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l'impression, mais dans son désir de perfectionner les derniers chapitres, il tardait toujours d'achever sa tâche. Le soin de sa classe, son assiduité constante, qui ne s'est pas démentie un seul jour durant trente-six ans, ne lui permirent point de mettre la dernière main à son œuvre. La mort vint surprendre comme tant d'autres ce zélé professeur qui croyait ses forces égales à son courage; elle l'empêcha de faire profiter son livre des notes qu'il accumulait sans cesse et que lui seul eût pu employer. Sa famille n'a pas voulu néanmoins qu'un tel labeur demeurât perdu pour la science et s'est fait un devoir d'achever la publication commencée en laissant le Mémoire tel qu'il avait été présenté à l'Académie des sciences morales. Les philosophes trouveront certainement dans cette étude très personnelle une savante et originale contribution à l'examen des hautes questions qui ne cesseront d'intéresser les penseurs. Ce sera en outre un témoignage de plus des forces vives que possède en ses professeurs l'Université; des œuvres saines, élevées que font naître les concours de l'Institut, et aussi un souvenir durable laissé par Eugène Maillet à ses enfants, à ses collègues et à ses amis.

ET

LA PROVIDENCE

DEVANT LA SCIENCE MODERNE

PREMIÈRE PARTIE

ÉTAT PRÉSENT DES QUESTIONS DE THÉODICÉE

CHAPITRE I

SITUATION ACTUELLE DE LA THÉODICÉE DEVANT LA THÉOLOGIE ET DEVANT LA SCIENCE

Conflits de la religion et de la science. La théodicée, occupant une zone mitoyenne entre la théologie et la science, a des conflits avec l'une et avec l'autre. Nécessité d'apaiser d'abord ces dissentiments moins profonds.

I

La théodicée et la théologie.

L'ins

La religion est une

1. Source commune de la théodicée et de la théologie. tinct métaphysique et religieux de l'humanité. métaphysique qui s'adresse à la sensibilité.

métaphysique populaire.

C'est, par suite, une

2. Degrés de développement d'une religion: mythologie et théogonie; théorie de Max Müller sur la mythologie; théologie. Degrés de développement d'une métaphysique religieuse. Elle devient une

théodicée quand l'idée de la justice s'y introduit et y prend peu à peu le premier rang.

3. Issues d'un même besoin, la théodicée et la théologie devraient s'accorder entre elles. Formule de cet accord. Fides quærens intellectum, ou : Intellectus quærens fidem. Causes de malentendu et de dissentiment. Les théologiens exigent un acte de foi trop explicite, une soumission trop absolue de la raison. - Les philosophes, de leur côté, accordent à la raison isolée, à la raison abstraite, une confiance excessive. Ils oublient trop que la portée et la valeur objectives de la raison ont été quelquefois contestées même par des écoles de philosophie. Théorie de Schopenhauer sur les intuitions et les concepts. La certitude ne réside que dans les intuitions seules. Polémique des théologiens contre la raison. Une théorie de Victor Cousin exploitée par le P. Ventura contre l'autorité de la raison. Le rationalisme considéré comme une hérésie.

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4. Peut-il y avoir une religion naturelle? Une religion fondée sur la raison seule se réduit, d'après Max Müller, à un squelette de religion. Une métaphysique religieuse doit, d'après les théologiens, prendre pour matière de ses méditations le système des faits religieux positifs.

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II

La théodicée et la science.

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1. Théorie opposée de certains savants, d'après lesquels la métaphysique religieuse doit prendre uniquement pour base les faits naturels constatés par l'expérience. Le conflit de la science contre la religion proprement dite tend à s'apaiser ou, du moins, à changer de caractère. Les dissentiments de la science avec la théologie rationnelle tendent, au contraire, à s'accroître. Reproche adressé à la métaphysique religieuse de faillir à son principe en acceptant le miracle sous les formes de la Création et de la Providence.

2. Tentative de Stuart Mill pour établir la théodicée sur la seule base d'une interprétation philosophique de l'expérience. Application que Stuart Mill fait de sa méthode à quelques points essentiels. 3. Principales questions sur lesquelles se concentre le conflit de la science et de la théodicée.

