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combien il est triste de n'envisager aucun avenir. Une petite prédiction, je vous en prie, telle qu'il vous plaira.

ANSELME.

On croirait, à voir votre inquiétude, que vous seriez encoré vivante. C'est ainsi qu'on est fait là-haut. On n'y saurait être en patience ce qu'on est; on anticipe toujours sur ce qu'on sera : mais ici il faut que l'on soit plus sage.

JEANNE DE NAPLES.

Ah! les hommes n'ont-ils pas raison d'en user comme ils font? Le présent n'est qu'un instant, et ce serait grand'pitié qu'ils fussent réduits à borner là toutes leurs vues. Ne vaut-il pas mieux qu'ils les étendent le plus qu'il leur est possible, et qu'ils gagnent quelque chose sur l'avenir ? C'est toujours autant dont ils se mettent en possession par avance.

ANSELME.

Mais aussi ils empruntent tellement sur l'avenir par leurs imaginations et par leurs espérances, que quand il est enfin présent, ils trouvent qu'il est tout épuisé, et ils ne s'en accommodent plus. Cependant ils ne se défont point de leur impatience, ni de leur inquiétude : le grand leurre des hommes, c'est toujours l'avenir; et nous autres astrologues, nous le savons mieux que personne. Nous leur disons hardiment qu'il y a des signes froids et des signes chauds ; qu'il y en a de mâles et de femelles; qu'il y a des planètes bonnes et mauvaises, et d'autres qui ne sont ni bonnes ni mauvaises d'elles-mêmes, mais qui prennent l'un ou l'autre caractère, selon la compagnie où elles se trouvent : et toutes

ces fadaises sont fort bien reçues, parce qu'on croit qu'elles mènent à la connaissance de l'avenir.

JEANNE DE NAPLES.

Quoi! n'y mènent-elles pas en effet? Je trouve bon que vous, qui avez été mon astrologue, vous me disiez du mal de l'astrologie!

ANSELME.

Ecoutez, un mort ne voudrait pas mentir. Franchement, je vous trompais avec cette astrologie que vous estimez tant.

JEANNE DE NAPLES.

Oh! je ne vous en crois pas vous-même. Comment m'eussiez-vous prédit que je devais me marier quatre fois ? Y avait-il la moindre apparence qu'une personne un peu raisonnable s'engageât quatre fois de suite dans le mariage? Il fallait bien que vous eussiez lu cela dans les cieux.

ANSELME.

Je les consultai beaucoup moins que vos inclinations: mais après tout, quelques prophéties qui réussissent ne prouvent rien. Voulez-vous que je vous mène à un mort qui vous contera une histoire assez plaisante ? Il était astrologue, et ne croyait non plus que moi à l'astrologie. Cependant, pour essayer s'il y avait quelque chose de sûr dans son art, il mit un jour tous ses soins à bien observer les règles, et prédit à quelqu'un des événemens particuliers, plus difficiles à deviner que vos quatre mariages. Tout ce qu'il avait prédit arriva. Il ne fut jamais plus étonné. Il alla revoir aussitôt tous les calculs astronomiques, qui avaient été le fondement de ses prédictions. Savez-vous ce qu'il trouva? Il s'était

trompé; et si ses supputations eussent été bien faites, il aurait prédit tout le contraire de ce qu'il avait prédit.

JEANNE DE NAPLES.

Si je croyais que cette histoire fût vraie, je serais bien fâchée qu'on ne la sût pas dans le monde, pour se détromper des astrologues.

ANSELME.

On sait bien d'autres histoires à leur désavantage, et leur métier ne laisse pas d'être toujours bon. On ne se désabusera jamais de tout ce qui regarde l'avenir; il a un charme trop puissant. Les hommes, par exemple, sacrifient tout ce qu'ils ont à une espérance; et tout ce qu'ils avaient, et ce qu'ils viennent d'acquérir, ils le sacrifient encore à une autre espérance; et il semble que ce soit là un ordre malicieux établi dans la nature pour leur ôter toujours d'entre les mains ce qu'ils tiennent. On ne se soucie guère d'être heureux dans le moment où l'on est : on remet à l'être dans un temps qui viendra, comme si ce temps qui viendra devait être autrement fait que celui qui est déjà venu.

JEANNE DE NAPLES.

Non, il n'est pas fait autrement, mais il est bon qu'on se l'imagine.

ANSELME.

Et que produit cette belle opinion? Je sais une petite fable qui vous le dira bien. Je l'ai apprise autrefois à la cour d'amour', qui se tenait dans votre comté de Provence. Un homme avait soif, et était assis sur le bord d'une fontaine : il ne voulait point boire de l'eau qui coulait devant lui, parce qu'il espérait qu'au bout

• C'était une espèce d'académie.

de quelque temps il en allait venir une meilleure. Ce temps étant passé : « Voici encore la même eau, disait» il, ce n'est point celle-là dont je veux boire ; j'aime » mieux attendre encore un peu. » Enfin, comme l'eau était toujours la même ; il attendit si bien, que la source vint à tarir, et il ne but point.

JEANNE DE NAPLES.

Il m'en est arrivé autant, et je crois que de tous les morts qui sont ici, il n'y en a pas un à qui la vie n'ait manqué, avant qu'il en eût fait l'usage qu'il en voulait faire. Mais qu'importe; je compte pour beaucoup le plaisir de prévoir, d'espérer, de craindre même, et d'avoir un avenir devant soi. Un sage, selon vous, serait comme nous autres morts, pour qui le présent et l'avenir sont parfaitement semblables, et ce sage par conséquent s'ennuierait autant que je fais.

ANSELME.

Hélas! c'est une plaisante condition que celle de l'homme, si elle est telle que vous le croyez. Il est né pour aspirer à tout, et pour ne jouir de rien, pour marcher toujours, et pour n'arriver nulle part.

FIN DU TROISIÈME VOLUME.

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