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bien; et bien loin, qu'on doive regarder cette inquiétude comme une chose incompatible avec la félicité, je trouve que l'inquiétude est essentielle à la félicité des créatures, laquelle ne consiste jamais dans une parfaite possession, qui les rendroit insensibles et comme stupides, mais dans un progrès continuel et non interrompu à des plus grands biens, qui ne peut manquer d'être accompagné d'un désir ou du moins d'une inquiétude continuelle, mais telle que je viens d'expliquer, qui ne va pas jusqu'à incommoder, mais qui se borne à ces élémens ou rudimens de la douleur, inapperceptibles à part, lesquels ne laissent pas d'être suffisans pour servir d'aiguillon et pour exciter la volonté; comme fait l'appétit dans un homme, qui se porte bien, lorsqu'il ne va pas jusqu'à cette incommodité, qui nous rend impatiens et nous tourmente par un trop grand attachement à l'Idée de ce qui nous manque. Ces appétitions petites ou grandes sont ce qui s'appelle dans les écoles motus primo primi et ce sont véritablement les premiers pas, que la nature nous fait faire, non pas tant vers le bonheur que vers la joie, car on n'y regarde que le présent: mais l'expérience et la raison apprennent à régler ces appétitions et à les modérer pour qu'elles puissent conduire au bonheur. J'en ai déjà dit quelque chose (Livre 1. chap. 2. §. 3.) les appétitions sont comme la tendance de la pierre, qui va le plus droit mais non pas toujours le meilleur chemin vers le centre de la terre, ne pouvant pas prévoir quelle rencontrera des rochers ou elle brisera, au lieu qu'elle se seroit approchée d'avantage de son but, si elle avoit eu l'esprit et le moyen de s'en détourner. C'est ainsi qu'allant droit vers le présent plaisir nous tombons quelques fois dans le précipice de la misère. C'est pourquoi la raison y oppose les images des plus grands biens ou maux avenir et une ferme résolution et habitude de penser, avant que de faire, et puis de suivre ce qui aura été reconnu le meilleur, lors même que les raisons sensibles de nos conclusions ne nous seront plus présentes dans l'esprit et ne consisteront presque plus qu'en images foibles ou même dans les pensées sourdes, que donnent les mots ou signes destituées d'une explication actuelle, de sorte que tout consiste dans le pensez y bien et dans le memento; le premier pour se faire des loix, et le second pour les suivre, lors même qu'on ne pense pas à la raison, qui les a fait naître. Il est pourtant bon d'y penser le plus qu'il se peut, pour avoir l'ame remplie d'une joie raisonnable et d'un plaisir accompagné de lumière.

§. 37. PH. Ces précautions sans doute sont d'autant plus nécessaires, que l'Idée d'un bien absent ne sauroit contrebalancer le sentiment de quelque

inquiétude ou de quelque déplaisir, dont nous sommes actuellement tourmentés, jusqu'à ce que ce bien excite quelque désir en nous. Combien y a-t-il de gens à qui l'on représente les joies indicibles du paradis par des vives peintures, qu'ils reconnoissent possibles et probables, qui cependant se contenteroient volontiers de la félicité, dont ils jouissent dans ce monde. C'est que les inquiétudes de leurs désirs présens, venant à prendre le dessus et à se porter rapidement vers les plaisirs de cette vie, déterminent leurs volontés à les rechercher; et durant tout ce tems là, ils sont entièrement insensibles aux biens de l'autre vie.

