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REPONSE AUX REFLEXIONS

QUI SE TROUVENT DANS LE 23. JOURNAL DE CETTE ANNEE, TOUCHANT LES CONSEQUENCES DE QUELQUES ENDROITS DE LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES.

1 69 7.

(Journal des Savans 19. et 26. Aout 1697. Leibn. Opp. ed. Dutens Tom. II. P. 1. p. 249 et 252.)

Monsieur l'Abbé Nicaise me rendra toujours témoignage, que ma lettre qu'on refute n'a pas été écrite pour le public; et ce fut à l'occasion de ce qu'il me fit l'honneur de me mander, sur la censure reitérée de Mr. l'Evêque d'Avranches de la part de cet illustre Prélat, que je mis dans ma 3e. réponse, entre quantité d'autres choses, ce peu de lignes dont un habile et zélé partisan de Mr. Descartes a été choqué. Lorsque j'appris qu'on vouloit publier cet extrait de ma lettre, je voulus l'empêcher, mais trop tard. Ce n'est pas que ce qu'il y a ne soit vrai, et digne de remarque; mais c'est que je prévoyois que ceux qui me croiroient avoir part à cette publication, le pourroient prendre pour une insulte, et pourroient me soupçonner de quelque animosité contre un Auteur dont j'ai toujours admiré le merite; et contre un parti où il y a des personnes que j'estime et que j'honore, et qui me font l'honneur de me mettre au rang de leurs amis, nonobstant la diversité de nos opinions. Cependant j'avoie de ne pas comprendre l'intention de celui qui refute ce passage de ma lettre, et le public en même tems.

S'il l'avoit laissé dans l'obscurité qui convenoit à une lettre particulière, il n'auroit pas eu besoin de prendre la peine de le refuter.. Cela soit dit sans le blâmer pour cela, et sans me plaindre de son procédé.

On m'accuse de vouloir établir ma réputation sur la ruine de celle de Mr. Descartes. C'est de cela que j'ai droit de me plaindre. Bien loin de vouloir ruiner la réputation de ce grand homme, je trouve que son véritable mérite n'est pas assez connu, parce qu'on ne considère, et qu'on n'imite pas assez ce qu'il a eû de plus excellent. On s'attache ordinairement aux plus foibles endroits, parce qu'ils sont le plus à la portée de ceux qui ne veulent point se donner la peine de méditer profondement, et voudroint pourtant entendre le fond des choses.

C'est ce qui fait, qu'à mon grand re

gret, ses Sectateurs n'ajoutent presque rien à ses découvertes, et c'est l'effet ordinaire de l'esprit de secte en Philosophie. Comme toutes mes vues ne tendent qu'au bien du public, j'en ai dit quelque chose de tems en tems pour les réveiller, sachant bien que leur pénétration les méneroit bien loin, s'ils ne croyoient pas que leur maitre avoit assez fait. J'ai toujours déclaré que j'estime infiniment Mr. Descartes: Il y a peu de génies qui approchent du sien: Je ne connois qu' Archimède, Copernic, Galilei, Kepler, Jungius, Mrs. Huygens et Newton, et quelque peu d'autres de cette force, auxquels on pourroit ajouter Pythagore, Démocrite, Platon, Aristote, Suisset, Cardan, Gilbert, Verulamius, Campanella, Harvaeus, Mr. Pascal, et quelques autres. Il est vrai cependant que Mr. Descartes a usé d'artifice, pour profiter des découvertes autres sans leur en vouloir paroitre redevable. Il traitoit d'excellens hommes d'une maniére injuste et indigne, lors qu'ils lui faisoient ombrage, et il avoit une ambition démesurée pour s'ériger en chef de parti. Mais cela ne diminuë point la beauté de ses pensées. Bien loin d'approuver qu'on méprise, et qu'on paye d'ingratitude le vrai mérite, c'est cela que je blâme principalement en Mr. Descartes, et encore plus en plusieurs de ses Sectateurs, dont l'attachement mal entendu à un seul Auteur nourrit la prévention, et les empêche de profiter des lumiéres de tant d'autres. J'ai coutume de dire que la Philosophie Cartésienne est comme l'antichambre de la vérité, et qu'il est difficile de pénétrer bien avant, sans avoir passé par-là: mais on se prive de la véritable connoissance du fond des choses, quand on s'y arrête.

