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-point à conséquence: chacun se pourra imaginer, | qu'étant sorti de la Compagnie il se retira en Ir»s'il lui plait, que j'en juge ainsi, à cause de mon | >peu de pénétration.» Ce n'est pas cela que je m'imagine, sa grande pénétration m'est trop connue: mais je crois qu'ayant tourné tout son esprit à renforcer les objections, il ne lui est pas resté assez d'attention pour ce qui sert à les résoudre.

85. Mr. Bayle avoue d'ailleurs dans son Ouvrage posthume contre Mr. Clerc, que les objections contre la foi n'ont point la force des démonstrations. C'est donc ad hominem seulement, ou bien ad homines, c'est-à-dire par rapport à l'état où le Genre humain se trouve, qu'il juge ces objections insolubles et la matière inexplicable. Il y a même un endroit où il donne à entendre qu'il ne désespère pas qu'on en puisse trouver la șolution ou l'explication, et même de nos jours. Car voici ce qu'il dit dans sa Réponse posthume qu'il a faite à Mr. le Clerc (p. 35) »Mr. Bayle a pu espérer que son travail piqueroit d'honneur quelques-uns de ces grands génies qui forment de nouveaux systèmes, et qu'ils pourroient inventer un dénouement in»connu jusqu'ici. Il semble que par ce dénoue ment il entend une explication du Mystère, qui iroit jusqu'au comment: mais cela n'est point nécessaire pour répondre aux objections.

86. Plusieurs ont entrepris de faire comprendre ce comment, et de prouver la possibilité des Mystères. Un certain Auteur, qui s'appelle Thomas Bonartes Nordtanus Anglus, dans son Concordia Scientiae cum Fide, y a prétendu. Cet Ouvrage me parut ingénieux et savant, mais aigre et embarrassé, et il contient même des sentimens insoutenables. J'ai appris par l'Apologia Cyriacorum du P. Vincent Baron Dominicain, l'Auteur que ce Livre-là a été censuré à Rome, que a été Jésuite, et qu'il s'est mal trouvé de l'avoir publié. Le R. P. des Bosses, qui enseigne maintenant la Théologie dans le Collège des Jésuites de Hildesheim, et qui a joint une érudition peu commune à une grande pénétration qu'il fait paroître en Philosophie et en Théologie, m'a appris que le vrai nom de Bonartes a été Thomas Barton, et

lande, où il est mort d'une manière qui a fait juger favorablement de ses derniers sentimens. Je plains les habiles gens qui s'attirent des affaires par leur travail et par leur zèle. Il est arrivé quelque chose de semblable autrefois à Pierre Abailard, à Gilbert de la Porrée, à Jean Wiclef, ct de nos jours à Thomas Albius Anglois, et à quelques autres qui se sont trop enfoncés dans l'explication des Mystères.

87. Cependant S. Augustin (aussi-bien que Mr. Bayle) ne désespère pas qu'on puisse trouver icibas le dénouement qu'on souhaite: mais ce Père le croit réservé à quelque saint Homme éclairé par une grace toute particulière: »Est aliqua causa for»tassis occultior, quae melioribus sanctioribusque »reservatur, illius gratia potius quam meritis illorum (in Genes. ad literam, lib. 11. c. 4.). Luther réserve la connoissance du Mystère de l'Election à l'Académie celeste (lib. de servo arbitrio c. 174.) »Illic (Deus) gratiam et misericordiam spargit in indignos, hic iram et severitatem spar»git in immeritos; utrobique nimius et iniquus apud homines, sed justus et verax apud seipsum. Nam quomodo hoc justum sit ut indignos coronet, incomprehensibile est modo, videbimus autem, >>cum illuc venerimus, ubi jam non credetur, sed revelata facie videbitur. Ita quomodo hoc justum sit, ut immeritos damnet, incomprehensibile est modo, creditur tamen, donec revelabitur filius hominis. Il est à espérer que Mr. Bayle se trouve maintenant environné de ces lumières qui nous manquent ici-bas, puisqu'il y a lieu de supposer qu'il n'a point manqué de bonne volonté.

Candidus insueti miratur limen Olympi, Sub pedibusque videt nubes et sidera Daphnis. Virgile.