TH. Cela vient en partie de ce que les hommes bien souvent ne sont guères persuadés; et quoiqu'ils le disent, une incrédulité occulte règne dans le fond de leur ame; car ils n'ont jamais compris les bonnes raisons, qui vérifient cette immortalité des ames, digne de la justice de Dieu, qui est le fondement de la vraie religion, ou bien ils ne se souviennent plus de les avoir comprises, dont il faut pourtant l'un ou l'autre pour être persuadé. Peu de gens conçoivent même que la vie future, telle que la vraie religion et même la vraie raison l'enseignent, soit possible, bien loin d'en concevoir la probabilité, pour ne pas dire la certitude. Tout ce qu'ils en pensent n'est que psittacisme ou des images grossières et vaines à la Mahometane, où eux mêmes voyent peu d'apparence: car il s'en faut beaucoup qu'ils en soyent touchés, comme l'étoient (à ce qu'on dit) les soldats du Prince des assassins, Seigneur de la Montagne, qu'on transportoit quand ils étoient endormis profondement dans un lieu, plein de délices, où se croyant dans le paradis de Mahomet, ils étoient imbus par des anges ou saints contrefaits d'opinions telles que leur souhaitoit ce Prince et d'où, après avoir été assoupis de nouveau, ils étoient rapportés au lieu, où on les avoit pris; ce qui les enhardissoit après à tout entreprendre, jusques sur les vies des Princes ennemis de leur seigneur. Je ne sai pas si l'on n'a pas fort tort à ce Seigneur de la Montagne; th car on ne marque pas beaucoup de grands Princes, qu'il ait fait assassiner, quoiqu'on voie dans les Historiens Anglois la lettre, qu'on lui attribue, pour disculper le Roi Richard I. de l'assassinat d'un comte ou Prince de la Palestine, que ce Seigneur de la Montagne avoue d'avoir fait tuer, pour en avoir été offensé. Quoiqu'il en soit, c'étoit peut-être par un grand zèle pour sa religion, que ce Prince des assassins vouloit donner aux gens une Idée avantageuse du paradis, qui en accompagnât toujours la pensée et les empêchât d'être sourde; sans prétendre pour cela, qu'ils dussent croire, qu'ils avoient été dans le paradis même. Mais supposé qu'ils l'eût prétendu,

il ne faudroit point s'étonner que ces fraudes pieuses eussent fait plus d'effet que la vérité mal ménagée. Cependant rien ne seroit plus fort que la vérité, si on s'attachoit à la bien connoître et à la faire valoir; et il y auroit moyen sans doute d'y porter fortement les hommes. Quand je considère 266,50 combien peut l'ambition ou l'avarice dans tous ceux, qui se mettent une fois dans ce train de vie, presque destitué d'attraits sensibles et présens, je ne désespère de rien, et je tiens que la vertu feroit infiniment plus d'effet, accompagnée comme elle est de tant de solides biens, si quelque heureuse revolution du genre humain la mettoit un jour en vogue et 2bs, 5, 35 comme à la mode. Il est très assuré qu'on pourroit 350,21 accoutumer les jeunes gens à faire leur plus grand plaisir de l'exercice de la vertu. Et même les hommes faits pourroient se faire des loix et une habitude de les suivre, qui les y porteroit aussi fortement et avec autant d'inquiétude, s'il en étoient détournés, qu'un ivrogne en pourroit sentir, lorsqu'il est empêché d'aller au cabaret. Je suis bien aise d'ajouter ces considérations sur la possibilité et même sur la facilité des remèdes à nos maux, pour ne pas contribuer à décourager les hommes de la poursuite des vrais biens par la seule exposition de nos foiblesses.

§. 39. PH. Tout consiste presque à faire constamment désirer les vrais biens. Et il arrive rarement qu'aucune action volontaire soit produite en nous, sans que quelque désir l'accompagne; c'est pourquoi la volonté et le désir sont si souvent confondus ensemble. Cependant il ne faut pas regarder l'inquiétude, qui fait partie ou qui est du moins une suite de la plupart des autres passions, comme entièrement exclue de cet article; car la haine, la crainte, la colère, l'envie, la honte, ont chacune leurs inquiétudes et par là opèrent sur la volonté. Je doute qu'aucune de ces passions existe toute seule, je crois même qu'on auroit de la peine à trouver quelque passion, qui ne soit accompagnée de désir. Du reste je suis assuré, que par tout, où il y a de l'inquiétude, il y a du désir. Et comme notre éternité ne dépend pas du moment présent, nous portons notre vue au de là du présent, quelsque soyent les plaisirs, dont nous jouissons actuellement et le désir, accompagnant ces regards anticipés sur l'avenir, certaine toujours la volonté à la suite: de sorte qu'au milieu même de la joie, ce qui soutient l'action, d'où dépend le plaisir présent, c'est le désir de continuer ce plaisir et la crainte d'en être privé, et toutes les fois qu'une plus grande inquiétude que celle là vient à s'emparer de l'esprit, elle détermine aussitôt l'esprit à une nouvelle action et le plaisir présent est né gligé.

