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peut s'appeler la dialectique de la raison pure; elle aboutit à Dieu, à l'idéal et à tous les degrés de l'idéal considérés comme contenus, comme enveloppés dans la nature et dans la pensée de Dieu. C'est la dialectique de Platon.

L'autre forme essentielle de la dialectique, c'est celle que nous pratiquons, soit d'une manière instinctive, soit d'une manière réfléchie, lorsque nous nous attachons surtout à ce qu'il y a en nous de mobile et de vivant, à ce qui est développement, devenir, changement, évolution, progrès, aspiration, synthèse, organisation, etc. Fondée sur cette partie de nousmêmes qui n'est plus en acte, mais seulement en mouvement, en voie de se faire, in fieri, cette dialectique n'aboutit plus à Dieu et à l'ordre des choses idéales, mais simplement à la nature, c'est-à-dire à une activité universelle que nous sentons en voie d'élaboration et d'épanouissement, se cherchant ellemême et ne se possédant pas; non plus, comme l'autre, séparée des choses et reposant dans une sphère transcendante, mais, au contraire, mêlée aux choses, travaillant dans l'intimité de la matière, préparant laborieusement les conditions d'une existence plus compliquée et plus parfaite, en un mot, immanente. On pourrait l'appeler la dialectique de la spontanéité et de l'instinct. C'est la dialectique d'Hegel.

Mais, ce n'est pas seulement en les rapportant à deux philosophes ou à deux groupes de philosophes qu'on peut caractériser et opposer l'une à l'autre ces deux dialectiques; c'est aussi en les rattachant aux formes particulières d'esprit des principales races humaines. La dialectique de la raison, nous menant directement à Dieu sans nous arrêter à la nature, aboutit au théisme pur, au monothéisme absolu. En ce sens, on peut dire que c'est, non plus précisément en matière de philosophie, mais plutôt en matière de religion, la dialectique propre à la race sémitique; nous verrons plus loin, en effet, que le génie de cette race se porte de préférence vers l'idée d'un principe dirin des choses, considéré comme une pensée infinie et comme une volonté souveraine, devant qui la nature s'évanouit comme

une ombre. La dialectique de la spontanéité et de l'instinct n'aboutit, au contraire, qu'à un principe naturel, bien que, le plus souvent, elle nous pousse ensuite à diviniser ce principe; ce qui nous mène tout droit au naturalisme religieux, c'est-à-dire à l'idolâtrie de la nature et quelquefois à l'idolâtrie de l'humanitě. Or, comme le génie de la race sémitique est généralement théiste, celui des races aryennes incline plutôt au panthéisme; il s'éprend surtout de l'énergie féconde, de la puissance essentiellement plastique de la nature; il tend, par conséquent, à ne voir Dieu qu'à travers le monde, au risque de le confondre avec lui. Ces deux tendances ont donné lieu à des théories directement opposées de Dieu et du gouvernement providentiel de l'univers, théories que nous allons étudier et mettre en parallèle dans quelques-uns des chapitres suivants, mais sans avoir la prétention d'en faire ni une exposition complète, ni une critique systématique; il nous suffira de recueillir çà et là les éléments précieux et vraiment originaux, de manière à les faire entrer dans une conception d'ensemble, qui réponde aussi pleinement que possible aux exigences de la pensée et de la science contemporaines. Toutefois, avant d'arriver à ces deux ordres de théories, qui ont un caractère nettement tranché, soit dans le sens du théisme, soit dans celui du naturalisme, il sera bon de nous arrêter un moment à l'étude quelque peu détaillée des systèmes de théologie rationnelle qu'a produits le génie philosophique de la Grèce; car, ce qui caractérise essentiellement ce génie si bien doué, si merveilleusement équilibré, c'est une aptitude en quelque sorte unique à pratiquer en même temps les deux dialectiques dont nous venons de tracer le tableau et à saisir d'instinct la vraie relation du principe divin et du principe naturel, sans les sacrifier l'un à l'autre.

CHAPITRE II

LA PROVIDENCE DANS LA RELIGION ET LA PHILOSOPHIE

GRECQUES

1. Conception spontanée de la Providence et du gouvernement du monde dans la religion grecque.

La victoire des Dieux sur les

Titans et les Géants, symbole de la victoire des lois régulatrices sur les forces aveugles de la matière. La loi de partage. Thémis et

Le mythe de Prométhée.

Némésis. La Providence conçue non comme une disposition directe des choses par Dieu, mais comme une action de Dieu sur la nature, de la finalité sur le mécanisme.

2. Conception analogue dans les premiers systèmes de la philosophie grecque. Théories ioniennes. Anaximandre. Mondes successifs; périodes cosmiques. Héraclite. Le feu; périodes d'embrasement et d'extinction. Un sens moral au fond de cette doctrine. Anaxagore. L'Intelligence. Est-elle, pour lui, transcendante ou immanente? Conceptions italiques. Le pythagorisme. Le nombre, considéré comme principe d'unité et d'ordre, de détermination et de stabilité. Philolaus.

3. Socrate. Sa théorie de l'amour, considéré comme une action qui met chaque chose à sa juste place. L'éducation est, à ce point de vue, une forme parfaite de l'amour. La Providence considérée comme une éducation. Lacune de la doctrine de Socrate il ne fait point une part suffisante à la spontanéité ou à la liberté des êtres sur lesquels cette éducation s'exerce.