--- Illic postquam se lumine vero
Implevit, stellasque vagas miratur et astra
Fixa polis, vidit quanta sub nocte jaceret
Nostra dies. Lucain.

J

ESSAIS

SUR

DIEU, LA LIBERTÉ DE L'HOMME

LA BONTÉ DE DIEU,

ET L'ORIGINE DU MAL.

PREMIÈRE PARTIE

Après avoir réglé les droits de la Foi et de la Raison, d'une manière qui fait servir la Raison à la Foi, bien loin de lui être contraire; nous verrons comment elles exercent ces droits pour maintenir et pour accorder ensemble ce que la lumière naturelle et la lumière révélée nous apprennent de Dieu et de l'homine par rapport au mal. L'on peut distinguer les Difficultés en deux Classes. Les unes naissent de la liberté de l'Homme, laquelle paroit incompatible avec la nature divine; et cependant la liberté est jugée nécessaire, pour que l'Homme puisse être jugé coupable et punissable. Les autres regardent la conduite de Dieu, qui semblent lui faire prendre trop de part à l'existence du mal, quand même l'Homme seroit libre et y prendroit aussi sa part. Et cette conduite paroît contraire à la bonté, à la sainteté et à la justice divine; puisque Dieu concourt au mal, tant physique, que moral; et qu'il concourt à l'un et à l'autre d'une manière morale, aussi-bien que d'une manière physique, et qu'il semble que ces maux se font voir dans l'ordre de la nature, aussi-bien que dans celui de la grace, et dans la vie future et éternelle, aussibien et même plus que dans cette vie passagère.

2. Pour représenter ces difficultés en abrégé, il faut remarquer que la liberté est combattue (en apparence) par la détermination ou par la certitude, quelle qu'elle soit; et cependant le Dogme commun de nos Philosophes porte, que la vérité des futurs contingens est déterminée. La préscience de Dieu rend tout l'avenir certain et déterminé; mais sa providence et sa préordination, sur laquelle la préscience même paroît fondé, fait bien plus: car Dieu n'est pas comme un Homme, qui peut regarder les événemens avec indifférence, et qui peut suspendre son jugement; puisque rien n'existe, qu'ensuite des décrets de sa volonté et par l'action de sa puissance. Et quand même on feroit abstraction du concours de Dieu, tout est lié parfaitement dans l'ordre des choses; puisque rien ne sauroit arriver, sans qu'il y ait une cause disposée comme il faut à produire l'effet ce qui n'a pas moins lieu dans les actions volontaires, que dans toutes les autres. Après quoi

il paroît que l'homme est forcé à faire le bien et le ni récompense ni châtiment: ce qui détruit la Momal qu'il fait; et par conséquent, qu'il n'en mérite ralité des actions, et choque toute la justice divine et humaine.

liberté dont il se pare à son dam, la conduite de 3. Mais quand on accorderoit à l'Homme cette Dieu ne laisseroit pas de donner matière à la critique, soutenue par la présomptueuse ignorance des Hommes, qui voudroient se disculper en tout ou en partie aux dépens de Dieu. L'on objecte que toute la réalité, et ce qu'on appelle la substance de l'acte, dans le péché même, est une production de Dieu, puisque toutes les créatures et toutes leurs actions voudroit inférer non seulement qu'il est la cause tiennent de lui ce qu'elles ont de réel; d'où l'on physique du péché, mais aussi qu'il en est la cause morale, puisqu'il agit très-librement, et qu'il ne fait rien sans une parfaite connoissance de la chose et des suites qu'elle peut avoir. Et il ne suffit pas de dire que Dieu s'est fait une loi de concourir avec les volontés ou résolutions de l'Homme, soit dans le sentiment commun, soit dans le système des causes occasionnelles; car outre qu'on trouvera étrange qu'il se soit fait une telle loi, dont il n'igqu'il semble que la mauvaise volonté même ne saunoroit point les suites, la principale difficulté est roit exister sans un concours, et même sans quelque prédétermination de sa part, qui contribue à faire autre créature raisonnable: car une action, pour naître cette volonté dans l'Homme, ou dans quelque être mauvaise, n'en est pas moins dépendante de fait tout indifféremment, le bien et le mal: Si ce Dieu. D'où l'on voudra conclure enfin que Dieu n'est qu'on veuille dire avec les Manichéens, qu'il De plus, suivant le sentiment cominun des Théoloy a deux Principes, l'un bon, et l'autre mauvais. giens et des Philosophes, la conservation étant une création continuelle, on dira que l'Homme est continuellement créé corrompu et péchant. Outre qu'il Dieu est le seul acteur, dont les créatures ne sont y a des Cartésiens modernes qui prétendent que que les organes purement passifs; et Mr. Bayle n'appuie pas peu là-dessus.

