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qu'elle donna deux cent mille francs pour concourir aux frais de l'Encyclopédie.

Ce fut la grande œuvre de la secte; d'Alembert et Diderot en eurent la direction suprême: un esprit mathématique et froid associé avec une des plus actives et des plus fougueuses imaginations que nous ayons jamais pu étudier. D'Alembert se chargea de modérer cette fougue; il voulait produire avant tout une œuvre grave et calme qui donnât une idée de l'état des connaissances humaines au dixhuitième siècle. D'ailleurs autour de la grande entreprise se groupaient des hommes qui exigeaient une certaine tempérance de pensée, Buffon, Voltaire lui-même un peu effrayé parfois des excès de d'Holbach et de Diderot, et dans d'autres momens excitant l'orgie de son rire passionné.

Les deux premiers volumes, contenant les lettres A et B, offraient quelques articles où la vérité était respectée, auprès de travaux moins heureux; cependant on avait gardé une certaine modération dans l'erreur. L'esprit général déplut néanmoins, et ces deux premiers volumes furent arrêtés sur l'ordre de la censure; toute la seçte encyclopédique jeta des cris. Le duc de Choiseul dominait alors le conseil, quand madame de Pompadour le permettait. On ordonna d'examiner attentivement l'Encyclopédie, M. de Malesherbes, ami des philosophes, M. de Malesherbes, qui avait revu les épreuves d'Émile, était alors directeur de l'imprimerie et de la librai

rie; il fut facilement entraîné et l'entreprise se continua.

Bientôt elle envahit tout; les encyclopédistes régnèrent despotiquement sur l'intelligence française; tous les jeunes hommes qui cherchaient une carrière dans les lettres éprouvaient le besoin de se ranger autour des directeurs de l'opinion.

Que si nous recherchons aujourd'hui quelle est la valeur réelle de ce livre qui exerça tant d'empire sur le dernier siècle, nous trouverons qu'il est inégal comme toutes les œuvres auxquelles concourent un grand nombre d'écrivains. D'Alembert et Diderot ne pouvaient d'ailleurs y maintenir l'unité sans perdre l'ouvrage, car leurs doctrines présentées franchement auraient révolté la majorité des lecteurs.

Le Discours préliminaire, écrit par le premier de ces philosophes, est son principal titre à la renommée littéraire. Ce vaste projet de présenter une sorte d'inventaire des connaissances humaines, et le tableau des investigations et des découvertes au moyen desquelles elles étaient parvenues progressivement à leur état actuel, avait préoccupé Leibnitz. L'anglais Chambers voulut réaliser seul cette idée gigantesque; nécessairement il échoua dans son immense entreprise. Les philosophes du dixhuitième siècle ne parvinrent pas à élever un monument harmonieux; mais le discours préliminaire révélait une intelligence forte et étendue.

D'Alembert se montra supérieur dans ce qui a rapport aux sciences exactes. On sent à chaque ligne un mathématicien éminent auquel il n'a peut-être manqué que l'idée religieuse pour être un homme de génie; mais dans l'appréciation des sciences morales et de leurs origines le savant se montre incomplet et superficiel. C'était au reste la grande erreur de son temps qui se reproduisait ici : le sensualisme exclusif qui ne peut mener à la compréhension de l'homme ne conduit pas plus à celle de la science. Quelle qu'ait été la force intellectuelle de d'Alembert, en partant d'un faux principe, il ne pouvait arriver qu'à des conséquences sophistiques.

Le défaut capital de l'Encyclopédie du dix-huitième siècle est la variété de ses doctrines. Un article orthodoxe se trouve entouré d'articles déistes, spiritualistes, sensualistes, matérialistes. La vérité elle-même se glissait dans ce grand arsenal de destruction; Diderot la laissait passer pour chercher à séduire quelques lecteurs naïfs. Il en est résulté une Babel, un chaos de doctrines où la lumière ne saurait pénétrer.

Mais ce qui en ressort clairement, trop clairement, hélas ! c'est l'irréligion, c'est le scepticisme où vinrent aboutir toutes ces divagations philosophiques de Voltaire, de Diderot, du baron d'Holbach, d'Helvétius et de tant d'autres. Le matérialisme, l'athéisme furent l'erreur d'un petit nombre

d'hommes peut-être, mais le scepticisme devint national, il s'infiltra dans le cœur de la société française.

Ce vaste doute de Bayle, que l'anglais Hume avait érigé en principe, en proclamant que l'homme ne pouvait parvenir à aucune certitude et qu'il ne devait conséquemment être astreint à rien croire, caressait la paresse et toutes les mauvaises passions. Aussi fit-il fortune, non-seulement en Angleterre, mais en France; la société ne songea plus qu'aux voluptés sensuelles et aux intérêts égoïstes. Je n'en sais rien fut la devise de chacun, et l'on se rendit ainsi gaîment à l'abîme jusqu'au moment terrible où l'on se réveilla dans le sang.

Cette ardente passion d'examen que le dix-huitième siècle portait dans l'étude de la philosophie se retrouve dans toutes les branches des connaissances humaines. Les embarras financiers du gouvernement firent naître la secte des économistes: des magistrats, des gens de lettres scrutèrent à l'envi les causes de la richesse des nations, les théories se succédèrent rapidement dans le but de détruire la guerre, l'oppression et surtout la pauvreté. Le marquis de Mirabeau, le docteur Quesnay et Vincent de Gournai sont regardés comme les chefs des écoles économistes. Quesnay avait enseigné que l'agriculture était la source de toutes les richesses; Gournai, jetant sur le monde un regard plus synthétique, l'avait reconnue dans le travail

et tendait à ne laisser en France aucune force inactive. En même temps il réclama à grands cris la liberté du commerce, le laisser faire, laisser passer, enjoignant au gouvernement de rester spectateur bienveillant de tous les efforts de l'industrie, de l'agriculture et du commerce d'échange. Cette vaste indépendance, ces libres communications entre tous les peuples, cet abaissement des barrières qui les avaient séparés jusqu'alors, parurent un Eldo rado qui éblouit toutes les imaginations. Voltaire essaya en vain ses sarcasmes contre ces innovations brillantes. Un jeune administrateur, qui devait jouer plus tard un grand rôle politique, Turgot, cherchait à appliquer ces théories dans son intendance de Limoges; Lamoignon de Malesherbes, fils du chancelier et premier président de la cour des aides; et Trudaines, fils de l'administrateur .auquel on devait les belles routes de France, se firent les auxiliaires zélés des doctrines nouvelles qui entraînèrent bientôt le gouvernement lui-même dans la voie de la liberté.

Turgot, d'ailleurs, qui ne tarda pas à marcher à la tête des économistes, arriva au pouvoir; Louis XVI, dont l'âme noble et aimante était vivement émue des souffrances du peuple, secondait le grand ministre, qui cherchait à réaliser ses théories. Mais les privilégiés de la naissance et de l'argent, redoutant le règne de la justice parce qu'elle entravait leurs agiotages iniques, renversèrent

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