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voir de la raison, et surtout de la raison isolée, séparée, abstraite de tout le reste de notre nature. « C'est avec l'âme tout entière, a-t-on dit bien justement, qu'il faut aller à la conquête de la vérité. La théodicée a la prétention de n'y aller qu'avec la raison seule; de prouver Dieu uniquement par l'esprit, quand il peut être prouvé aussi par la volonté et par le cœur; de ne prendre enfin aucun point d'appui dans cette foi spontanée de l'humanité qui doit, cependant, contenir déjà, sous des formes virtuelles, quelque concept suffisamment clair de Dieu, puisque ce concept a suffi non seulement à fonder des religions, mais même à les corriger, à les épurer de mille manières.

Or, est-on bien sûr, quand on attribue ainsi à la raison une autorité souveraine et sans contrôle pour résoudre les plus hautes questions dont l'humanité se soit jamais préoccupée, de savoir quelle est la vraie valeur et le juste rôle de cette faculté dans l'ensemble de notre organisme intellectuel?

Les défiances des théologiens trouvent ici un secours inattendu dans les études qui ont été faites, au sein de la philosophie ellemême, sur la nature et la portée de la raison.

On sait, en effet, que, d'après une grande école de philosophie moderne, la raison n'a pas de contenu qui lui soit propre. Elle n'est, d'après Kant, d'après Schopenhauer, qu'une faculté régulative; en tout ordre de connaissances, elle s'applique à une matière qui lui est fournie par l'expérience et elle se borne à diriger l'action mentale par laquelle nous nous emparons de cette matière en coordonnant, de façon à en tirer la connaissance raisonnée et scientifique, les intuitions qu'elle nous envoie. L'esprit, dans sa recherche de la vérité, a pour unique point. de départ des intuitions, qui nous mettent en rapport avec les différents ordres de choses réelles. Ainsi, le monde matériel nous envoie, par l'intermédiaire des sens, des impressions, dites intuitions sensibles ou sensorielles, qui, seules, sont l'objet réel de la connaissance, mais qui ne constituent pas la connaissance elle-même tant qu'elles ne sont pas rassemblées, synthétisées, coordonnées par les concepts de la raison. Or, nous aurions tort

d'en conclure que les concepts représentent la réalité; ils ne représentent que l'ensemble des conditions par lesquelles la réalité nous devient accessible. Quand nous voulons toucher le sol ferme de la connaissance, il faut que nous en revenions aux intuitions, qui, seules, d'après Schopenhauer, représentent pour nous « quelque chose de lucide, d'assuré, de certain »>, où il n'y ait plus aucune place pour le doute et pour l'erreur.

Peut-être même, malgré l'avis personnel de Kant, qui n'applique point à la raison pratique le système dont il a fait usage pour la raison spéculative, n'en est-il pas autrement dans l'ordre de la connaissance morale. L'idée du bien, que nous considérons comme la base de l'éthique, n'est pas véritablement et pour ellemême un objet de connaissance; car il n'y a pas d'actions qui soient, à proprement parler, bonnes en soi et d'une façon absolue, abstraction faite des conditions où elles se produisent et des fins auxquelles elles se rapportent. On peut donc dire que l'idée du bien est surtout le principe régulatif qui nous permet de dégager dans nos propres actions et dans les actions des hommes l'ensemble des caractères qui les rendent utiles à la vie sociale, d'opérer une sélection graduelle de ces actions, d'en tirer enfin l'idéal de la vie humaine, la règle pratique de notre conduite journalière et de notre coopération au progrès général.

Mais si, pour les philosophes mêmes, pour beaucoup d'entre eux au moins, la raison n'a de valeur qu'en tant qu'elle s'applique à un objet étranger, à une matière qui lui est fournie par l'expérience, si elle est considérée par eux comme travaillant à vide quand elle veut tirer tout d'elle-même et n'utiliser que sa propre substance, pourquoi voudrait-on obliger les théologiens à penser autrement en ce qui les concerne? Ils croient à l'existence de tout un ordre considérable de faits, d'événements, qui sont les faits, les événements religieux; ils croient, en outre, que ces faits, dont l'histoire de l'humanité est remplie, forment une manifestation continue par laquelle la nature divine s'est révélée à la nature humaine. Ici, à la vérité, ils se séparent, et les directions dans lesquelles ils s'engagent sont même très divergentes.

