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isolement, par le caractère trop étroit et trop abstrait de sa méthode, uniquement fondée sur l'intuition de quelques concepts absolus, à ne pas chercher assez loin les solutions qu'elle nous propose. Ici surtout, nous pouvons lui reprocher de s'en tenir à une conception décidément trop superficielle. La racine du mal est infiniment plus profonde que ne l'imaginent les doctrines optimistes, à cause qu'elles sont trop préoccupées de prendre pour unique point de départ l'idée rationnelle de la bonté de Dieu et de raisonner ensuite déductivement d'après cette idée. Par là elles méconnaissent à quel point la question est complexe, et il ne sera pas inutile à l'avenir de la théodicée que le pessimisme soit venu lui remettre un peu brutalement sous les yeux quelques-uns des éléments négligés du problème. Mais, qu'on se rassure l'idée de la Providence sortira intacte de cette épreuve; car, plus il sera établi que (comme toutes les grandes religions l'ont plus ou moins pressenti) la cause première du mal doit être cherchée à de très grandes profondeurs, dans une sorte de déchirement, de scission, qui aurait projeté hors de la Plénitude divine un principe d'indétermination et de mal, plus apparaîtra sous une forme glorieuse l'action de la Providence qui a ramené les choses à l'ordre et au bien par l'action de la loi, par l'influence de la finalité. Et s'il est établi, en outre, que, dans cette action par laquelle les choses reviennent au bien, l'homme peut être un collaborateur de Dieu, les raisons suprêmes de l'optimisme, celles qui touchent à la question supérieure de notre destinée, ne cesseront de se révéler sous une forme de plus en plus éclatante.

DEUXIÈME PARTIE

COUP D'OEIL RÉTROSPECTIF SUR LES PRINCIPAUX SYSTÈMES DE THÉODICÉE

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CHAPITRE I

LES DEUX DIALECTIQUES

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La dialectique n'est pas seulement un art de raisonner et de convaincre par le raisonnement, c'est aussi un principe supérieur de découverte de la vérité par l'interprétation du mouvement naturel de la pensée humaine, en tant qu'on la considère comme portant en elle une certaine image de la relation qui existe entre le monde et Dieu, entre la sphère du devenir et la sphère de l'absolu. · Bien que la dialectique ait pour but de nous faire saisir ensemble ces deux formes de l'être, elle nous mène plus directement, quelquefois même exclusivement à l'une ou à l'autre, suivant le point de départ que nous lui donnons. Quand l'homme, en cherchant à comprendre d'après ce qu'il trouve en lui-même le principe des choses, prend uniquement pour point de départ ce qu'il y a dans son être d'achevé et de stable, particulièrement sa volonté et sa raison, il est conduit à se représenter uniquement ce principe des choses comme une raison absolue, d'où tout découle par le décret d'une volonté libre et absolument indépendante; il va droit à Dieu en négligeant la nature. C'est le genre de dialectique auquel s'attache surtout le nom de Platon. Quand, au contraire, il prend surtout pour point de départ ce qu'il y a en lui de mobile et de vivant, la partie de son être en voie d'évolution, il risque de placer uniquement le principe des choses dans la nature et, par suite, de ne pas voir Dieu ou de ne le voir qu'à travers le mouvement et le devenir de la nature. C'est la dialectique

hégélienne. Mais ces deux formes de la dialectique ne sont pratiquées avec réflexion par les philosophes que parce qu'elles ont été d'abord pratiquées spontanément par les principales races humaines, surtout dans le mouvement de leur pensée religieuse. L'une est la dialectique du théisme, plus conforme au génie des races sémitiques; l'autre est la dialectique du panthéisme, plus conforme au génie des races aryennes.

La pensée métaphysique, soit qu'elle se produise spontanément dans l'âme des peuples ou qu'elle s'exerce avec réflexion dans la conscience des philosophes, suit une méthode particulière qu'on nomme, au sens le plus élevé du mot, la dialec tique. Nous disons « au sens le plus élevé »; car la dialectique est d'abord un procédé ou un ensemble de procédés logiques, un art de raisonner et de convaincre par le raisonnement, un dialogue intérieur, par lequel l'âme tire d'elle-même la vérité qu'elle contient implicitement dans son sein, et un dialogue extérieur, qui fait jaillir cette même vérité du choc des opinions contraires. Mais le raisonnement n'est pas une forme vide de la pensée. Nous ne pouvons, sans faire violence à notre nature. nous empêcher de croire que l'acte par lequel il relie aux vérités premières de la raison les connaissances fournies par l'expérience doit être considéré par nous comme ayant une valeur objective non moins que subjective, c'est-à-dire comme représentant l'acte par lequel, au dehors de nous, les choses, elles aussi, sont rapportées à des raisons et reliées les unes aux autres dans l'unité organique d'une fin commune.

