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CHAPITRE IV

LA PROVIDENCE DANS LA NATURE

La nature considérée comme un enchaînement de causes efficientes dominé par un système de causes finales. Le rapport de ces deux ordres de causes n'est pas un determinisme étroit et rigide. L'activité plastique de la nature. La vie considérée par Claude Bernard comme la création. La contingence des lois de la nature. Possibilité d'un accord des croyances fondamentales de la théologie rationnelle non seulement avec les vérités solidement démontrées de la science, mais même avec certaines conceptions hypothétiques. rationnelle et la question de la génération spontanée. rationnelle et la question de l'origine des espèces. théorie de la génération hétérogène. Accord du mécanisme et de la finalité dans la nature.

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La théologie

La théologie Hartmann et la

Ni dans ce chapitre ni dans le suivant nous ne songeons à faire même la simple esquisse d'une philosophie de la nature ou d'une philosophie de l'histoire. Qu'il nous suffise d'indiquer d'une manière sobre et brève comment nous concevons, d'après les principes précédemment posés, la possibilité d'une action supérieure qui s'exerce soit sur les forces naturelles, soit sur les volontés humaines pour les empêcher de dévier vers le désordre et le mal, pour les diriger dans le sens de l'ordre, du progrès et du bien.

La nature est assez généralement considérée aujourd'hui comme un système de faits strictement liés les uns aux autres d'après le principe et d'après l'ordre des causes efficientes; c'est-à-dire

que chaque phénomène qui se produit est lié à un ensemble de conditions antécédentes ou concomitantes, dont il est le résultat infaillible et nécessaire; en d'autres termes, du moment que ces conditions sont posées, il est impossible que ce phénomène luimême ne se produise pas; il est conditionné, déterminé par elles. Cependant quelques-uns des plus illustres savants qui ont mis en lumière ce déterminisme de la nature, qui l'ont même fait passer du domaine de la nature brute, où on l'admettait depuis assez longtemps déjà, dans le domaine de la nature vivante, sont disposés à reconnaître que le monde n'est pas un pur mécanisme. Claude Bernard, particulièrement, a fait sur ce point les déclarations les plus expresses, enveloppées dans les formules les plus saisissantes. Il nous représente la vie comme une idée, une idée organotrophique, c'est-à-dire qui nourrit en quelque sorte les organes, qui préside à leur développement, à leur disposition régulière et harmonieuse; cette idée c'est encore pour lui l'idée même de type, déposée et sommeillant dans le germe jusqu'au moment où la fécondation crée pour elle les conditions dans lesquelles peut se déployer sa vertu plastique. «La vie, dit encore Claude Bernard, c'est la création »; et par lå i entend que les causes purement mécaniques, purement efficientes, ne réussiraient pas à produire même l'organisme le plus rudimentaire s'il n'y avait, déposée dans le germe, une autre cause d'une tout autre nature et d'une tout autre portée, l'idée même du type, cause idéale de la vie, cause finale qui met pour ainsi dire en branle tout le système de causes efficientes nécessaires à l'élaboration d'un organisme.

En généralisant cette pensée, il est facile d'admettre concurremment avec le système des causes efficientes qui déterminent la naissance et le développement des êtres par le rapprochement mécanique de leurs parties, un système de causes finales sous l'action desquelles c'est au contraire l'idée du tout qui détermine le rapprochement et la coordination des éléments; et comme l'univers, lui aussi, est un tout, on peut admettre une finalité suprême dans laquelle sont renfermées et au-dessous

de laquelle s'étagent les fins particulières qui président à l'organisation des êtres vivants et à l'arrangement général du monde. Mais si belle que puisse être cette conception d'un double système de causes, dont les unes (les causes efficientes) seraient des forces, et dont les autres (les causes finales) seraient des idées, à quoi servirait-il de nous y arrêter si elle n'avait qu'un caractère tout abstrait ; c'est-à-dire si l'ordre des causes efficientes et l'ordre des causes finales ne représentaient en dernière analyse qu'un même système de choses considéré sous deux aspects différents et vu pour ainsi dire par ses deux bouts. Il serait plus sage de relier simplement ces deux aspects de l'univers dans l'idée concrète du système des lois qui régissent réellement la nature inanimée et la nature vivante et que les physiciens plus que les métaphysiciens se contentent de découvrir et de formuler. Aussi ne pensons-nous pas qu'on puisse considérer ainsi ces deux ordres comme simplement complémentaires. Cela reviendrait à confondre la sphère de l'idéal et la sphère du réel. Ce système des causes finales, c'est l'ordre des idées de la pensée créatrice; mais ces idées sont vivantes; ce sont des forces, des énergies dont l'action s'exerce sur le système des causes efficientes, qui ne sont que des forces brutes et aveugles; ou plus exactement, cette action s'exerce directement sur les causes efficientes elles-mêmes pour les organiser en système et c'est cela qui constitue la Providence dans la nature.