Les uns croient que Dieu s'est révélé uniquement à une race d'hommes, afin que de là, comme d'un foyer éclatant, la vérité religieuse se répandît vers tous les points de l'horizon et gagnât peu à peu l'humanité tout entière; une seule religion, d'après eux, a été fondée par Dieu même, et celle-là s'impose aux hommes de bonne foi par des signes certains; toutes les autres religions sont fausses; elles ont leur origine dans l'orgueil humain, dans l'esprit d'erreur et d'imposture, dans les suggestions d'une puissance mauvaise qui suit Dieu pas à pas et qui s'efforce de détruire son œuvre. Les autres estiment (et nous verrons que cette manière de penser s'est quelquefois produite au sein même de l'orthodoxie) qu'il y a au fond de toutes les religions, à peu près sans exception, une part, une ame de vérité, suivant l'heureuse expression de M. Spencer, parce que toutes, ou presque toutes, proviennent d'un instinct profond que Dieu a déposé dans l'homme et qui l'invite à chercher son créateur, à se rapprocher de lui par la méditation et par l'action. - Mais peu importe ici cette divergence. La pensée commune à tous, c'est que la raison n'a pas à tirer d'elle-même ce qui lui est donné par l'expérience, ce qui s'épanouit, ce qui s'étale dans la vaste série des faits religieux spontanés, des actes de foi, d'adoration et d'amour par lesquels l'humanité a exprimé de tout temps non pas une idée abstraite et froide, mais un sentiment concret et vivant de la présence et de l'action de Dieu en elle. Ainsi, il en est des faits religieux comme des faits physiques ou des faits moraux; ils constituent une matière, un datum, sur lequel la raison peut et doit s'exercer, mais qu'elle n'a point à remplacer ou à fournir elle-même. Partant de là, les théologiens, surtout les théologiens orthodoxes militants, combattent, ou (suivant les nuances de tempérament) condamnent, flétrissent, sous le nom de rationalisme, la doctrine qui prétend tirer de la raison seule l'idée et la connaissance de Dieu, ainsi que la théorie de l'action de Dieu sur le monde ou du devoir de l'homme envers Dieu. Mais, il n'est que juste de le rappeler, cette condamnation de la raison et des prétentions de la raison n'est pas leur œuvre propre,

exclusive; elle est prononcée par eux dans le même sens et presque dans les mêmes termes que par Kant.

Lorsque le P. Ventura, par exemple, avec les intempérances habituelles de son langage, dénonce « la pensée aussi stupide que coupable de la raison philosophique de nos jours. laquelle prétend découvrir par ses seuls moyens toute vérité, même d'ordre moral, et se créer la religion », nous pouvons trouver qu'il se met gratuitement dans son tort en injuriant ses adversaires; mais, dans le fond, il ne fait que constater, sous une forme un peu acerbe, ce que Kant avait déjà constaté bien avant lui. Kant avait expliqué que la raison spéculative est impuissante à démontrer le caractère objectif de l'idée de Dieu et que, par conséquent, les conceptions purement métaphysiques de Dieu et de la Providence sont de vaines constructions, établies sur un sable mouvant et qui ne résistent pas à la critique. L'auteur de la Raison philosophique et la Raison catholique ne dit pas autre chose et ne va pas plus loin. De même, Cousin avait enseigné que la pensée métaphysique tourne nécessairement dans un cercle et qu'elle est condamnée, par la loi même de l'esprit humain, à refaire d'âge en âge la route qu'elle a déjà plusieurs fois parcourue. Le P. Ventura ne dit rien de plus, et il n'a besoin que de passer la parole à son adversaire pour exprimer, à quelques détails près, sa propre pensée.

« D'abord, dit-il, la philosophie s'est séparée du principe religieux et de tout enseignement traditionnel.

«En second lieu, elle a tout examiné, tout discuté, tout essayé pour s'assurer de la vérité et décider les principales questions, sans avoir pu y réussir.

«En troisième lieu, désespérant d'arriver à la vérité par la voie du raisonnement et de la discussion, elle y a renoncé, et elle est tombée dans le scepticisme et dans l'athéisme.

<< Mais, comme l'athéisme et le scepticisme sont des points où la philosophie ne peut pas s'arrêter sans se perdre, et la société avec elle, pour sauver quelque chose de cet épouvantable naufrage, et encore plus pour faire illusion au monde et se faire illu

sion à elle-même, elle s'est jetée dans le mysticisme et dans le panthéisme. >>

Voilà le cycle nécessaire. Il se retrouve sous la forme la plus saisissante dans l'histoire des quatre derniers siècles, depuis que la pensée philosophique s'est détachée non pas seulement du catholicisme, mais de la vie religieuse de l'humanité, et a voulu «< créer la religion » avec les seules forces de la raison et de la réflexion individuelles. « Séparation d'avec la religion, discussion, négation, déception », telles sont, d'après le P. Ventura, les quatre phases, les quatre stades de l'illusion rationaliste, correspondant aux quatre siècles que nous venons de traverser.

4. Nous touchons ici au point essentiel du débat. Ce que la théologie positive ne pardonne pas à la théologie rationnelle, c'est, en effet, de prétendre créer, en dehors de la tradition et de la foi, une religion qui puisse suffire aux besoins métaphysiques et moraux de l'humanité; religion purement rationnelle, puisqu'elle serait édifiée uniquement sur des concepts de la raison, et purement naturelle, puisqu'elle s'appuierait exclusivement sur des instincts et des besoins qu'on suppose être communs à toute l'humanité, abstraction faite des dogmes, des rites, des symboles de chaque religion particulière.

Or, cette religion naturelle, cette religion fondée sur la raison pure, est-elle possible?

Oui, sans doute, d'une manière transitoire et dans un petit nombre de circonstances bien déterminées. Il y a eu certainement, au siècle dernier, lorsque le catholicisme et le clergé catholique pris dans son ensemble étaient tombés dans un profond discrédit, des âmes vraiment pieuses, au large sens du mot, que la religion du vicaire savoyard, relevée par le style magique de Jean-Jacques, a sincèrement touchées; pendant la Révolution, lorsque le culte national était aboli on suspendu, elle a compté quelques adeptes fervents; elle a pu avoir un moment ses pompes et ses fêtes. Mais, d'une manière générale, et abstraction faite de quelques cas particuliers, on peut dire que la religion naturelle n'a pas de place dans l'histoire; elle est une créa

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