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CHAPITRE V

ÉTAT PRÉSENT DE LA THÉODICÉE SUR LE PROBLÈME

DE LA PROVIDENCE

1. Retour sur la nécessité de séparer profondément l'idée de providence de celle de création. Si on ne fait pas cette distinction nécessaire, ou bien la providence est absolument identifiée avec la création initiale, et ce sont deux mots pour une seule chose, ou bien elle n'en peut être distinguée que sous la forme d'interventions miraculeuses, qui viennent changer l'ordre antérieur du monde. providence presque toujours confondue par ses adversaires avec le miracle. Draper, Conflits de la science et de la religion. Renan, Lettre à Ad. Guéroult. Première indication du point de vue où il faut se placer pour échapper à cette confusion.

- La

2. Controverse de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire devant l'Académie des sciences. Conflit du système de la création et du système de l'évolution, lié au conflit de la méthode analytique et de la méthode synthétique. Antécédents de cette controverse. Linné; Pourquoi la doctrine de Cuvier devait d'abord l'emporter sur celle de Geoffroy. Son rapport avec l'ensemble des théories scientifiques acceptées à cette époque; son rapport avec l'ensemble des préoccupations de l'esprit public.

Buffon, Lamarck.

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créations successives et le récit de Moïse.

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- La doctrine des

3. Victor Cousin. La doctrine des civilisations successives et des moments de l'Idée.

L'apologie de la victoire.

4. Réaction contre les idées de Cuvier. — Ch. Lyell et les Principès de géologie. Théorie des causes actuelles; explication des apparentes solutions de continuité dans la nature; l'accumulation des effets et la puissance du temps. - Darwin et l'Origine des espèces. - La concur

rence vitale; la sélection naturelle, la sélection sexuelle. Comment l'ordre du monde peut être conçu en dehors de toute action de la Providence. Explication purement mécanique des harmonies et des corrélations de la nature. Quelques exemples. - Theorie des corrélations de croissance.

5. Points faibles de la théorie de Darwin. Le hasard d'Épicure et le hasard de Darwin. Critique de l'idée de hasard. Le hasard et le principe d'individuation. Le hasard et l'idée de finalité. — Réactions partielles contre le transformisme matérialiste, fondées sur une conception esthétique de la nature. Agassiz et son livre de l'Espèce. --L'idée domine la matière. Les homologies spéciales; les types prophétiques. Hartmann et son étude sur le Darwinisme. parenté idéale et la parenté généalogique. Objections scientifiques et philosophiques contre la doctrine de Darwin M. de Quatrefages. M. Paul Janet. Parallède entre les idées d'Agassiz et les idées de Hartmann.

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La

6. Évolution du concept théologique de la Providence. La Providence et l'arrangement dans l'espace. La Providence et la distribution dans le temps. La Providence et la spontanéité des créatures; collaboration de la nature et de Dieu; le principe idéal et le principe plastique.

-

7. L'idée de la Providence et l'état présent des sciences historiques. La lutte pour la vie dans l'humanité. Théories nouvelles sur la nature de la civilisation et sur la marche du progrès: Buckle, Bagehot. - Ces théories ne sont pas inconciliables avec l'action directrice de la Providence.

1. On vient de voir que quelques-unes des difficultés relatives à la création, celles par exemple que nous pourrions appeler les difficultés morales, s'atténuent considérablement aussitôt qu'on se décide à établir entre les deux idées, trop généralement confondues, de création et de providence une distinction nécessaire. L'idée de création, réduite à elle-même, dépouillée de tout élément étranger, ne doit désigner pour nous rien de plus que la production même de la substance des choses; de la substance, disons-nous, mais non pas nécessairement d'une substance tout inerte et toute passive, simple amas de matériaux pour une construction tout extérieure, comme s'il n'y avait pas d'autre représentation possible de l'action de Dieu sur le monde que celle d'un architecte ou d'un maçon, qui met des pierres les unes sur les autres! Quand nous disons que la création produit simplement la substance et non la forme des choses, nous

réservons la question de savoir si cette substance n'est pas déjà une virtualité toute active, impatiente de franchir, en quelque sorte, les limites de l'indétermination où elle est d'abord confinée. Au contraire, l'idée de providence a pour objet spécial la production de la forme des choses, c'est-à-dire des divers degrés de détermination, d'ordre et de perfection dont elles sont susceptibles; et quand nous parlons de cette production de la forme dans les choses, nous réservons encore la question de savoir si cette production est, en quelque sorte, unilatérale ou bilatérale, c'est-à-dire si elle vient de Dieu seul, ou si les choses n'y contribuent pas d'une certaine manière par un élan spontané vers le bien, dont le désir, le sourd pressentiment aurait été déposé en elles par l'acte de la création et dont l'acte de la providence leur ouvrirait les voies. Or, la nécessité, la fécondité de cette distinction apparaît bien mieux encore quand on arrive à l'étude des questions directement relatives à la providence; car ces questions sont beaucoup plus nombreuses, beaucoup plus complexes, que celles qui concernent la création; et comme elles ont des points de contact avec un très grand nombre de sciences particulières, elles soulèvent par cela même beaucoup plus d'objections, soit d'ensemble, soit de détail.

