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En 1710, les wighs furent encore une fois précipités du pouvoir et Addison disgracié avec eux; le spirituel écrivain sentit vivement ce malheur: car dans la brillante position qu'il occupait il avait osé élever ses vœux jusqu'à l'alliance d'une grande dame de la société anglaise, et ce revers brisait ses espérances. Toutefois il supporta son chagrin avec une philosophie digne d'Horace, son maître. L'Angleterre rendit de nouveau hommage à son caractère en le renommant membre du parlement; sa popularité était telle, que Swift écrivait : « Je crois que s'il demandait à être nommé roi, il n'éprouverait peut-être pas un refus. »

Addison continua à dominer la presse périodique. Il fonda un journal quotidien qui exerça pendant quelque temps une grande influence sur l'opinion; puis, en 1711, il remplaça le Tatler par un autre journal qui acquit bientôt dans toute l'Europe une immense renommée sous le titre du Spectateur.

Toute l'Angleterre s'émut à cette peinture, si vraie, si profonde, si spirituelle, si colorée, des mœurs nationales. Les portraits étaient tracés de main de maître, et rien de semblable n'avait encore paru dans ce pays: Richardson exerçait obscurement son état d'imprimeur, Fielding était enfant, Smollet n'était pas né. Les critiques anglais trouvent qu'Addison rappelle Lucien, La Bruyère, Voltaire, Goldsmith, Horace et Massillon. Cette opinion donne une idée de la variété de cet esprit si souple,

si fin et si pénétrant tout à la fois. Le Spectateur obtint, pendant toute la durée de sa publication, un succès que rien n'a égalé plus tard, si l'on a égard au nombre de lecteurs qui a tant augmenté dépuis cette époque. Ce recueil était digne de sa gloire. Son seul défaut important ne peut être évité dans ce genre d'ouvrages: il consiste à insérer auprès d'excellentes choses des travaux médiocres que l'on n'ose pas toujours refuser à un collaborateur susceptible.

Le Spectateur cessa de paraître en 1712; le Guar dian, qui voulut lui succéder, fit une lourde chute; Addison y travailla très-peu; frappé de la simplicité harmonieuse des tragédies françaises, il voulut essayer une œuvre sur ce modèle, et cela lui parut nouveau, car Dryden, tout en admirant les poètes français dans ses préfaces, n'a reproduit que bien imparfaitement les chefs-d'œuvre de la France. Le succès de Caton fut immense. Les torys et les wighs y virent de fréquentes allusions à la politique contemporaine, et la vogue de cette pièce en fut trèsaugmentée. Et cependant qu'était Caton auprès des drames si terriblement passionnés du vieux Shakspeare? une œuvre régulière, respectant les règles classiques, renfermant de nobles pensées exprimées éloquemment; mais où étaient le mouvement et la vie, où était le génie enfin?

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L'amour mêlé à cette pièce est souvent ridicule et toujours ennuyeux; mais des beautés sévères

décorent l'œuvre du poète; c'est un magnifique moment que celui où Caton rencontre le cadavre de son fils mort pour Rome:

« J'aurais rougi de honte si la maison de Caton était demeurée entière et florissante en temps de guerre civile. Porcius, regarde ton frère, et souviens-toi que ta vie n'est pas à toi quand Rome la demande. Hélas! mes amis, pourquoi pleurez-vous ainsi? Qu'une perte particulière n'afflige pas vos cœurs; c'est Rome qui a droit à vos larmes. La maîtresse du monde, la nourrice des héros, le délice des dieux, celle qui a humilié les tyrans de la terre et affranchi les nations, Rome n'est plus! O liberté ! ô vertu! ô mon pays!

Le Caton d'Addison fut l'essai d'un homme de talent, l'œuvre d'un critique plutôt que d'un poète: on comprend dès lors son impuissance à lutter contre le monument colossal du poète d'Élisabeth. Cette tragédie est restée en Angleterre comme la meilleure imitation de l'école française, mais la forme shakspearienne y est à jamais consacrée.

En 1714, Addison eut l'idée d'ajouter un huitième volume au Spectateur, et c'est un des plus remarquables. Ce volume touchait à sa fin quand la reine Anne mourut. Les wighs revinrent aux affaires à l'avènement de Georges I, et Addison retourna à Dublin en qualité de premier secrétaire; mais en 1715 il échangea cette place contre un siége au conseil du commerce, et revint à Londres, où il

fit jouer sa comédie du Tambour nocturne, pièce inégale, qui renferme d'excellentes scènes; vers la même époque il publia, sous le titre du Freeholder, un journal plein de talent, que Steele trouva pâle et auquel il voulut suppléer par un autre journal nommé the Town Talk, qui resta fort loin de son rival.

En 1716 Addison, qui jouissait désormais d'une brillante position, épousa la comtesse douairière de Warwich, à laquelle il faisait la cour depuis fort long-temps. Peu de temps après ce mariage il fut nommé secrétaire d'État par le ministre Sunderland; il est certain que les sceaux lui furent offerts et qu'il les refusa.

Mais le poète ne tarda pas à être atteint d'une maladie grave qui ne lui permit plus la vie politique; il se retira, et les ministres lui accordèrent une pension de retraite de mille livres par an. Les dernières années d'Addison furent troublées par le caractère impérieux de sa femme et par une querelle avec Steele, son ancien ami, à l'occasion d'un bill présenté par Sunderland. Il expira le 17 juin 1719, au commencement de sa quarante-huitième année, après avoir montré en mourant toute la résignation d'un chrétien. Sa dépouille mortelle fut exposée dans la chambre de Jérusalem et transportée de là à l'abbaye de Westminster.

Addison fut en relation avec tous les hommes littéraires de son temps; nous avons déjà parlé de

Steele; la vie de Swift fut aussi mêlée plusieurs fois à celle de l'auteur de Caton. Jonathan Swift naquit à Dublin, en 1667, d'une famille honorable; sa mère était alliée de la femme du chevalier Temple, et cet homme célèbre fut toujours le protecteur de Swift. Ce seigneur, ayant renoncé aux carrières publiques, s'était retiré dans une terre où il recevait quelquefois le roi Guillaume, avec lequel le jeune Swift eut souvent l'occasion de causer. Ce prince lui offrit une place de capitaine de cavalerie qu'il refusa pour solliciter en Irlande un bénéfice qu'il obtint à la recommandation du chevalier Temple. Mais Swift avait alors besoin du séjour de Londres et de la société de ses amis; il abandonna donc son bénéfice et alla retrouver son protecteur. Pendant ce séjour chez lui, le docteur Swift (il avait pris ses grades à Oxford) devint amoureux de la fille d'un intendant, qu'il a célébrée sous le nom de Stella, et qu'il épousa secrètement, son orgueil ne s'accommodant guère de l'obscure naissance de cette jeune fille. On raconte même que cette pauvre femme fut atteinte d'une noire mélancolie en voyant l'étrange conduite de son mari à son égard, et que cette tristesse contribua à la faire mourir dans sa jeunesse. Swift perdit son protecteur et se trouva sans ressources; il adressa au roi Guillaume une pétition pour solliciter une nouvelle prébende; mais depuis long-temps le prince avait oublié le pauvre docteur de là l'aigreur de Swift contre les courti

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