Quant à ce peu de réputation qu'on me fait l'honneur de m'accorder, je ne l'ai point acquis en refutant Mr. Descartes, et je n'ai point besoin de ce moyen; le Droit, l'Histoire, et les Lettres y ont

contribué avant que j'aye songé aux Mathématiques. Et si notre nouvelle Analyse, dont j'ai proposé le calcul, passe celle de Mr. Descartes, autant et plus que la sienne passoit les méthodes précédentes; la sienne ne laisse pas de demeurer très-estimable, quoiqu'il ait été nécessaire, pour le progrès des Sciences, de désabuser ceux qui la croyoient suffire à tout; ce qu'on n'a pû mieux faire qu'en leur proposant des problèmes beaux et attrayans, et même simples pour ceux qui en sçavent la méthode, mais que pas un des Analystes à la Cartésienne n'a pû résoudre.

On ajoute qu'il est surprenant que pas un Cartésien ne m'ait répondu. Mais je ne veux point d'un avantage qui ne m'appartient pas. On trouvera des réponses dans les Journaux de France, et de Hollande, et même dans celui de Leipsic, aussi bien que mes repliques; et si j'étois homme à faire fête de ces choses, je porrois remplir un volume des lettres qui m'ont été écrites là-dessus par d'habiles gens, parmi lesquels il s'en trouve d'illustres en rang, et en mérite. J'avoue de bonne foi de n'avoir point sçû ce que l'Auteur de ces réflexions m'apprend: que mes meilleurs amis publioient hautement qu'il seroit à souhaiter que je voulusse me renfermer dans les Mathématiques, où il dit que j'excelle, et ne me pas mêler de la Philosophie, où je n'ai pas le même avantage. Assurément si je l'avois sçû, j'aurois profité de leur avis, en les priant de me désabuser. Cependant je ne sçai s'il a eu de bonnes informations de leur sentiment, et je doute que les meilleurs de mes amis eussent mieux aimé le publier hautement, que de m'en avertir en particulier. Néanmoins comme un ami n'est pas toujours sur ses gardes, je ne les en blåmerois point; et je déclare très-sincrément, que je tiendrai ces avertissemens pour une marque d'amitié, pourvû qu'on les accompagne de quelque chose, qui me puisse instruire, et redresser. Et si l'Auteur anonyme des réflexions, qui paroit très capable de me donner de bons avis, en vouloit prendre la peine, soit en public on plutôt en particulier, (afin qu'il ne pense point que je cherche tant à faire du bruit) il seroit en cela comme le meilleur de mes amis, et il éprouveroit ma docilité. Je pourrois cependant produire de lettres des personnes excellentes, et célébres, qui ont eu de la peine à soufrir que je m'appliquasse aux Mathématiques, et qui me conseilloient de pousser plutôt mes méditations de Philosophie; comme il y en a eû d'autres en plus grand nombre, et de plus d'autorité qui me rappelloient aux matiéres de droit et d'histoire.

Venons maintenant au fond de nôtre dispute. Je ne suis pas le premier qui ai blâmé Mr. Descartes d'avoir rejetté la recherche des causes finales. Outre le R. P. Malebranche, feu Mr. Boyle l'a fait avec beaucoup de zéle, et de solidité; sans parler de quantité d'autres Auteurs graves, moderés, et bien intentionnés, et qui d'ailleurs faisoient grand cas de Mr. Descartes. On répond ici, qu'il a banni les causes finales de la Physique, et qu'il a eu raison de le faire; mais qu'il auroit eu tort, s'il les avoit bannies de la morale: Car tout le bien et tout le mal de nos actions libres dépend de leur fin. Cette réponse est surprenante. Il ne s'agit pas de nos actions libres, de Dieu et de sa sagesse, qui paroit dans l'ordre des choses, que Mr. Descartes ne devoit point négliger. Et la réponse bien loin de l'excuser le chargeroit, s'il étoit vrai, que selon lui les causes finales n'appartiennent qu'à nos actions libres. Mais je suppose que ce n'est pas le sentiment de l'Auteur des réflexions, ni celui de Mr. Descartes. Cependant son silence pouvoit nuire contre son intention. Il ne vouloit point se servir de ce moyen pour prouver l'existence de Dieu; on peut l'excuser là-dessus, quoique plusieurs l'ayent blâmé pour cela: mais il n'a pas bien fait de passer par-tout ailleurs un point si important, qui devoit être mis en usage dans quelques endroits de ce principes de Philosophie. Si Dieu est Auteur des choses, et s'il est souverainement sage, on ne sçauroit assez bien raisonner de la structure de l'Univers, sans y faire entrer les vües de sa sagesse, comme on ne sçauroit assez bien raisonner sur un bâtiment, sans entrer dans les fins de l'Architecte. J'ai allégué ailleurs un excellent passage du Phédon de Platon, (qui est le Dialogue de la mort de Socrate) ou le Philosophe Anaximandre, qui avoit posé deux principes, un esprit intelligent, et la matiére, est blâmé pour n'avoir point employé cette intelligence, ou cette sagesse dans le progrès de son ouvrage; s'étant contenté des figures, et des mouvemens de la matiére: et c'est justement le cas de nos Philosophes modernes trop matèriels.