TH. Plusieurs perceptions et inclinations concourent à la volition parfaite, qui est le résultat de leur conflit. Il y en a d'imperceptibles à part, dont l'amas fait une inquiétude, qui nous pousse sans qu'on en voie le sujet; il y en a plusieurs jointes ensembles, qui portent à quelque objet, ou qui en éloignent, et alors c'est désir ou crainte, accompagné aussi d'une inquiétude, mais qui ne va pas toujours jusqu'au plaisir. Enfin il y a des impulsions, accompagnées effectivement de plaisir et de douleur, et toutes ces perceptions sont ou des sensations nouvelles ou des imaginations restées de quelque sensation passée, accompagnées ou nonaccompagnées du souvenir, qui renouvellant les attraits, que ces mêmes images avoient dans ces sensations précédentes, renouvellent aussi les impulsions anciennes à proportion de la vivacité de l'imagination. Et de toutes ces impulsions résulte enfin l'effort prévalant, qui fait la volonté pleine. Cependant les désirs et les tendances, dont on s'apperçoit, sont souvent aussi appellées des volitions quoique moins entières, soit qu'elles prévalent et entraînent ou non. Ainsi il est aisé de juger, que la volition ne saura guères subsister sans désir et sans fuite; car c'est ainsi que je crois qu'on pourroit appeller l'opposé du désir. L'inquiétude n'est pas seulement dans les passions incommodes, comme dans la haine, la crainte, la colère, l'envie, la honte, mais encore dans les opposées, comme l'amour, l'espérance, la faveur et la gloire. On peut dire que par tout où il y a désir, il y aura inquiétude; mais le contraire n'est pas toujours vrai, parceque souvent on est en inquiétude sans savoir ce qu'on demande, et alors il n'y a point de désir formé.

§. 40. PH. Ordinairement la plus pressante des inquiétudes dont on croit être alors en état de pouvoir se délivrer, détermine la volonté à l'action.

TH. Comme le résultat de la balance fait la détermination finale, je croirois qu'il peut arriver que la plus pressante des inqiétudes ne prévaille point; car quand elle prévaudroit à chacune des tendances opposées, prises à part, il se peut que les autres, jointes ensemble, la surmontent. L'esprit peut même user de l'adresse des dichotomies pour faire prévaloir tantôt les unes, tantôt les autres, comme dans une assemblée on peut faire prévaloir quelque parti par la pluralité des voix, selon qu'on forme l'ordre des demandes. Il est vrai que l'esprit doit y pourvoir de loin; car dans le moment du combat, il n'est plus tems d'user de ces artifices. Tout ce qui frappe alors, pèse sur la balance, et contribue à former une direction, composée presque comme dans la mécanique, et sans quelque promte diversion on ne ne sauroit l'arrêter.

» Fertur equis auriga nec audit currus habenas. « §. 41. PH. Si on demande outre cela ce que c'est qui excite le désir, nous répondons que c'est le bonheur et rien autre chose. Le bonheur et la misère sont des noms de deux extrémités, dont les dernières bornes nous sont inconnues. C'est ce que l'oeil n'a point vu, que l'oreille n'a point entendu et que le coeur de l'homme n'a jamais compris. Mais il se fait en nous de vives impressions de l'un et de l'autre par différentes espèces de satisfaction et de joie, de tourment et de chagrin, que je comprens, pour abréger, sous les noms de plaisir et de douleur, qui conviennent l'un et l'autre à l'esprit, aussi bien qu'au corps, ou qui pour parler plus exactement n'apartiennent qu'à l'esprit, quoique tantôt ils prennent leur origine dans l'esprit à l'occasion de certaines pensées et tantôt dans le corps, à l'occasion de certaines modifications du mouvement. §. 42. Ainsi le bonheur, pris dans toute son étendue est le plus grand plaisir, dont nous soyons capables, comme la misère, prise de même, est la plus grande douleur, que nous puissions sentir. Et le plus bas dégré de ce qu'on peut appeller bonheur, c'est cet état, où délivré de toute douleur on jouit d'une telle mesure de plaisir présent, qu'on ne sauroit être content avec une moindre. Nous appellons bien ce qui est propre à produire en nous du plaisir et nous appellons mal ce qui est propre à produire en nous de la douleur. Cependant il arrive souvent, que nous ne le nommons pas ainsi, lorsque l'un ou l'autre de ces biens ou de ces maux se trouvent en concurrence avec un plus grand bien ou un plus grand mal.