La croyance à l'harmonie, à l'étroite corrélation de la pensée et de l'être est tellement naturelle à l'humanité que, quand un philosophe vient à rompre sur ce point la tradition, presque toujours cette tradition est renouée après lui, et par ses successeurs mêmes, mais sous une forme plus absolue qu'auparavant. C'est ce qui est arrivé dans la philosophie moderne. Les cartésiens avaient pensé que Dieu est le principe commun de l'être et de la pensée et qu'il a établi dès l'origine en parfaite corrélation les unes avec les autres, d'une part, les lois de la connaissance, de l'autre, les lois de l'existence. Kant a rejeté

cette conception; il a voulu que notre pensée restât murée en elle-même, sans communication avec le dehors; que notre science, purement subjective, ne correspondit en rien à la réalité et ne fût autre chose que l'organisation tout intérieure de nos idées. Qu'est-il résulté de ce doute sans mesure? C'est que les successeurs de ce philosophe, Schelling et Hegel, ne voulant pas, sans doute, revenir à la conception cartésienne, mais, d'autre part, ne pouvant pas méconnaître plus longtemps combien est profonde la corrélation des choses aux idées, ont pris le parti d'envelopper l'évolution de la nature dans l'évolution de l'esprit et d'établir entre la pensée et l'être non plus seulement une correspondance, mais une identité absolue.

Le raisonnement, qui est l'acte de la pensée dans sa plus haute complexité, n'a donc pas seulement une valeur logique; il a aussi une véritable portée métaphysique. Cela veut dire non seulement que les principes sur lesquels il s'appuie correspondent aux principes premiers de la réalité, mais encore qu'il ya dans sa forme même, dans son mouvement, dans l'acte synthétique qui le constitue, une représentation abrégée du système des choses. Le mouvement de l'univers est, comme le raisonnement, une réduction de la pluralité à l'unité, du contingent au nécessaire, du relatif à l'absolu, du passager au permanent, de ce qui se meut à ce qui subsiste dans la possession de soi et dans le repos. Nous pouvons donc dire qu'il y a tout ensemble dans le raisonnement l'image d'une forme de l'être dont la loi est l'évolution, et l'image d'une autre forme de l'être dont la loi est la stabilité; il renferme à la fois la représentation du devenir et celle de l'absolu, et il nous aide ainsi, par une réflexion sur nous-mêmes, à en saisir d'une manière vivante la relation métaphysique. C'est par là que la dialectique, en même temps qu'elle est l'art du raisonnement dans ce qu'il a de plus élevé et de plus essentiel, est aussi un instrument de découverte de la vérité dans ce qu'elle a de plus large et de plus profond; c'est par là qu'elle nous fait passer de la sphère de la pensée à celle de l'être, de la sphère de la logique à celle de la méta

physique, conformément à la conception des plus grands penseurs, d'Hegel particulièrement, qui ont dit que la logique est, au fond, une métaphysique, comme la métaphysique, de son côté, est, au fond, une logique.

Il convient seulement d'ajouter que, si, théoriquement, la dialectique, fondée sur sa véritable base, qui est la faculté de raisonner (et nous noterons, à ce propos, qu'il y a un raisonnement pratique non moins qu'un raisonnement théorique, un syllogisme du désir et de la volonté non moins qu'un syllogisme de la pensée), devrait nous faire saisir à la fois, dans leur relation profonde, le devenir d'une part et, de l'autre, l'absolu, auquel le devenir se rapporte, en fait, la dialectique spontanée de l'humanité s'est presque toujours partagée en deux branches; soit sous sa forme philosophique, soit sous sa forme religieuse, elle s'est, en général, contentée de ramener les choses à un principe unique, soit au principe immanent du devenir, soit au principe transcendant de l'être pur ou de l'absolu.

En d'autres termes, l'histoire de la philosophie et même celle de la religion nous présentent en face l'une de l'autre deux dialectiques.

La première est celle que l'homme suit naturellement quand il prend surtout pour point de départ l'intuition de ce qu'il y a d'achevé et de stable dans sa nature, particulièrement de sa raison et de sa volonté libre. Alors, faisant abstraction de tout ce qui, en lui, est tendance, mouvement, devenir, et retenant simplement ce qui a un caractère fixe et absolu, il conçoit d'abord au-dessus de toutes choses un être qu'on pourrait appeler l`absolument absolu; c'est-à-dire un être qui ne dépend de rien, qui n'a besoin de rien, qui ne tend vers rien, parce qu'il est toute perfection. Puis, au-dessous de cet être parfait, établi en quelque sorte dans la possession et dans la plénitude de lui-même, il conçoit, à propos de chaque degré intelligible de l'être, une forme relativement absolue, qui est, pour ce degré, l'achèvement et la plénitude de l'essence, c'est-à-dire une perfection relative, une perfection secundum genus suum. Cette dialectique

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