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ques. Mais, s'il faut attribuer la prééminence à l'un des deux, c'est assurément à la téléologie; car le moyen est à cause du but, et non le but à cause du moyen. Au fond, tous deux ne sont que les moments d'un processus logique. La nécessité logique est le principe d'unité qui se présente d'un côté sous l'apparence morte de la causalité des lois purement mécaniques, et de l'autre sous la forme de la téléologie. Ce qui s'appelle là action régulière d'une cause, s'appelle ici conséquence cherchée du moyen employé; la finalité vue par une de ses faces apparaît comme causalité, en tant qu'elle agit avec elle pour arriver à une certaine conclusion, se montre aussi comme finalité. D'une part, l'organisation apparait ainsi comme le produit (mais nullement jusqu'ici comme le produit exclusif) du mécanisme de la nature inorganique; et, d'autre part, ce mécanisme est un système de moyens pour la production de l'organisation et sa finalité; les deux propositions sont également vraies, et l'une n'est que parce que l'autre est aussi. >>

Mais, en même temps, Hartmann a expliqué aussi avec beaucoup de netteté que cette reconnaissance du côté téléologique de la production des choses n'est nullement l'affirmation de quelque intervention miraculeuse, qui se produirait en dehors de toute loi « Il n'y a nullement lieu de comparer à l'acte arbitraire d'une magie fantastique la métamorphose d'un germe en vue d'une génération hétérogène, sans laquelle serait impossible le passage à un degré déterminé d'organisation supérieure réclamée téléologiquement. » Si cette organisation supérieure apparaît, ce n'est pas par l'effet d'un miracle, mais seulement parce qu'elle forme un moment nécessaire dans le processus régulier de l'évolution des organismes. Il n'y a donc pas lieu de rejeter la finalité pour cette seule raison qu'elle présente avec le miracle une analogie tout extérieure.

Cette conception de Hartmann rend tous ses droits à la finalité, et elle les rend aussi à la Providence, si on consent à n'entendre par ce mot que la prévoyance d'une activité immanente, la mystérieuse, l'incompréhensible prévoyance de l'in

conscient. Mais nous ne sommes pas obligés de nous renfermer dans les limites que Hartmann s'est imposées à lui-même par la fantaisie de sa conception systématique. A cette conception bizarre nous préférons celle que nous avons rencontrée en partie dans Platon, en partie dans Aristote. La sélection naturelle, que Darwin livre au hasard, est, croyons-nous, guidée, dirigée de deux manières différentes: d'abord, par une activité immanente, qui est la puissance plastique de la nature; ensuite et surtout, par une activité transcendante, qui est la puissance de l'idée, la sagesse de la Providence. Considérons, pour en bien voir la liaison, un exemple que M. Janet emprunte au physiologiste Müller. Il s'agit des diversités dans la structure des yeux. On sait que les insectes et les crustacées ont des yeux composés, à facettes ou à mosaïque, caractérisés par cette particularité que « devant la rétine, et perpendiculairement à elle, il y a une quantité innombrable de cônes transparents, qui ne laissent parvenir la lumière à la membrane nerveuse que dans le sens de leur axe et absorbent, au moyen du pigment noir dont les parois sont revêtues, toute lumière qui vient les frapper obliquement ». Les animaux supérieurs ont, au contraire, des yeux à lentilles, c'est-à-dire dans lesquels le cristallin a la propriété de faire converger les rayons lumineux et de les concentrer sur la rétine. Essayons d'attribuer à la nature seule la formation de ces deux structures de l'appareil optique et surtout la transition de l'une à l'autre, combien les essais malhabiles et infructueux devront l'emporter en nombre sur les combinaisons utiles et bien adaptées! et, si nous voulons attribuer à la sélection seule la prédominance graduelle des uns sur les autres, combien il nous faudra imaginer de tâtonnements, d'erreurs et (qu'on nous passe le mot) de bévues. Le progrès ne pourra être qu'une réussite. Supposons, au contraire, l'instinct plastique plus ou moins sourdement éclairé par les lueurs de la finalité, mais d'une finalité transcendante, c'est-à-dire qui réside en Dieu et dans la Providence, nous comprenons alors que les formes imparfaites et les transitions malhabiles ont dû être peu nombreuses et vite tra

versées; que, par conséquent, elles aient dû laisser peu de traces ou même n'en laisser aucune. Ainsi, sans avoir besoin d'imaginer un nombre indéfini de créations spéciales, nous comprenons de quelle manière l'ordre et le progrès de la nature ont dû se réaliser promptement par une sorte de coopération entre la nature, qui représente le système des causes efficientes, et la Providence, qui représente le système des causes finales.