TH. Je ne sai si le plus grand plaisir est possible. Je croirois plutôt qu'il peut croître à l'infini; car nous ne savons pas jusqu'où nos connoissances et nos organes peuvent être portés dans toute cette éternité, qui nous attend. Je croirois donc, que le bonheur est un plaisir durable; ce qui ne sauroit avoir lieu sans une progression continuelle à de nouveaux plaisirs. Ainsi de deux, dont l'un ira incomparablement plus vite et par des plus grands plaisirs que l'autre, chacun sera heureux en soi même, quoique leur bonheur soit fort inégal. Le bonheur est donc pour ainsi dire un chemin par des plaisirs; et le plaisir n'est qu'un pas et un avancement vers le bonheur, le plus court qui se peut faire suivant les présentes impressions, mais non pas toujours le meilleur, comme j'ai dit vers la fin du §. 36. On peut manquer le vrai chemin, en voulant suivre le plus court, comme la pierre allant droit, peut rencontrer trop tôt des obstacles, qui l'empêchent d'avancer assez vers le centre de la terre. Ce qui fait connoitre, que c'est la raison et la volonté, qui nous

mènent vers le bonheur, mais que le sentiment et l'appétit ne nous portent que vers le plaisir. Or quoique le plaisir ne puisse point recevoir une définition nominale, non plus que la lumière ou la couleur; il en peut pourtant recevoir une causale comme elles, et je crois que dans le fond le plaisir est un sentiment de perfection et la douleur un sentiment d'imperfection, pourvû qu'il soit assez notable, pour faire qu'on s'en puisse apercevoir : car les petites perceptions insensibles de quelque perfection ou imperfection, qui sont comme les élemens du plaisir et de la douleur, et dont j'ai parlé tant de fois, forment des inclinations et des penchans, mais non pas encore les passions mêmes. Ainsi il y a des inclinations insensibles et dont on ne s'aperçoit pas; il y en a de sensibles, dont on connoit l'existence et l'objet, mais dont on ne sent pas la formation, et ce sont des inclinations confuses, que nous attribuons au corps quoiqu'il y ait toujours quelque chose, qui y réponde dans l'esprit; enfin il y a des inclinations distinctes, que la raison nous donne, dont nous sentons et la force et la formation; et les plaisirs de cette nature qui se trouvent dans la connoissance et la production de l'ordre de l'harmonie sont les plus estimables. On a raison de dire, que généralement toutes ces inclinations, ces passions, ces plaisirs et ces douleurs n'appartiennent qu'à l'esprit, ou à l'ame; j'ajouterai même, que leur origine est dans l'ame même en prenant les choses dans une certaine rigueur métaphysique, mais que néanmoins on à raison de dire, que les pensées confuses viennent du corps, parceque là dessus la considération du corps et non pas celle de l'ame fournit quelque chose de distinct et d'explicable. Le bien est ce, qui sert ou contribue au plaisir, comme le mal ce qui contribue à la douleur. Mais dans la collision avec un plus grand bien, le bien, qui nous en priveroit, pourroit devenir véritablement un mal, en tant qu'il contribueroit à la douleur, qui en devroit naître.

§. 47. PH. L'ame a le pouvoir de suspendre l'accomplissement de quelques uns de ces désirs, et est par conséquent en liberté de les considérer l'un après l'autre, et de les comparer. C'est en cela que consiste la liberté de l'homme et ce que nous appellons, quoiqu'improprement à mon avis, libre arbitre; et c'est du mauvais usage, qu'il en fait que procède toute cette diversité d'égaremens, d'erreurs et de fautes où nous nous précipitons lorsque nous déterminons notre volonté trop promtement ou trop tard.

TH. L'exécution de notre désir est suspendue ou arrêtée lorsque ce désir n'est pas assez fort pour nous émouvoir et pour surmonter la peine ou l'incommo

