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milieu intérieur qui est un organisme vivant et sensible, ensuite l'arrangement d'un milieu extérieur favorable à la conservation et au développement de la vie, au libre fonctionnement des organes et des facultés.

- Quelques observations d'ordre moral aideront à comprendre qu'il n'y a rien d'arbitraire dans cette conception d'une nature virtuellement constituée à l'avance, qui prend à la fois possession d'elle-même et de la réalité extérieure dans le double mouvement d'un premier acte de conscience. La plus importante de ces observations, parce qu'elle a un caractère général et qu'elle peut se vérifier, pour chacun de nous, à certains moments décisifs de la vie, c'est ce fait que, bien souvent, il se forme à notre insu, au-dessous de notre caractère actuel, résultat de nos habitudes, de notre éducation, des influences qui ont agi sur notre esprit ou sur notre cœur, un autre caractère, encore ignoré de nous-mêmes; ce caractère nouveau se constitue par un travail latent de substitution en quelque sorte moléculaire d'éléments étrangers venant prendre la place d'éléments anciens qui, un à un, s'effacent et se retirent. Il se fait ainsi en nous un changement dont nous ne nous rendons pas compte; sans le savoir, et par degrés, nous sommes devenus autres. Une de ces profondes crises intimes, grandes douleurs ou grandes joies, qui bouleversent en un instant le cours entier de la vie détermine en nous ce qu'un hardi romancier appelle une cristallisation nouvelle; et, comme si, tout d'un coup, un voile s'était abaissé, nous nous trouvons en présence d'une nouvelle personnalité que nous ne connaissions pas ou que nous soupçonnions à peine d'après quelques signes avant-coureurs. C'est une véritable révolution morale qui se fait, accompagnée d'une sensation étrange de rénovation intime; quelque chose a croulé en nous et quelque chose s'est édifié.

C'est aussi un travail du même genre qui s'opère dans ces révélations soudaines de vocations dont l'histoire de l'art ou celle de la science en particulier nous présentent de si remarquables exemples. Anche io son pittore; moi aussi je suis peintre!

D'autres ont dit, dans des circonstances analogues: Moi aussi, je suis poète; moi aussi je suis philosophe! L'audition d'une ode de Malherbe révèle à La Fontaine le poète qui sommeillait en lui; la lecture du Traité de l'homme de Descartes éveille dans Malebranche le génie philosophique. Les éléments étaient rassemblés d'une manière latente, la combinaison ne s'était pas faite; l'étincelle n'avait point passé à travers le mélange.

En chacun de nous existent toujours, à certains égards, les éléments d'un homme nouveau, les conditions prochaines d'une vie nouvelle, d'une vita nuova. Une des grandeurs de la morale chrétienne, c'est de faire toujours appel à cette possibilité d'une transformation de l'homme intérieur, d'une création de l'homme nouveau, par un coup de la grâce ou par une ardente résolution du libre arbitre.

« En vérité, en vérité, je vous le dis: Personne ne peut voir le royaume de Dieu, s'il ne nait de nouveau. »

Mais quand cette crise de l'âme se produit, c'est vraiment une conscience nouvelle qui s'inaugure en nous, et elle se fait suivant la même loi que nous venons de constater; il y a d'abord une sorte de vertige, un moment d'oubli de soi-même, d'aliénation du moi, une sorte d'extase, au sens propre du mot, c'est-à-dire de situation hors de soi-même, d'existence momentanée en dehors de la personnalité et de la conscience

C'est la loi des grandes conversions, qui sont comme des coups de foudre dans la vie morale.

Et, en même temps, autour de nous, la réalité extérieure est comme transformée, transfigurée; les choses nous apparaissent sous un nouveau jour; le monde prend pour nous un nouvel aspect. C'est une création nouvelle que nous faisons de la réalité ambiante par l'objectivation de la volonté rajeunie et réconfortée qui vient de se former en nous.

Les poètes et les romanciers ont mille fois décrit ce renouveau du sentiment de la nature après l'assaut des grandes passions ou le déchirement des grandes crises morales. Ce n'est pas par un procédé factice, mais par un vif sentiment de la vérité psy

chologique dans ce qu'elle a de plus profond, que, après avoir décrit l'angoisse intérieure, ils se retournent vers la nature pour nous la montrer telle qu'elle se présente à une âme apaisée après une grande secousse et redevenue maîtresse d'elle-même 1. Qui voudra bien réfléchir sur cet ordre de faits y trouvera peut-être aussi l'explication la plus naturelle, la moins compliquée, de toutes ces maladies de la personnalité qu'on nomme des dédoublements de la conscience ou du moi. Ce n'est pas que deux moi, au sens propre, au sens substantiel du mot, se succèdent dans un même individu à travers l'alternance de la «< condition première » et de la « condition seconde »; mais une même personnalité, un même moi, tour à tour exalté et déprimé par les crises de la maladie nerveuse, par l'oblitération alternante de tel ou tel groupe de cellules cérébrales qui lui présentent alternativement une période heureuse et une période malheureuse de sa vie, projette sur ses propres idées comme sur la réalité extérieure les teintes variables d'un caractère tour à tour assombri et rasséréné.