On parle souvent des conflits de la religion et de la science; on remarque moins ceux qui existent, d'une part entre la science et la théodicée, de l'autre entre la théodicée et la religion. C'est que, placée dans une sorte de zone mitoyenne, la théodicée amortit le choc de la pensée religieuse et de la pensée scientifique en détournant sur elle une partie des coups. Il n'en est que

plus intéressant d'étudier de près ces dissentiments, d'une nature moins profonde et moins grave que ceux qui existent entre la religion et la science; car, si on réussit à les apaiser graduellement, la voie sera ouverte pour rapprocher l'une de l'autre les deux grandes puissances morales qui se partagent le monde.

C'est à cette œuvre d'apaisement et de conciliation, désirée par tous les esprits larges, que nous espérons travailler pour notre part en examinant l'état présent des questions de théodicée. Mais, dans cet examen, nous serions arrêté à chaque pas, si nous ne commencions par rapporter à leurs principes généraux les divergences d'opinion et de sentiment qui, longtemps encore, sépareront, sur mille points de détail, les philosophes, les théologiens et les savants.

I

La théodicée et la théologie.

1. Pour bien comprendre d'abord la situation respective de la théodicée, ou science philosophique de Dieu, et de la théologie, ou science de Dieu fondée sur la foi et sur la révélation, il faut les voir sortir l'une et l'autre, chacune avec son objet propre et ses développements spéciaux, de leur racine commune, qui est l'instinct métaphysique et religieux de l'humanité.

L'homme a été souvent défini un animal métaphysique. Cela signifie qu'il a le souci, l'inguérissable préoccupation de ce qui se dérobe à lui sous la mobile apparence des phénomènes. Au delà de ce qui frappe ses sens il soupçonne, il affirme quelque chose que ses sens ne peuvent atteindre et que, cependant, il conçoit comme plus nécessaire, comme plus réel que le sensible; au delà de ce qui passe il se flatte de saisir ce qui demeure; au delà de ce qui est soumis à des conditions, ce qui existe en soi et inconditionnellement. Il veut toucher la base même sur laquelle repose le système entier des choses; il ne se résigne à s'arrêter que devant l'absolu.

Et alors, pour comprendre ce qu'est cet absolu, pour en fixer l'essence, pour déterminer les relations qui l'unissent à la nature humaine et au monde tout entier, il construit ces édifices idéaux qu'on nomme les systèmes de philosophie; vastes synthèses d'idées où les choses, rapportées à l'action d'un principe unique, toujours et partout identique à lui-même, apparaissent en même temps comme liées les unes aux autres, suivant l'énergique expression platonicienne, par des raisons de fer et de diamant, σιδηρίοις καὶ ἀδαμαντίνοις λόγοις.

Mais on pénètre plus profondément encore dans la nature de l'homme quand on le définit un animal religieux. Par là, en effet, il faut entendre qu'il ne cherche pas et qu'il ne crée pas simplement l'absolu par son intelligence; il le cherche et il le crée aussi par son coeur. Dans le domaine de la sensibilité aussi bien que dans le domaine de l'entendement, rien de contingent et de fini ne peut suffire à l'homme. Les objets naturels qui sollicitent ses regards et se disputent son attention ont beau être tellement nombreux que sa vie entière n'est pas assez longue pour lui permettre de les étudier tous, il ne peut s'empêcher de poursuivre, au delà même de leur totalité, quelque chose encore. qui la dépasse; il ne lui suffit point de pouvoir penser à l'infini; il détache, il abstrait en quelque sorte cet « à l'infini », et il en fait une réalité suprême, immanente ou transcendante, qui devient l'objet ultime de sa méditation. Mais, de même, les objets capables d'affecter en bien ou en mal sa nature sensible ont beau être, de leur côté, tellement nombreux que sa vie est déjà toute assaillie de plaisirs et de peines, d'espérances et de craintes, il ne peut se défendre de chercher encore au delà de l'univers un objet supérieur, auquel il réserve les aspirations les plus hautes, les mouvements les plus ardents de sa sensibilité; ainsi, il ne lui suffit pas non plus de pouvoir se passionner à l'infini; il prend son concept même de l'infini pour objet d'une passion nouvelle, plus large que toutes les autres, d'un amour qui, sous les formes de l'adoration et de l'élan mystique, surpasse tous les amours humains, enfin d'une série d'espérances

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