4. Mais quand Dieu ne devroit concourir aux

actions que d'un concours général, ou même point du tout, du moins aux mauvaises; c'est assez pour l'imputation (dit-on) et pour le rendre cause morale, que rien n'arrive sans sa permission. Et pour ne rien dire de la chute des Anges, il connoît tout ce qui arrivera, s'il met l'Homme dans telles et telles circonstances, après l'avoîr créé; et il ne laisse pas de l'y mettre. L'Homme est exposé à une tentation, à laquelle on sait qu'il succombera, et que par là il sera cause d'une infinité de maux effroyables; que par cette chute tout le Genre humain sera infecté et mis dans une espèce de nécessité de pécher, ce qu'on appelle le péché originel; que le monde sera mis par là dans une étrange confusion; que par ce moyen la mort et les maladies seront introduites, avce mille autres malheurs et misères qui affligent ordinairement les bons et les mauvais; que la méchanceté régnera même, et que la vertu sera opprimée ici-bas; et qu'ainsi il ne paroîtra presque point qu'une providence gouverne les choses. Mais c'est bien pis, quand on considère la vie à venir, puisqu'il n'y aura qu'un petit nombre d'Hommes qui seront sauvés, et que tous les autres périront éternellement: outre que ces Hommes destinés au salut auront été retirés de la masse corrompue par une élection sans raison; soit qu'on dise que Dieu a eu égard en les choisissant à leurs bonnes actions futures, à leur foi ou à leurs oeuvres; soit qu'on prétende qu'il leur a voulu donner ces bonnes qualités et ces actions, parcequ'il les a prédestinés au salut. Car quoiqu'on dise dans le Système le plus mitigé, que Dieu a voulu sauver tous les Hommes, et qu'on convienne encore dans les autres qui sont communément reçus, qu'il a fait prendre la nature humaine à son fils, pour expier leurs péchés, en sorte que tous ceux qui croiront en lui d'une Foi vive et finale, seront sauvés: il demeure toujours vrai que cette Foi vive est un don de Dieu; que nous sommes morts à toutes les bonnes oeuvres; qu'il faut qu'une grace prévenante excite jusqu'à notre volonté, et que Dieu nous donne le vouloir et le faire. Et soit que cela se fasse par une grace efficace par elle-même, c'est-à-dire par un mouvement divin intérieur, qui détermine entièrement notre volonté au bien qu'elle fait; soit qu'il n'y ait qu'une grace suffisante, mais qui ne laisse pas de porter coup, et de devenir efficace par les circonstances internes et externes où l'Homme se trouve, et où Dieu l'a mis: il faut toujours revenir à dire que Dieu est la dernière raison du salut, de la grace, de la Foi, et de l'Élection en JésusChrist. Et soit que l'Élection soit la cause ou la suite du dessein de Dieu de donner la Foi; il demeure toujours vrai qu'il donne la Foi ou le salut

à qui bon lui semble, sans qu'il paroisse aucune raison de son choix, lequel ne tombe que sur un très-petit nombre d'Hommes.

