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et nous croyons trouver dans leur analyse tout un système de preuves de la réalité de Dieu. Est-ce là encore une illusion?

Oui, d'après M. Evellin. Non pas que l'existence de Dieu soit compromise par cette impossibilité où nous sommes de justifier ce double concept illusoire; car elle est suffisamment prouvée « par le double témoignage de l'univers physique et du monde moral, du ciel étoilé au-dessus de nos têtes et de la loi morale au dedans de nos cœurs »; mais la tentative de faire sortir la réalité de Dieu d'un prétendu concept rationnel, qui n'a pas le droit de se maintenir dans l'esprit puisqu'il renferme une contradiction manifeste, est un simple égarement de la pensée.

Sous toutes les formes que lui ont données Descartes, Newton et Clarke, l'argument est illusoire; en effet, « dans le domaine de la quantité, l'être n'est vraiment positif que lorsqu'il est circonscrit; exclure toute borne, en pareil cas, c'est précisément exclure tout être, car un être qui implique contradiction dans son essence n'est et ne sera jamais, fût-il décoré du nom pompeux d'infini, qu'un pur néant »>.

Les preuves cartésiennes ainsi rejetées, M. Evellin croit qu'il faut éliminer également celles qu'on voudrait tirer de ces principes éternels, de ces notions absolues, « marquées au coin de l'infinité », que certaines écoles ont pris plaisir à multiplier dans l'esprit humain pour en faire autant de pensées de Dieu lui-même. C'est la preuve par les vérités éternelles de la raison qui est ici particulièrement visée. M. Evellin y voit une simple projection de la loi fondamentale en dehors de laquelle notre pensée ne saurait s'exercer. Tout ce qu'elle prouve, «< c'est que, certains sujets une fois posés, il est impossible à une intelligence modelée sur la nôtre, à quelque moment de la durée qu'elle se transporte, de nier certains attributs qui font partie intégrante de leur essence. Le temps peut-il influer sur la solution d'un problème où il n'entre pas comme donnée? Traduisons donc dans l'indéfini du temps, une raison quelconque, pourvu qu'elle soit assujettie à la loi de ne pas se contredire, ne pourra affirmer telle chose qu'à la condition d'affirmer en même temps

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telle autre chose. Nous ne voyons pas, pour notre part, quel argument sérieux et convaincant on peut tirer de cette nécessité toute subjective en faveur de l'existence de Dieu. Qu'y a-t-il, que peutil y avoir de commun entre le temps qui s'écoule et l'entendement divin? Nous sommes dupes d'une illusion; nous confondons avec la pensée parfaite notre fragile raison, que nous projetons d'époque en époque, de siècle en siècle, dans l'indéfini du devenir. >>

Enfin, la preuve fondée sur l'idée du parfait est considérée encore par M. Evellin comme aussi fragile que les autres, en tant du moins qu'on veut lui attribuer une valeur logique. Il ne conteste pas, en effet, à Bossuet que, dans l'ordre de l'être, l'absolu soit avant le relatif, la réalité pleine et achevée avant la limite; et s'il ne conteste pas cela, c'est donc que nous le savons ou que nous le sentons de quelque manière. Mais il doute que l'idée du parfait, comme concept logique, soit plus présente à l'esprit que l'idée même de l'infini, dont on a vu précédemment la critique.

Tout en admettant, d'une manière générale, les conclusions de M. Evellin, nous ne croyons pas qu'il convienne d'éliminer aussi absolument qu'il le fait les preuves métaphysiques ou intuitionnistes en allant jusqu'à supprimer les concepts sur lesquels elles reposent, et il nous semble que plusieurs objections peuvent être faites à sa critique de l'idée de l'infini.

D'abord, rien ne prouve absolument que, en opposition avec l'idée précise et concrète du fini, tel qu'il se montre à nous dans les choses réelles, on ne puisse plus avoir que l'idée abstraite de l'indéfini mathématique. Il nous semble, au contraire, qu'en dehors de cet indéfini, c'est-à-dire de cet indéterminé tout négatif, nous concevons fort bien un indéterminé positif, c'est-à-dire un être qui n'est ni ceci ni cela, parce qu'il contient tout dans la plénitude de son essence. Il n'est pas telle ou telle quantité déterminée, parce qu'il est, en quelque sorte, l'envers de la quantité, c'est-à-dire l'autre face, l'autre pôle de ce qui nous apparaît, dans nos expériences, comme nécessai

rement limité et circonscrit. En d'autres termes, nous concevons l'être en face de ce qui est mélange d'être et de non-être. Il resterait seulement à préciser la forme sous laquelle nous le concevons, et à examiner si c'est vraiment par une idée, par une représentation, par un concept susceptible d'entrer dans les manipulations de notre pensée logique, ou si ce n'est pas plutôt parce que, participants à l'être, fondés sur lui et en lui, nous le découvrons par une intuition d'ordre supérieur, où toute notre nature est impliquée, c'est-à-dire, en d'autres termes, qui est sentiment et volonté non moins que représentation.