Mais, dit-on, en Physique on ne demande point pourquoi les choses sont, mais comment elles sont? Je réponds qu'on y demande l'un et l'autre. Souvent par la fin, on peut mieux juger des moyens. Outre que pour expliquer une machine, on ne sçauroit mieux faire, que de proposer son but, et de montrer comment toutes ses piéces y servent. Cela peut même être utile à trouver l'origine de l'intention. Je voudrois qu'on se servit de cette méthode encore dans la Médicine. Le corps de l'Animal est une

machine en même tems hydraulique, pneumatique, et pyrobolique, dont le but est d'entretenir un certain mouvement; et en montrant ce qui sert à ce but et ce qui nuit, on feroit connoître tant la Physiologie que la Thérapeutique. Ainsi on voit que les causes finales servent en Physique, non-seulement pour admirer la sagesse de Dieu, ce qui est le principal, mais encore pour connoître les choses et pour les manier. J'ai montré ailleurs, que tandis qu'on peut encore disputer de la cause efficiente de la lumiére, que Mr. Descartes n'a pas assez bien expliquée, comme les plus intelligens avoüent maintenant, la cause finale suffit pour déviner les loix qu'elle suit; car pourvû qu'on se figure, que la nature a eu pour but de conduire les rayons d'un point donné à un autre point donné par le chemin le plus facile, on trouve admirablement bien toutes ces loix, en employant seulement quelques lignes d'Analyse, comme j'ai fait dans les Actes de Leipsic.. Mr. Molineux m'en a sçu bon gré dans sa Dioptrique, et il a fort approuvé la remarque que j'avois faite à cette occasion, du bel usage des causes finales, qui nous éléve à la considération de la Souveraine Sagesse, en nous faisant connoitre en même tems les loix de la nature qui en sont la suite.

L'Auteur des reflexions me demande l'endroit, où Mr. Descartes dit que la matiére réçoit successivement toutes les formes dont elle est capable. Il l'a cherché artic. 203 et 204. de la quatrième partie de ses principes. Mais il se trouve dans l'article 47. de la 3. partie. J'en mettrai les propres paroles en Latin qui est l'orginal. L'Auteur marque dans le Sommaire, que la fausseté de ses suppositions à l'égard de l'origine du Monde, ne sçauroit nuire; et pour le mieux prouver il ajoûte: »Atque omnino parum refert quid hoc pacto sup»>ponatur, quia postea juxta leges naturae est mu»tandum. Et vix aliquid supponi potest, ex quo >>non idem effectus (quanquam fortasse operosius) »>per easdem naturae leges deduci possit. Cum »earum ope materia formas omnes, quarum est » capax, successivè assumat, si formas istas ordine >> consideremus, tandem ad illam quae est hujus>> modi poterimus devenire.«< On peut juger parlà si j'ai imposé à cet Auteur, et s'il ne dit pas positivement, non-seulement que la matière peut prendre, mais méme qu'elle prend effectivement, bien que successivement, toutes les formes dont elle est susceptible, et qu'ainsi il importe peu quelles suppositions qu'on fasse. Il y a bien à dire contre ce raisonnement. Pour le soutenir, il faudroit supposer, que le même état de l'Univers revient toujours précisément après quelque période, puis qu'autrement, prenant un état du Monde qui est posté

rieur en effet à un autre, on n'en sçauroit jamais déduire celui-ci, quand même la matiére recevroit toutes les formes dont elle est capable. Mais ces périodes enveloppent d'autres inconvéniens, d'autant qu'ainsi toutes les possibilités infinies devroient arriver dans cet intervalle périodique fini; et toute l'éternité ne produiroit plus rien de nouveau. Pour dire aussi avec Mr. Descartes, qu'il est presque libre de supposer ce qu'on veut; il ne suffiroit pas que chaque supposition ou hypothèse pût enfin mener à nôtre Monde, car elle pourroit être si éloignée, et le passage de l'un à l'autre pourroit être si long et si difficile, qu'il seroit impossible à l'esprit de l'homme de le suivre et de le comprendre. Mais il ne s'agit ici que de la proposition que j'avois alléguée, et dont j'avois marqué les étranges conséquences: car si tout possible, et tout ce qu'on se peut figurer, quelque indigne qu'il soit, arrive un jour; si toute fable ou fiction a été ou deviendra histoire véritable; il n'y a donc que nécessité, et point de choix, ni de providence. Et c'est de cette conséquence, que l'Auteur des réflexions ne disconvient point, s'étant seulement inscrit en faux contre la proposition même, qu'il ne trouvoit point dans les principes de l'Auteur.