5. De sorte que c'est un jugement terrible, que Dieu donnent son Fils unique pour tout le Genre humain, et étant l'unique auteur et maître du salut des Hommes, en sauve pourtant si peu, et abandonne tous les autres au Diable son ennemi, qui les tourmente éternellement, et leur fait maudire leur Créateur; quoiqu'ils aient été tous créés pour répandre et manifester sa bonté, sa justice et ses autres perfections: et cet événement imprime d'autant plus d'effroi, que tous ces Hommes ne sont malheureux pour toute l'éternité, que parce que Dieu a exposé leurs parens à une tentation, à laquelle il savoit qu'il ne résisteroient pas; que ce péché est inhérent et imputé aux Hommes, avant que leur volonté y ait part; que ce vice héréditaire détermine leur volonté à commettre des péchés actuels, et qu'une infinité d'Hommes, enfans ou adul tes, qui n'ont jamais entendu parler de Jésus Christ Sauveur du Genre humain, ou ne l'ont point entendu suffisamment, meurent avant que de recevoir les secours nécessaires pour se retirer de ce goufre du péché, et sont condamnés à être à jamais rebelles à Dieu et abîmés dans les misères les plus horribles, avec les plus méchantes de toutes les créatures; quoique dans le foud ces Hommes n'aient pas été plus méchans que d'autres, et que plusieurs d'entre eux aient peut-être été moins coupables qu'une partie de ce petit nombre d'élus, qui ont été sauvés par une grace sans sujet, et qui jouïssent par là d'une félicité éternelle, qu'ils n'avoient point méritée. Voilà un abrégé des difficultés que plusieurs ont touchées; mais Mr. Bayle a été un dé ceux qui les ont le plus poussées, comme il paroitra dans la suite, quand nous examinerɔns ses passa. ges. Presentement je crois d'avoir rapporté ce qu'il y a de plus essentiel dans ses difficultés; mais j'ai jugé à propos de m'abstenir de quelques expres sions et exagérations qui auroient pu scandaliser et qui n'auroient point rendu les objections plus fortes.

6. Tournons maintenant la médaille, et représentons aussi ce qu'on peut répondre à ces objections; où il sera nécessaire d'expliquer par un discours plus ample: car l'on peut entamer beaucoup de difficultés en peu de paroles; mais pour en faire la discussion, il faut s'étendre. Notre but est d'éloigner les Hommes des fausses idées qui leur représentent Dieu comme un Prince absolu, usant d'un pouvoir despotique, peu propre à être aimé, et peu digne d'être aimé. Ces notions sont d'autant plus mauvaises par rapport à Dieu, que l'essentiel de la piété est non-seulement de le craindre, mais encore

de l'aimer sur toutes choses; ce qui ne se peut sans qu'on en connoisse les perfections capables d'exciter, l'amour qu'il mérite, et qui fait la félicité de ceux qui l'aiment. Et nous trouvant animés d'un zèle qui ne peut manquer de lui plaire, nous avons sujet d'espérer qu'il nous éclairera, et qu'il nous assistera lui-même dans l'exécution d'un dessein entrepris pour sa gloire et pour le bien des hommes. Une si bonne cause donne de la confiance; s'il y a des apparences plausibles contre nous, il y a des démonstrations de notre côté; et j'oserois bien dire à un adversaire: »Aspice, quam mage sit nostrum penetrabile telum.<< 7. Dieu est la première Raison des choses: car celles qui sont bornées, comme tout ce que nous voyons et expérimentons, sont contingentes et n'ont rien en elles qui rende leur existence nécessaire; étant manifeste que le tems, l'espace et la matière, unies et uniformes en elles-mêmes, et indifférentes à tout, pouvoient recevoir de tout autres mouvemens et figures, et dans un autre ordre. Il faut donc chercher la raison de l'existence du Monde, qui est l'assemblage entier des choses contingentes: et il faut la chercher dans la substance qui porte la raison de son existence avec elle, et laquelle par conséquent est nécessaire et éternelle. Il faut aussi que cette cause soit intelligente: car ce Monde qui existe étant contingent, et une infinité d'autres Mondes étant également possibles et également prétendans à l'existence, pour ainsi dire, aussi bien que lui, il faut que la cause du Monde ait eu égard ou relation à tous ces Mondes possibles, pour en déterminer un. Et cet égard ou rapport d'une substance existante à de simples possibilités, ne peut être autre chose que l'entendement qui en a les idées; et en déterminer une, ne peut être autre chose que l'acte de la volonté qui choisit. Et c'est la puissance de cette substance, qui en rend la volonté efficace. La puissance va à l'être, la sagesse ou l'entendement au vrai, et la volonté au bien. Et cette cause intelligente doit être infinie de toutes les manières, et absolument parfaite en puissance, en sagesse et en bonté, puisqu'elle va à tout ce qui est possible. Et comme tout est lié, il n'y a pas lieu d'en admettre plus d'une. Son entendement est la source des essences, et sa volonté est l'orgine des existences. Voilà en peu de mots la preuve d'un Dieu unique avec ses perfections, et par lui l'origine des choses.

