible — Qu'il se perde dans ces merveilles, aussi étonnantes par leur petitesse, que les autres par leur étendue. Car qui n'admirera que notre corps, qui, tantôt n'était pas perceptible dans l'univers. imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit maintenant un colosse, un monde, ou plutôt un tout à l'égard de la dernière petitesse où l'on ne peut arriver?

LXV.

Faiblesse Humaine.

Pascal.

extrêmes, se trouve n'aperçoivent rien

Cet état qui tient le milieu entre les en toutes nos puissances. Nos sens d'extrême: trop de bruit nous_assourdit, trop de lumière nous éblouit, trop de distance et trop de proximité empêchent la vue, trop de longueur et trop de brièveté obscur cissent un discours, trop de plaisir incommode, trop de consonnances déplaisent; nous ne sentons ni l'extrême chaud, ni l'extrême froid; les qualités_excessives nous sont ennemies, et non pas sensibles; nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de

vieillesse empêchent l'esprit, trop et trop peu de nourriture troublen ses actions, trop et trop peu d' instruction l'abetissent. Les choses extremes sont pour nous comme si elles n'étaient pas, et nous ne somines point_à leur égard: elles nous échappent, ou nous à elles.

La faiblesse de la raison de l'homme paraît bien plus_ en ceux qui ne la connaissent pas, qu'en ceux qui la con naissent. Si l'on est trop jeune, on ne juge pas bien; si l'on est trop vieux, de même; si l'on n' y songe pas_ assez, si l'on y songe trop, on s' entête et l'on ne peut trouver la vérité. Si l'on considere son_ouvrage incontinent après l'avoir fait, on_en_est_encore tout prévenu; si trop long-temps_après, on n'y entre plus. Il n'y a qu' un point indivisible qui soit le véritable lieu pour voir les tableaux; les autres sont trop près, trop loin, trop haut, trop bas. La perspective l' assigne dans l'art de la peinture; mais dans la vérité et dans la morale, qui l'assignera?

Cette maîtresse de l'erreur, qu'on appelle fantaisie et opinion, est d'autant plus fourbe, qu'elle no l'est pas toujours; car elle serait règle ir faillible de vérité, si elle l'était du mensonge. Mais, étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant de même caractère le vrai et le faux. Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l'homme une seconde* nature: elle a ses heureux et ses malheureux, ses mains, ses malades, ses riches, ses pauvres, ses fous_et ses sages; et rien ne nous dépite plus, que de voir qu'elle ren plit ses hôtes d'un satisfaction beaucoup plus pleine et entière que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout autre en_eux-mêmes que les pruder ne peuvent raison

ment.

* The

C, in this word and its derivatives. è sounded like g.

nableinent se plaire; ils regardent les gens avec empire, ils disputent avec hardiesse et confiance; les autres avec crainte et défiance; et cette gaîté de visage leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des écoutants: tant les sages imaginaires ont de faveur auprès de leurs juges de même nature! Elle ne peut rendre sages les fous; mais elle les rend contents, à l'envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misérables: l'une les comble de gloire, l'autre les couvre de honte. Qui dispense la réputation; qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux grands, sinon l'opinion? Combien toutes les richesses de la terre sont_elles__insuffisantes sans son consentement? L'opinion dispose de tout: elle fait la beauté, la justice et le bonheur, qui est le tout du monde. Pascal.

LXVI.

Les Plaisirs de la Vie Champêtre, opposés aux Plaisirs des Villes.

Euthymene nous parlait avec plaisir des travaux de la campagne, avec transport des agréments de la vie champêtre.

Un soir, assis à table devant sa maison, sous de superbes platanes qui se courbaient_au-dessus de nos têtes, il nous disait: "Quand je me promène dans mon champ, tout ril, tout s'embellit à mes yeux. Ces moissons, ces_ arbres, ces plantes, n'existent que pour moi, ou plutôt que pour les malheureux dont je vais soulager les besoins. Quelquefois je me fais des illusions pour accroître mes jouissances. Il me semble alors que la terre porte son. attention jusqu'à la délicatesse, et que les fruits sont、 annoncés par les fleurs, comme parmi nous les bienfaits doivent l'étre par les grâces.

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Une émulation sans rivalité forme les liens qui n' un'ssent avec mes voisins. Ils viennent souvent se ranger_ autour de cette table, qui ne fut jamais_entourée que de mes amis. La confiance et la franchise règnent dans nos

entretiens. Nous nous communiquons nos découvertes; car, bien différents des autres_artistes qui ont des secrets, chacun de nous est_aussi jaloux de s'instruire que d' instruire les autres."

S'adressant ensuite à quelques habitants d' Athènes qui venaient d'arriver, il ajoutait: "Vous croyez être libres dans l'enceinte de vos murs; mais cette indépendance que les lois vous accordent, la tyrannie de la société vous la ravit sans pitié: des charges à briguer et à remplir, des hommes puissants_à ménager, des noirceurs._à prévoir et à éviter, des devoirs de bienséance plus goureux que ceux de la nature; une contrainte continuelle dans l'habillement, dans la démarche, dans les actions, dans les paroles; le poids insupportable de l'oisiveté, les lentes persécutions des importuns; il n'est aucune sorte d'esclavage qui ne vous tienne enchaînés dans ses fers.

"Vos fêtes sont si magnifiques! et les nôtres si gaies! vos plaisirs si superficiels_et si passagers! les nôtres si vrais et si constants! les dignités de la république imposent elles des fonctions plus nobles que l'exercice d'un art sans lequel l' industrie et le commerce tomberaient_ en décadence?

"Avez-vous jamais respiré dans vos riches apparte ments la fraîcheur de cet_air qui se joue sous cette voûte de verdure? et vos repas, quelquefois si somptueux, valentils ces jattes de lait qu'on vient de traire, et ces fruits délicieux que nous avons cueillis de nos mains? Et quel goût ne prêtent pas à nos aliments, des travaux qu'il est si doux d' entreprendre, même dans les glaces de l'hiver et dans les chaleurs de l'été, dont_i. est si doux

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