1.

Maintenant que du deuil qui m'a fait l'âme obscure

Je sors, calme et vainqueur,

Et que je sens la paix de la grande nature

Qui m'entre dans le cœur.....

VICTOR HUGO les Contemplations.

CHAPITRE II

LES INDUCTIONS DE LA CONSCIENCE :

1° INDUCTION THÉOLOGIQUE

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1. Résumé de la théorie précédente. La conscience, étudiée dans sa nature et dans son évolution, présente une image de l'action de Dieu sur le monde. On peut donc la prendre pour point de départ d'une induction théologique complète. Bouffée d'orgueil spéculatif de Fichte, qui s'est flatté un moment de n'avoir même pas besoin de cette induction et de pouvoir expliquer directement soit la production, soit le progrès des choses par le seul développement de la conscience phénoménale. - Comment il a essayé de faire sortir le monde et toutes ces déterminations, d'abord du développement d'un moi individuel, ensuite et par un amendement nécessaire, du développement d'un moi collectif. Deux formules particulièrement importantes à extraire de cette déduction de Fichte, pour en tirer parti dans l'explication du mouvement intérieur de la conscience en Dieu.

2. Transportée de l'homme ou du monde à Dieu, l'analyse que Fichte a faite de la conscience acquiert toute sa valeur. Ce qui n'était vrai que sous une forme représentative dans le développement de la conscience humaine devient vrai d'une manière absolue dans l'évolution de la conscience divine. Comment on doit concevoir cette évolution; elle n'est pas chronologique, mais simplement logique; elle se produit en Dieu sous la forme de l'éternité. Si le « premier moment » de la conscience dans l'homme contient la forme idéale de la création, le « premier moment » de la conscience en Dieu contient la réalité même de la création. - Dieu ne peut se connaître comme moi sans s'opposer, lui

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aussi, un non moi. C'est une sorte d'appauvrissement momentané de son être, mais un appauvrissement consenti, un sacrifice, une condescendance. Comment les premières conceptions philosophiques et religieuses ont compris cette condescendance. Une page de M. Ravaisson dans sa Philosophie au XIXe siècle. La génération éternelle des idées est liée à ce premier moment de la conscience divine. De même, si le « second moment » de la conscience dans l'homme contient la forme idéale de la providence, le « second moment » de la conscience en Dieu contient la réalité même de la providence. Les attributs divins, au lieu d'être simplement appliqués à Dieu, apparaissent ainsi comme engendrés, comme constitués dans un certain ordre par l'acte même, par l'acte intérieur de la vie divine. - Il ne faut point placer un intervalle, une durée, entre ce sacrifice que Dieu fait de lui-même et cette reconstitution, entre cette passion et cette résurrection. Dans quel sens supérieur il faut interpréter la parole de Leibniz : « Dum Deus calculat et cogitationem exercet, fit mundus. »

1. Dans le cours de la double étude synthétique et analytique qui vient d'être faite de la conscience, nous avons signalé, chemin faisant, les principales conclusions qui en ressortent. La conscience, avons-nous dit, n'est pas seulement l'acte général qui enveloppe la vie psychologique tout entière; elle est aussi, à titre de finalité cachée et d'idéal, le principe moteur de tous ses développements et de toutes ses œuvres. Par suite elle contient à un double point de vue, intérieur et extérieur, une image, un vivant symbole de la création et de la providence.

D'abord, chez tout être en qui elle se manifeste, quel que soit le degré qu'il occupe dans l'échelle de la vie ou de la pensée, l'œuvre de la conscience consiste à produire sous ce que nous avons appelé l'hégémonie d'une finalité intérieure, un groupement nouveau de facultés et de forces et cela peut être considéré comme une œuvre de création. Ensuite et surtout, à un point de vue extérieur, la conscience est attachée dans ce qu'on pour rait appeler son premier moment, à une sorte de projection. hors d'elle-même et d'objectivation de son propre contenu; or, cette représentation, si elle n'est pas une création véritable, contient du moins la forme intelligible de la création. D'autre part, dans son second moment, la conscience est liée à une

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