Cependent je n'ai garde d'attaquer la religion et la piété de Mr. Descartes, comme on m'impute injustement. J'avois protesté le contraire en termes exprès; car une doctrine peut être dangereuse, sans que celui qui l'enseigne, ou qui la suit, en remarque et en approuve les conséquences. Cependant il est bon de les faire connoitre, afin qu'on s'en donne de garde; d'autant qu'il paroit effectivement que Spinosa et quelques autres les en ont tirée. Car il y a des esprits disposés à s'attacher aux plus mauvais endroits, et ingénieux à en tirer les plus dangereuses conclusions. Je n'aurois point parlé de Spinosa, si j'avois pensé qu'on publieroit ce que j'écrivois, de peur qu'on ne crût, que je voulois rendre les Cartesiens odieux, sachant assez, qu'on leur a fait du tort quelquefois par un zéle mal entendu. Cependant, puis qu'on a voulu relever mes paroles, il a été nécessaire de faire voir que je n'ai rien avancé sans sujet. Comme l'un des meilleurs usages de la véritable Philosophie, et particuliérement de la Physique, est de nourrir la piété, et de nous élever à Dieu; je ne sçai pas mauvais gré à ceux qui m'ont donné cette occasion de m'expliquer d'une maniére, qui pourra donner de bonnes impressions à quelqu'un, quoique j'eusse souhaité qu'on l'eût fait sans m'attribuer une passion et une partialité dont peut-être peu de gens sont aussi éloignés que moi. Pour exprimer en peu de mots le sentiment que j'ai d'un Auteur dont on m'ac

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(Otium Hanoveran. ed Feller p. 113. Leibn. Opp. ed. Dutens Tom. II. P. 1. p. 262.)

Je vois que quantité d'habiles gens croyent qu'il faut abolir la Philosophie des Ecoles, et substituer une toute autre à sa place, et plusieurs veulent que ce soit la Cartésienne. Mais après avoir tout pesé, je trouve que la Philosophie des Anciens est solide, et qu'il faut se servir de celle des modernes pour l'enrichir, et non pas pour la détruire. J'ai eu bien des contestations là-dessus avec des habiles Cartésiens, et je leur ai montré par les Mathématiques mémes, qu'ils n'ont point les véritables loix de la nature, et que pour les avoir il faut considérer dans la nature non-seulement la matiére, mais aussi la force; et que les formes des Anciens ou Entelechies ne sont autre chose que les forces: et par ce moyen je crois de réhabiliter la Philosophie des Anciens ou de l'Ecole, dont la Théologie se sert si utilement, sans rien déroger aux découvertes modernes, ni aux explications mécaniques, puisque les mécaniques mêmes supposent la considération de la force. Et il se trouvera que rien n'est plus propre que la force dans les phénomènes des corps, à donner de l'ouverture pour la considération des causes spirituelles, et par conséquent à y introduire les hommes, qui sont enfoncés dans les notions matérielles, comme seront sans doute les Chinois. Ainsi je crois d'avoir rendu quelque service à la Religion, tant en cela, qu'en ce que j'espère que cela contribuera beaucoup à arrêter le cours d'une Philosophie trop matérielle, qui

commmence à s'emparer des esprits, au lieu que je montre, que les raisons des règles de la force viennent de quelque chose de supérieur.

La véritable Philosophie pratique (vera non simulata Philosophia, comme disent nos Jurisconsultes Romains) consiste plutôt dans les bons ordres pour l'éducation et pour la conversation et socialité des hommes, que dans les préceptes généraux sur les vertus et devoirs

Je viens à la Physique, et je comprens maintenant sous ce nom toutes les notices expérimentales des choses corporelles, dont on ne peut pas encore donner la raison par les principes géométriques ou mécaniques. Aussi ne les a-t-on point pû obtenir par la raison et à priori, mais seulement par l'expérience et la tradition.

La Médecine est la plus nécessaire des sciences naturelles. Car de même que la Théologie est le plus haut point de la connoissance des choses qui regardent l'esprit, et qu'elle renferme la bonne morale et la bonne politique, on peut dire que la Médecine aussi est le plus haut point et comme le fruit principal des connoissances du corps par rapport au nôtre. Mais toute la science physique, et la Médecine même, a pour dernier but la gloire de Dieu et le bonheur suprême des hommes; car en les conservant elle leur donne le moyen de travailler à la gloire de Dieu.

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