Si on ne commence pas par distinguer nettement, radicalement, l'acte providentiel de l'acte créateur, on ne peut se représenter la Providence divine que sous l'une des deux formes suivantes, toutes les deux erronées ou, du moins, infiniment contestables. Ou bien on voit simplement en elle la disposition générale des choses, la distribution ordonnée (et faite une fois pour toutes) de l'ensemble des phénomènes et des êtres dans la double immensité de l'espace et du temps; mais alors, il n'est plus possible de saisir aucune différence, aucune nuance même entre cette conception et celle de la création initiale, ou, tout au moins, d'une création continuée, qui, à chaque moment du temps, mettrait les choses chacune à sa juste place; création et providence se confondent absolument, puisque la pensée créatrice initiale ne fait que se dérouler, toujours semblable,

toujours fidèle à elle-même, à travers les âges du monde, conformément à cette belle parole de Leibniz : « Semel jussit, semper paret »; le développement providentiel des choses dans la nature et dans l'histoire n'est, à la lettre, que la création étalée dans le temps. Ou bien on conçoit la Providence comme une série d'interventions par lesquelles Dieu, après avoir établi un ordre primitif de l'univers, bouleverse, modifie ou remplace cet ordre de temps en temps; c'est la doctrine des créations successives, d'après laquelle Dieu, soit qu'il ressemble à un spectateur fatigué qui a besoin de voir des choses nouvelles, soit qu'il ait été impuissant à atteindre du premier coup la perfection, renouvellerait de temps à autre la surface du monde et renovabis faciem terræ; mais c'est aussi la doctrine du miracle, car on suppose que, les lois de l'univers ayant été une fois établies, Dieu ne cesse de les modifier pour des intentions particulières, tantôt en faveur d'un individu, tantôt en faveur d'une nation. de manière à éviter tel mal accidentel qui serait résulté de la stricte exécution de ces lois, et ainsi on n'hésite pas à voir en lui un ouvrier à courtes vues, qui n'aurait pas su prévenir les défectuosités futures de son œuvre et lui assurer, dès le premier moment, les conditions de sa stabilité, de son progrès et de ses adaptations nécessaires.

Aussi est-ce là, si l'on veut bien nous passer ce terme familier, le grand cheval de bataille des adversaires de la Providence. Ils ne cessent de raisonner contre ceux qui croient à une action divine, soit dans la nature, soit dans l'histoire, comme si cette action était nécessairement, dans la pensée de leurs contradicteurs, une intervention surnaturelle, une violation ou une suspension de la loi, en un mot, un pur miracle.

C'est ainsi que Draper, par exemple, dans ses Conflits de la religion et de la science, part sans cesse de ce principe que, dans toutes les sciences, soit physiques, soit morales, il faut choisir entre l'explication par le miracle et l'explication par la loi. « Qui préside au gouvernement du monde? Est-ce une intervention divine incessante? Est-ce une loi immuable et primor

diale?» « Les prêtres, ajoute-t-il, inclineront toujours vers la première de ces explications, puisque leur fonction consiste à s'interposer entre l'homme qui prie et la Providence qui agit »>; mais, à mesure que l'expérience s'étend, c'est, au contraire, la seconde qui prévaut de plus en plus, même dans les ordres de faits où semblent, au premier abord, régner le hasard et la liberté. Les sciences naturelles nous prouvent de plus en plus « que la progression organique du monde a suivi une invariable loi et qu'elle n'a point été l'œuvre d'une opération divine arbitraire, sans suite et sans continuité... Tout être organisé a sa place marquée dans la chaîne des événements; il n'est point un fait isolé, capricieux, mais un phénomène inévitable, ayant son rang dans l'ensemble vaste et réglé des choses qui sont nées successivement dans le passé, qui composent le présent et qui préparent l'avenir. » Si, dans l'animalité, les types à sang chaud ont pris graduellement la place des types à sang froid, ce n'est pas un caprice divin qui a produit cette substitution, mais une lente épuration de l'atmosphère, peu à peu dépouillée de l'acide carbonique dont elle était saturée dans les premiers âges du monde : « Les changements physiques se sont accomplis sous l'empire de la loi, et il en a été de même des transformations organiques; il ne faut pas voir en elles des actes instantanés et capricieux de la Providence, mais des conséquences immédiates, inévitables, de changements survenus dans un milieu, et, par suite, comme ces changements eux-mêmes, elles ont été l'effet nécessaire de la loi1. » Pour mettre en doute ce développement

1. On pourrait multiplier, en ce qui concerne soit les transformations, soit l'apparition première de la vie, les citations de ce genre. L'idée qu'un acte de création ou de providence ne peut absolument être conçu que sous la forme d'un miracle appartient en commun à tous les savants positivistes ou matérialistes. C'est, pour tous, un a priori d'une indiscutable évidence. « La question de l'origine des espèces, dit par exemple Hæckel, se présente de plus en plus sous la forme bien tranchée de cette alternative ou les organismes se sont naturellement développés, et, dans ce cas, ils dérivent tous nécessairement de quelques formes ancestrales communes excessivement simples, ou bien, si ce n'est pas le cas, les diverses espèces des êtres organisés sont nées indépendamment les unes des autres, et elles ne peuvent avoir été créées que d'une manière surna

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