D'autre part, si nous ne pouvons admettre, excepté au simple point de vue logique, la négation de l'idée de l'infini, telle qu'elle est formulée par M. Evellin, nous ne pouvons accepter davantage son idée du fini, réduite à celle d'un nombre, d'une sommation d'éléments indécomposables et, en quelque sorte, atomiques. Si l'on voulait pousser cette conception à ses dernières limites, il en résulterait rigoureusement ceci comme rien, dans l'univers, ne se perd ni ne se crée, le monde, tel qu'il existe, au moment précis où nous sommes, est un certain nombre déterminé, immense, incommensurable, sans doute, mais fini, et que Dieu doit connaître ; parlons simplement, familièrement, si l'on veut puisque ce nombre est réel et actuel, il faut entendre, à la lettre, qu'il se termine par une certaine unité déterminée, par un 4, supposerons-nous, ou par un 7. Peut-on imaginer une conception plus étrange et qui nous fasse mieux soupçonner, par son étrangeté même, que le mystère de l'être, et des formes de l'être, et des rapports du fini avec l'infini, du créé avec l'incréé, est plus complexe et plus profond que ne semble le supposer M. Evellin?

Il reconnaît lui-même, à propos de l'infiniment petit, que les savants de notre époque sont loin d'être d'accord sur la réduction des unités de la matière en éléments tout à fait ultimes : « Certains chimistes philosophes, dit-il, M. Dumas et M. Wurtz entre autres, tout en proclamant l'absolue nécessité de résoudre les corps, quels qu'ils soient, en unités d'un certain ordre, hésitent

à croire que ces unités se résolvent elles-mêmes en un nombre défini d'éléments ultimes. Les équivalents n'ont donc à leurs yeux qu'une valeur relative. Ils représenteraient des groupes déterminés quant à leur nombre, indéterminés quant à leurs parties intégrantes. La molécule selon M. Dumas, l'atome selon M. Wurtz, seraient seuls soumis aux formules de la chimie; au delà commencerait l'inconnu. » Après avoir signalé cette réserve si importante, cette restriction à notre avis si sage, M. Evellin a beau ajouter qu'elle « ne donne pas à la pensée une pleine satisfaction», toujours est-il que, d'après des hommes très autorisés, l'expérience et l'interprétation scientifique de l'expérience ne nous permettent pas de nous prononcer sur le mystère de l'infiniment petit. Avons-nous davantage le droit de nous prononcer sur le mystère de l'infiniment grand? Pouvons-nous affirmer que le système de l'univers forme un nombre fini? De ce que nous ne voyons jamais se former autour de nous un atome de matière, pouvons-nous conclure avec certitude qu'aux derniers confins du monde il ne se fait pas un accroissement continu de l'être, et sentant, quoi que l'on puisse dire, qu'un infini véritable enveloppe le monde dans sa puissance, sommesnous en mesure d'affirmer que le fini ne se fond pas dans l'infini par des intermédiaires qui nous échappent, mais qui se révéleraient peut-être à nous, si nous pouvions nous dégager des formes subjectives de notre constitution mentale pour saisir enfin la chose en soi? Rien n'est moins certain. Les critiques de Kant, ou de Stuart Mill, ou de M. Evellin prouvent que la prétention de faire sortir de l'analyse d'un concept de notre raison une démonstration rigoureuse et mathématique de l'existence de Dieu est probablement illusoire; elles ne prouvent pas que l'élan qui emporte vers l'infini et vers Dieu notre nature tout entière ne soit point lié à un mouvement par lequel l'infini se révèle à nous, à cause précisément qu'il s'achève d'une certaine manière, au point de vue de la pleine possession et de la pleine conscience de lui-même, par le progrès de la création dont nous faisons partie.

CHAPITRE IV

ÉTAT PRÉSENT DE LA THÉODICÉE SUR LE PROBLÈME

DE LA CRÉATION

tére.

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1. Objection générale de la science moderne contre l'idée de création. L'idée de providence, réserve faite du miracle, qu'on y croit voir impliqué, est, à la rigueur, intelligible, parce que nous trouvons en nous un mode d'activité analogue; l'idée de création est, au contraire, absolument impensable. La théologie naturelle n'a pas, comme la théologie positive, le droit de nous imposer un mysLa théologie naturelle échappe-t-elle à cette objection par l'argument cosmologique, qui prétend, non pas nous faire comprendre le mode de la création, mais, du moins, nous en faire saisir la nécessité? Critique de l'argument cosmologique par Stuart Mill. Cet argument prouve non pas Dieu comme créateur du monde, mais simplement la matière ou la force comme substratum du monde. Examen de cette critique. Stuart Mill dupe d'une illusion. Raisons pour lesquelles la matière ne répond pas à notre idée d'une existence première et absolue. L'argument cosmologique doit être éclairé par l'argument aristotélique du premier moteur. Cet argument est plus complet. Il force de conclure que l'absolu, c'est-à-dire l'être qui se suffit à lui-même, ne peut être que la Perfection divine. 2. De sa critique de l'argument cosmologique, Stuart Mill ne conclut point que Dieu n'existe pas, mais seulement qu'il n'a pas eu à créer le monde. Le fond des choses est matière et force; Dieu est simplement un être bon, mais non tout-puissant, qui tire le meilleur parti possible des forces, des propriétés et des habitudes de la matière. Retour sur l'impossibilité de concilier en Dieu la bonté et la toute-puissance. L'erreur de Stuart Mill est suggestive. Elle

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