8. Or cette suprême sagesse, jointe à une bonté qui n'est pas moins infinie qu'elle, n'a pu manquer de choisir le meilleur. Car comme un moindre de mal est une espèce de bien; de même un moindre bien est une espèce de mal, s'il fait obstacle à un

bien plus grand: et il y auroit quelque chose à corriger dans les actions de Dieu, s'il y avoit moyen de mieux faire. Et comme dans les Mathématiques, quand il n'y a point de maximum ni de minimum, rien enfin de distingué, tout se fait également; ou quand cela ne se peut, il ne se fait rien du tout: on peut dire de même en matière de parfaite sagesse, qui n'est pas moins réglée que les Mathématiques, que s'il n'y avoit pas le meilleur (optimum) parmi tous les Mondes possibles, Dieu n'en auroit produit aucun. J'appelle Monde toute la suite et toute la collection de toutes les choses existantes, afin qu'on ne dise point que plusieurs Mondes pouvoient exister en différens temps et différens lieux. Car il faudroit les compter tous ensemble pour un Monde, ou si vous voulez pour un Univers. Et quand on rempliroit tous les tems et tous les lieux, il demeure toujours vrai qu'on les auroit pu remplir d'une infinité de manières, et qu'il y a une infinité de Mondes possibles, dont il faut que Dieu ait choisi le meilleur, puisqu'il ne fait rien sans agir suivant la suprême Raison.

9. Quelque adversaire ne pouvant répondre à cet argument, répondra peut-être à la conclusion par un argument contraire, en disant que le Monde auroit pu être sans le péché et sans les souffrances: mais je nie qu'alors il auroit été meilleur. Car il faut savoir que tout est lié dans chacun des Mondes possibles: l'Univers, quel qu'il puisse être, est tout d'une pièce, comme un Océan; le moindre mouvement y étend son effet à quelque distance que ce soit, quoique cet effet devienne moins sensible à proportion de la distance; de sorte que Dieu y a tout réglé par avance une fois pour toutes, ayant prévu les prières, les bonnes et les mauvaises actions, et tout le reste; et chaque chose a contribué idéalement avant son existence à la résolution qui a été prise sur existence de toutes les choses, De sorte que rien ne peut être changé dans l'Univers (non plus que dans un nombre) sauf son est sence, ou si vous voulez, sauf son individualité numérique. Ainsi, si le moindre mal qui arrive dans le Monde y manquoit, ce ne seroit plus ce Monde; qui tout compté, tout rabattu, a été trouvé le meilleur par le Créateur qui l'a choisi,

10. Il est vrai qu'on peut s'imaginer des Mondes possibles, sans péché et sans malheur, et on en pourroit faire comme des Romans des Utopies, des Sévarambes; mais ces mêmes Mondes seroient d'ailleurs fort inférieurs en bien au nôtre. Je ne saurois vous le faire voir en détail; car puis-je connoître, et puis-je vous représenter des infinis, et les comparer ensemble? Mais vous le devez juger avec moi ab effectu, puisque Dieu a choisi ce Monde

tel qu'il est. Nous savons d'ailleurs que souvent un mal cause un bien, auquel on ne seroit point ar rivé sans ce mal. Souvent même deux maux ont fait un grand bien:

Et si fata volunt, bina venena juvant. Comme denx liquears produisent quelquefois un corps sec, témoin l'esprit de vin et l'esprit d'urine mêlés par van Helmont; ou comme deux corps froids et ténébreux produisent un grand feu, témoin une liqueur acide et une huile aromatique combinées par Mr. Hofinan. Un Général d'Armée fait quelynefois une faute heureuse, qui cause le gain d'une grande bataille; et ne chante-t-on pas la veille de Pâques dans les Églises du Rit Romain,

O certe necessarium Adae peccatum,
Quod Christi morte deletum est!

O felix culpa, quae talem ac tantum
Meruit habere Redemptorem!