Nous ne croyons pas, pour notre part, que le déterminisme de la nature doive être considéré comme quelque chose de rigide et de purement mécanique. La nature n'est pas serrée dans un réseau de mailles, emprisonnée dans un corset de fer. La nature a ses coudées franches, ses allures libres; car elle palpite et elle vit. Cela ne signifie pas qu'il y ait en elle quelque désordre et que la loi de causalité y puisse être quelque part prise en défaut. Mais la loi par laquelle la nature enchaîne un phénomène conséquent à un phénomène antécédent est une loi qu'elle a faite elle-même en se disposant, en s'organisant sous l'influence de l'idée qui la domine, de la finalité qui la dirige. Dans cette loi il

y a la vie même de la nature et avec cette vie, la spontanéité, la souplesse, la plasticité qui sont les caractères essentiels et constitutifs de la vie sous toutes ses formes et à tous ses de grés. C'est ce qu'un philosophe contemporain a exprimé par une bien remarquable formule quand il a parlé de la contingence des lois de la nature. Nous croyons, en effet, que la nature est en voie d'évolution et de progrès et que, par cela même, ses lois aussi sont en mouvement. La preuve qu'elles doivent se modifier peu à peu, c'est que tout au moins se compliquent-elles nécessairement quand elles passent de la sphère du mécanisme à la sphère de la vie. Mais même dans la nature brute, il n'est pas rigoureusement prouvé que les lois les plus générales, celles qui président aux mouvements des corps célestes, soient une simple déduction des lois mathématiques. Les révolutions des astres, qui nous paraissent si informes, n'ont pas de périodes absolument identiques. « La loi fixe, dit à ce sujet M. Boutroux, recule devant l'observateur. » De même il n'est pas rigoureusement établi que les forces vitales soient une simple transformation des forces physico-chimiques, quelque chose s'y ajoute qui est précisément la vie, c'est-à-dire la spontanéité plastique, et, pour rappeler encore la parole de Claude Bernard, la création. Un élément de spontanéité, c'est-à-dire d'indétermination, absolument irréductible au pur mécanisme, paraît nécessaire pour expliquer «< comment les formes supérieures se greffent sur les formes inférieures, en les plaçant dans les conditions requises pour l'éclosion d'un germe nouveau ». A plus forte raison en est-il ainsi quand la nature franchit les degrés tout à fait supérieurs et quand elle arrive finalement, non par une dérogation à sa loi, mais bien plutôt par une suprême confirmation de cette loi même, à la liberté dans l'homme. Partout, en effet, dans la nature, et jusque dans les éléments infinitésimaux de l'être, il y a, comme le pensait Leibniz, une certaine spontanéité, une certaine autonomie, peut-être même, comme l'avait pressenti l'antique Epicure, une certaine faculté de choix, qui serait comme l'aurore du libre arbitre. Le déterminisme absolu ne veut voir

dans les êtres et, à plus forte raison, dans les éléments de l'être, qu'une essence, une forme, une nature propre, dans les limites de laquelle ils sont à jamais enfermés, et dont il faut partir pour en déduire leur histoire; mais peut-être, en y réfléchissant bien, est-ce plutôt de leur histoire que résulte leur nature. Certes, cette autonomie, cette faculté de choix, nous ne pouvons guère espérer de la saisir jamais et de la constater expérimentalement dans les formes inférieures de l'être : « Là, dit encore M. Boutroux, l'extrême stabilité nous dissimule l'histoire ». La part d'initiative de chaque élément ne peut pas être notée, parce qu'elle est infinitésimale. Mais qu'importe, si nous la rencontrons clairement dans l'homme, et avec une demi-clarté dans les êtres vivants! Puisque la nature ne fait jamais que développer, et que jamais elle ne crée rien, ce que nous rencontrons avec certitude chez les êtres supérieurs, nous pouvons l'inférer légitimement chez les êtres inférieurs. Or, si la spontanéité, sous des formes infiniment variables, est partout dans l'univers, nous pouvons dire que le déterminisme n'exprime que la surface des choses; l'autonomie en est le fond. Il y a partout des lois dans la nature, bien plus, une loi unique, variée à l'infini; mais cette loi, c'est la nature elle-même qui la crée, en répondant à l'appel d'une finalité supérieure et providentielle; elle la crée avec le concours, avec la coopération de chacun des éléments de l'être, et l'on peut dire, à ce point de vue, que c'est une sorte de suffrage universel, contenu, sans doute, et éclairé par de sourdes lueurs, qui fait les lois dans le monde physique et dans le monde de la vie.

En concevant ainsi l'activité de la nature, nous croyons qu'on rend possible l'accord des dogmes fondamentaux de la théologie rationnelle, nous ne dirons pas seulement avec les vérités solidement démontrées de la science, mais même avec certaines conceptions hypothétiques, qui ont été présentées, tantôt par leurs auteurs, tantôt par leurs adversaires, comme directement opposées soit à l'idée de création, soit à l'idée de providence.

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