dité, qu'il y a de le satisfaire: et cette peine ne consiste quelques fois que s dans une paresse ou lassitude insensible, qui rebute sans qu'on y prenne garde, et qui est plus grande en des personnes élevées dans la mollesse ou dont le tempérament est phlegmatique, et en celles qui sont rebutées par l'âge ou par les mauvais succès. Mais lorsque le désir est assez fort en lui même pour émouvoir, si rien ne l'empêche, il peut être arrêté par des inclinations contraires; soit qu'elles consistent dans un simple penchant, qui est comme l'élément ou le commencement du désir, soit qu'elles aillent jusqu'au désir même. Cependant comme ces inclinations, ces penchans et ces désirs contraires se doivent trouver déjà dans l'ame, elle ne les a pas en son pouvoir, et par conséquent elle ne pourroit pas résister d'une manière libre et volontaire, où la raison puisse avoir part, si elle n'avoit encore un autre moyen, qui est celui de détourner l'esprit ailleurs. Mais comment s'aviser de le faire au besoin? car c'est là le point, sur tout quand on est occupé d'une forte passion. Il faut donc que l'esprit soit préparé par avance, et se trouve déjà en train d'aller de pensée en pensée, pour ne se pas trop arrêter dans un pas glissant et dangereux. Il est bon pour cela de s'accoutumer généralement à ne penser que comme en passant à certaines choses, pour se mieux conserver la liberté d'esprit. Mais le meilleur est de s'accoutumer à procéder méthodiquement et à s'attacher à un train de pensées, dont la raison et non le hazard (c'est à dire les impressions insensibles et casuelles) fassent la liaison. Et pour cela il est bon de s'accoutumer à se recueillir de tems en tems, et à s'élever au dessus du tumulte présent des impressions, à sortir pour ainsi dire de la place où l'on est, à se dire: dic cur hic? respice finem? où en sommes nous? venons au fait ?« Les hommes auroient bien souvent besoin de quelqu'un, établi en titre d'office (comme en avoit Philippe, le pére d'Alexandre le Grand) qui les interrompit et les rappellât à leur devoir. Mais au défaut d'un tel Officier, il est bon que nous soyons stylés à nous rendre cet office nous mêmes. Or étant une fois en état d'arrêter l'effet de nos désirs et de nos passions, c'est à dire de suspendre l'action, nous pouvons trouver les moyens de les combattre, soit par des désirs ou des inclinations contraires, soit par diversion, c'est à dire par des occupations d'une autre nature. C'est par ces méthodes et par ces artifices, que nous devenons comme maîtres de nous mêmes, et que nous pourrons nous faire penser et faire

avec le tems ce que nous voudroins vouloir et ce que la raison ordonne. Cependant c'est toujours par des voyes déterminées et jamais sans sujet ou par le principe imaginaire d'une indifférence parfaite ou d'équilibre, dans laquelle quelques uns voudroient faire consister l'essence de la liberté, comme si on pouvoit se déterminer sans sujet et même contre tout sujet et aller directement contre toute la prévalence des impressions et des penchans. Sans sujet dis-je, c'est à dire sans l'opposition d'autres inclinations, ou sans qu'on soit par avance en train de détourner l'esprit, ou sans quelque autre moyen pareil explicable; autrement c'est recourir au chimérique, comme dans les facultés nues ou qualités occultes scolastiques, où il u'y a ni rime ni raison.

§. 48. PH. Je suis aussi pour cette détermination intelligible de la volonté par ce qui est dans la perception et dans l'entendement. Vouloir et agir conformement au dernier résultat d'un sincère examen, c'est plutôt une perfection qu'un défaut de notre nature. Et tant s'en faut, que ce soit là ce qui étouffe ou abrège la liberté, que c'est ce qu'elle a de plus parfait et de plus avantageux. Et plus nous sommes éloignés de nous déterminer de cette manière, plus nous sommes près de la misère et de l'esclavage. En effet, si vous supposez dans l'esprit une parfaite et absolue indifférence, qui ne puisse être déterminée par le dernier jugement, qu'il faut du bien ou du mal, vous le mettrez dans un état très imparfait.

TH. Tout cela est fort à mon gré et fait voir que l'esprit n'a pas un pouvoir entier et direct d'arrêter toujours ses désirs, autrement il ne seroit jamais déterminé quelque examen qu'il pût faire et quelques bonnes raisons ou sentimens efficaces qu'il pût avoir, et il demeureroit toujours irresolu et flotteroit éternellement entre la crainte et l'espérance. Il faut donc qu'il soit enfin déterminé, et qu'ainsi il ne puisse s'opposer qu'indirectement à ses désirs en se préparant par avance des armes, qui les combattent au besoin, comme je viens de l'expliquer.

PH. Cependant un homme est en liberté de porter sa main sur la tête ou de la laisser en repos. Il est parfaitement indifférent à l'égard de l'une et de l'autre de ces choses, et ce seroit une imperfection en lui si ce pouvoir lui manquoit.