11. Les illustres Prélats de l'Eglise Gallicane, qui ont écrit au Pape Innocent XII. contre le Livre du Cardinal Sfondrate sur la Prédestination, comme ils sont dans les principes de S. Augustin, ont dit des choses fort propres à éclaircir ce grand point. Le Cardinal paroît préférer l'état des Enfans morts sans baptême, au règne même des Cieux; parceque le péché est le plus grand des maux, et qu'ils sont morts innocens de tout péché actuel. On en parlera d'avantage plus bas. Messieurs les Prélats ont bien remarqué que ce sentiment est mal fondé. L'Apôtre (disent-ils) Rom. III., 8. a raison de désapprouver qu'on fasse des maux afin que des biens arrivent: mais on ne peut pas désapprouver que Dieu par sa suréminente puissance tire de la permission des péchés des biens plus grands, que ceux qui sont arrivés avant les péchés. Ce n'est pas que nous devious prendre plaisir au péché; à Dieu ne plaise! mais c'est que nous croyons au même Apôtre, qui dit (Rom. V., 20.) que là où le péché a été abondant, la grace a été surabondante: et nous nous souvenons que nous avons obtenu Jésus Christ lui même à l'occasion du péché. Ainsi l'on voit que le sentiment de ces Prélats va à soutenir qu'une suite de choses, où le péché entre, a pu être et a été effectivement meilleure qu'une autre suite sans le péché.

12. On s'est servi de tout tems des comparaisons prises des plaisirs des sens, inêlés avec ce qui approche de la douleur, pour faire juger qu'il y a quelque chose de semblable dans les plaisirs intellectuels. Un peu d'acide, d'acre ou d'amer, plait souvent mieux que du sucre; les ombres rehaussent les couleurs; et même une dissonance placée où il faut, donne du relief à l'harmonie. Nous voulons être effrayés par des danseurs de corde qui sont sur

le point de tomber, et nous voulons que les Tragé dies nous fassent presque pleurer. Goûte-t-on assez la santé, et en rend-on assez graces à Dieu, sans avoir jamais été malade? Et ne faut-il pas le plus souvent qu'un peu de mal rende le bien plus sensible, c'est-à-dire plus grand?

13. Mais l'on dira que les maux sont grands et en grand nombre, en comparaison des biens: l'on se trompe. Ce n'est que le défaut d'attention qui diminue nos biens, et il faut que cette attention nous soit donnée par quelque mélange de maux. Si nous étions ordinairement malades et rarement en bonne santé, nous sentirions merveilleusement ce grand bien, et nous sentirions moins nos maux; mais ne vaut-il pas mieux néanmoins que la santé soit or dinaire, et la maladie rare? Suppléons donc par notre réflexion à ce qui manque à notre perception, afin de nous rendre le bien de la santé plus sensible. Si nous n'avions point la connoissance de la vie future, je crois qu'il se trouveroit peu de personnes qui ne fussent contens à l'article de la mort de reprendre la vie à condition de repasser par la même valeur des biens et des maux, pourvu surtout que ce ne fut point par la même espèce. On se contenteroit de varier, sans exiger une meilleure condition que celle où l'on avoit été.

14. Quand on considère aussi la fragilité du corps humain, on admire la sagesse et la bonté de l'Auteur de le nature, qui l'a rendu si durable, et et sa condition si tolérable. C'est ce qui m'a souvent fait dire que je ne m'étonne pas si les hommes sont malades quelquefois, mais que je m'étonne qu'ils le sont si pen, et qu'ils ne le sont point tou jours. Et c'est aussi ce qui nous doit faire estimer davantage l'artifice divin du méchanisine des animaux, dont l'Auteur a fait des machines si frêles et si sujettes à la corruption, et pourtant si capables de se maintenir; car c'est la Nature qui nous guérit, plutôt que la Médecine. Or cette fragilité même est une suite de la nature des choses, à moins qu'on ne veuille que cette espèce de créatures qui raisonne, et qui est habillée de chair et d'os, ne soit point dans le Monde. Mais ce seroit apparemment un défaut que quelques Philosophes d'autrefcis auroient appellé Vacuum formarum, un vuide dans l'ordre des espèces.

15. Ceux qui sont d'humeur à se louer de la Nature et de la fortune, et non pas à s'en plaindre, quand même ils ne seroient pas les mieux partagés, me paroissent préférables aux autres. Car outre que ces plaintes sont mal fondées, c'est murmurer en effet contre les ordres de la Providence. Il ne faut pas être facilement du nombre des mécontens dans la République où l'on est, et il ne le

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