4. Platon. de l'âme.

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Il se distingue de Socrate par une analyse plus savante Théorie du touós, ou de la partie de l'âme passionnée qui est capable de comprendre la raison et de prêter son concours au bien. Importance de l'idée de la persuasion dans la philosophie

platonicienne. Par elle, Platon complète d'abord la théorie socratique de l'éducation. - Il ne suffit pas que le bien soit révélé à l'intelligence; il faut encore, pour produire ses effets, qu'il pénètre, par la puissance de la persuasion, dans la partie active de l'âme, dans celle que Platon appelle le cœur, l'enthousiasme, la volonté. Par cette même idée, Platon complète aussi la théorie de Socrate sur la Providence. Importantes conceptions symboliques du Timée. - Action de la Providence sur l'âme du monde et sur l'àme humaine. — Théorie du Politique sur l'art royal du gouvernement des États. — Théorie du Phèdre sur l'inspiration et les diverses formes du délire.

5. Aristote. Il ne sacrifie aucun des éléments introduits par ses prédécesseurs dans la conception de la Providence, mais il leur donne un caractère plus métaphysique. Il restreint, en apparence, le rôle

de Dieu et transporte à la nature la plupart des actes que nous avons l'habitude d'attribuer à la Providence. L'instinct et l'activité plastique de la nature. La nature n'est pas divine, mais elle est démoniaque. C'est elle qui arrange et qui distribue ses propres parties, sous l'influence et sous l'attrait moral de la finalité. · Dieu reste la providence du monde; mais il en est la providence sans le savoir. — Dieu est la conscience absolue, qui ne saurait sortir d'elle-même sans déchoir. - Dieu est l'acte pur de la pensée; mais cet acte pur est l'idéal que la nature ne cesse de poursuivre et dont elle se rapproche continuellement. Théorie du premier moteur ou moteur immobile. - Lacunes de cette théorie. Aristote n'a pas vu que la conscience ne peut rester enfermée en elle-même. Toute conscience est féconde, et la conscience absolue ne peut exister que si elle contient, dans son acte même, la création et la providence.

1. Même avant l'époque où la philosophie commença à se développer sur le sol de la Grèce, la religion hellénique concevait déjà l'opposition de la divinité et de la nature sous la forme d'un système de raisons ou de lois, dominant et régissant un système de forces plus ou moins aveugles ou brutales. C'est cette opposition qui est exprimée dans le célèbre mythe de la lutte des Dieux contre les Titans et les Géants. Ces fils de la Terre représentent, suivant toute vraisemblance, les énergies confuses et déréglées de la nature; les Dieux, au contraire, personnifient les lois régulatrices par lesquelles l'ordre s'éta blit et se maintient au milieu du conflit des éléments. Cet ordre du monde n'est donc pas une simple distribution, résultat immédiat d'une volonté divine qui ne rencontrerait en face d'elle

aucun obstacle; c'est une victoire de la loi sur la force, victoire à la suite de laquelle la force se soumet à l'empire de la loi et se fait l'instrument docile de la réalisation du bien. Ainsi, d'après cette antique conception, qui sera reprise et popularisée de mille manières par l'art grec, l'ordre du monde se réalise par l'intermédiaire de la force subjuguée; on dira plus tard : persuadée.

Une fois qu'ils eurent appliqué cette conception à l'ordre du monde physique, les Grecs en tirèrent immédiatement une explication semblable de l'ordre qui règne aussi dans le monde moral. Ayant à la fois un sentiment très énergique de la liberté de l'homme et une idée très nette de la puissance de la divinité, ils concurent les Dieux comme faisant régner l'ordre moral par la loi, qui dompte les passions des hommes, et le rétablissant par la justice toutes les fois qu'il a été troublé par une révolte de ces mêmes passions.

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Parmi les formes très nombreuses que cette antique conception a revêtues, il convient de signaler surtout celle qui se rapporte à la loi de partage, règle idéale de répartition d'après laquelle

1. Une de ces formes est l'institution divine du serment, qui est une barrière contre les excès des vices et des passions (opxos, serment, comme Epxoç, barrière) et, par suite, une des plus solides bases sur lesquelles l'ordre moral repose. Le sentiment de la justice, dit M. Jules Girard, était alors quelque chose de trop indécis et de trop flottant pour donner une règle de conduite. Les Dieux, pour le fortifier, établissent le ser

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ment. Le serment est l'obstacle mis à la violence par un pacte consenti et obligatoire. Le serment enchaîne les Dieux et les hommes, c'est-à-dire le monde entier; il établit l'ordre universel et fonde sur la sanction religieuse la société humaine. La violence et les appétits des hommes passionnés et barbares, de même que l'expansion furieuse des forces de la nature, menaçaient de prolonger indéfiniment le désordre; un traité est intervenu. Cette parole libre et sainte, c'est le serment. Il lie done d'abord les Dieux au nom des puissances primordiales, bases ou éléments primitifs du monde, qui, de sa surface qu'elles enveloppent et de ses entrailles où elles habitent, veillent éternellement sur ses lois, dont elles ont la science et la garde. On se rappelle les grandes et religieuses formules qu'Homère nous a conservées. Le serment lie ensuite les hommes, en joignant au nom de ces antiques divinités celui du roi d'Olympe; et il les fait rentrer ainsi dans l'ordre universel, en même temps qu'il préside à leurs premiers rapports entre eux. Il est la barrière qui arrête les empiétements et assure ainsi l'exercice mutuel des droits; il est, de plus, dans le vague des idées morales, un principe fixe auquel s'attache la conscience. »

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