TH. A parler exactement, on n'est jamais indifférent à l'égard de deux partis, par exemple de tourner à la droite ou à la gauche; car nous

faisons l'un ou l'autre sans y penser et c'est une marque qu'un concours de dispositions intérieures et d'impressions extérieures (quoiqu'insensibles) nous détermine au parti, que nous prenons. Cependant la prévalance est bien petite et c'est au besoin comme si nous étions indifférens à cet égard, puisque le moindre sujet sensible, qui se présente à nous, est capable de nous déterminer sans difficulté à l'un plutôt qu'à l'autre; et quoiqu'il y ait un peu de peine à lever le bras pour porter la main sur sa tête, elle est si petite, que nous la surmontons sans difficulté; autrement j'avoue que ce seroit une grande imperfection, si l'homme y étoit moins indifférent et s'il lui manquoit le pouvoir de se déterminer facilement à lever ou à ne pas lever le bras. PH. Mais ce ne seroit pas moins une grande imperfection, s'il avoit la même indifférence en toutes les rencontres, comme lorsqu'il voudroit defendre la tête ou ses yeux d'un coup, dont il se verroit prêt d'ètre frappé, c'est à dire s'il lui étoit aussi aisé d'arrêter ce mouvement, que les autres, dont nous venons de parler et où il est presque indifférent; car cela feroit qu'il n'y seroit pas porté assez fortement ni assez promte

ment dans le besoin. Ainsi la détermination nous est utile et même bien souvent nécessaire; et si nous étions peu déterminés en toute sorte de rencontres et comme insensibles aux raisons, tirées de la perception du bien ou du mal, nous serions sans choix effectif, comme, si nous étions déterminés par autre chose que par le dernier résultat, que nous avons formé dans notre propre esprit selon que nous avons jugé du bien ou du mal d'une certaine action, nous ne serions point libres.

TH. Il n'y a rien de si vrai, et ceux qui cherchent une autre liberté, ne savent point ce qu'ils demandent.

§. 49. PH. Les Etres supérieurs, qui jouissent d'une perfaite félicité sont déterminés au choix du bien plus fortement que nous ne sommes, et cependant nous n'avons pas raison de nous figurer qu'ils soyent moins libres que nous.

TH. Les Théologiens disent pour cela, que ces Substances bienheureuses sont corfirmées dans le bien et exemtes de tout danger de chute.

PH. Je crois même que s'il convenoit à des pauvres créatures finies, comme nous sommes, de juger de ce que pourroit faire une sagesse et bonté infinie, nous pourrions dire que Dieu lui même ne sauroit choisir ce qui n'est pas bon et que la liberté de cet Etre tout puissant ne l'em

pêche pas d'étre déterminé par ce qui est le meilleur.

Th. Je suis tellement persuadé de cette vérité, que je crois que nous la pouvons assurer hardiment, toutes pauvres et finies créatures que nous sommes, et que même nous aurions grand tort d'en douter; car nous dérogerions par cela même à sa sagesse, à sa bonté et à ses autres perfections infinies. Cependant le choix, quelque déterminé que la volonté y soit, ne doit pas être appellé nécessaire absolument et à la rigueur; la prévalence des biens apperçus incline sans nécessiter, quoique tout considéré cette inclination soit déterminante et ne manque jamais de faire 5 son effet.

§. 50. PH. Etre déterminé par la raison au meilleur, c'est être le plus libre. Quelqu'un voudroit-il être imbecille par cette raison, qu'un imbecille est moins déterminé par de sages réflexions, qu'un homme de bon sens? Si la liberté consiste à secouer le joug de la raison, les foux et les insensés seront les seuls libres; mais je ne crois pas que pour l'amour d'une telle liberté personne voulût étre fou, hormis celui qui l'est déjà.

TH. Il y a des gens aujourd'hui, qui croyent qu'il est du bel esprit de déclamer contre la raison, et de la traiter de pédante incommode. Je vois de petits livrets, des discours de rien, qui s'en font fête, et même je vois quelquesfois des vers trop beaux pour être employées à de si fausses pensées. En effet, si ceux, qui se moquent de la raison, parloient tout de bon, ce seroit une extravagance d'une nouvelle espèce, inconnue aux siècles passés. Parler contre la raison, c'est parler contre la vérité; car la raison est un enchainement de vérités. C'est parler contre soi même, contre son bien, puisque le point principal de la raison consiste à la connoître et à le suivre.

§. 51. PH. Comme donc la plus haute perfection d'un Etre intelligent, consiste à s'appliquer soigneusement et constamment à la recherche du véritable bonheur, de même le soin, que nous devons avoir de ne pas prendre pour une félicité réelle, celle qui n'est qu'imaginaire, est le fondement de notre liberté. Plus nous sommes liés à la recherche invariable du bonheur en général, qui ne cesse jamais d'être l'objet de nos désirs, plus notre volonté se trouve dégagée de la nécessité d'être déterminée par le désir, qui nous porte vers quelque bien particulier, jusqu'à ce que nous ayons examiné, s'il se rapporte ou s'oppose à notre véritable bonheur.

252,51

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