CHAPITRE V

LA PROVIDENCE DANS L'HIStoire

L'action de la Providence s'exerce au fond des choses, non à leur surface et du dehors. - Cette formule plus vraie encore dans la philosophie de l'histoire que dans la philosophie de la nature. - Théorie des interventions de Dieu dans l'histoire, des coups de la Providence, déjà ébauchée dans la Politique de Platon. - Tendance moderne à concevoir l'action providentielle dans l'histoire non comme éclatant par des coups soudains, mais plutôt comme s'insinuant dans les âmes pour les diriger, comme agissant, d'une manière intime, sur l'esprit des hommes, sur le génie des races. Esquisse de cette conception dans Vico. Comment Hartmann conçoit l'action de son « Inconscient dans l'histoire Modifications qu'il faudrait faire subir à sa théorie. La forme de l'action providentielle dans l'histoire est cette persuasion, dont nous avons trouvé l'idée dans la philosophie platonicienne. Les événements de l'histoire ne sont-ils, comme le pense M. Fouillée, que des faits de dynamique sociale, rendant superflu tout appel à une action et à une direction providentielles? Accord du dynamisme et de la téléologie

dans l'histoire.

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La Providence agit non pas à la surface des choses et par le dehors, mais dans l'intimité même de leur essence; voilà ce que nous avons essayé d'établir au sujet de la nature. Essayons maintenant de reprendre, à propos de l'histoire, dont on a dit souvent qu'elle est le vrai domaine de la Providence, une conclusion analogue.

Le premier mouvement, et bien naturel, des philosophes ou des historiens qui, les premiers, ont admis un gouvernement

providentiel du monde a été de croire que ce gouvernement s'exerce sous la forme de ce que nous pourrions appeler des coups de la Providence, c'est-à-dire des interventions soudaines, retentissantes, sous l'influence desquelles le cours des événements humains aurait été brusquement dévié, ou refoulé, ou entraîné dans une tout autre direction que celle qu'il suivait spontanément. On trouve déjà une conception de ce genre dans un bien curieux dialogue de Platon, mais qui n'est pas parmi les plus connus. C'est le Politique. Platon y suppose que le monde, en vertu d'une sorte de rythme nécessaire, a des alternatives de progrès et de décadence et qu'à certaines époques de l'histoire où les événements humains vont, en quelque sorte, à la dérive, un dieu ou un homme inspiré des dieux vient donner un énergique coup de barre qui les ramène dans la bonne direction. Les écrivains religieux qui ont traité de la philosophie de l'histoire se sont placés naturellement au même point de vue; ils ont été jaloux de mettre pleinement en lumière quelques événements décisifs, qui semblent ne pouvoir s'expliquer ni par les pensées ni même par les passions des hommes, écroulements ou restaurations d'empires, chutes soudaines de peuples, de civilisations qui semblaient avoir encore devant elles un long avenir, et de faire dire au sujet de ces événements, qui déterminent ce que Bossuet a appelé les époques du monde : Le doigt de Dieu est là; digitus Dei est hic.

Mais la tendance actuelle, même parmi les personnes qui ont le mieux gardé la foi en la sagesse de Dieu, c'est de croire que l'action providentielle, au lieu d'éclater par des coups soudains, que rien n'aurait préparés, s'insinue plutôt dans les âmes pour les diriger, d'après les lois mêmes de la nature, vers des fins que ces âmes ne peuvent comprendre par une intuition claire et directe. Ils croient que, dans l'explication des événements historiques, deux facteurs doivent être résolument maintenus en présence l'un de l'autre d'une part, l'action divine, s'exerçant (ainsi qu'il a été vu tout à l'heure au sujet de la nature) d'après la loi des causes finales; de l'autre, l'action humaine, le con

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