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CHAPITRE V.

Que quand le Paganisme n'eût pas dû être aboli, les Oracles cussent

pris fin.

Première raison particulière de leur décadence.

fit

Le paganisme a dû nécessairement envelopper les oracles dans sa ruine, lorsqu'il a été aboli par le christianisme. De plus, il est certain que le christianisme; avant même qu'il fût encore la religion dominante, extrêmement tort aux oracles, parce que les chrétiens s'étudièrent à en désabuser les peuples, et à en découvrir l'imposture: mais indépendamment du christianisme, les oracles ne laissaient pas de déchoir beaucoup par d'autres causes, et à la fin ils eussent entièrement

tombé.

On commence à s'apercevoir qu'ils dégénèrent dès qu'ils ne se rendent plus en vers. Plutarque a fait un traité exprès pour rechercher la raison de ce changement; et, à la manière des Grecs, il dit sur ce sujet tout ce qu'on peut dire de vrai et de faux.

D'abord, c'est que le dieu qui agite la Pythie se proportionne à sa capacité, et ne lui fait point faire de vers, si elle n'est pas assez habile pour en pouvoir faire naturellement. La connaissance de l'avenir est d'Apollon, mais la manière de l'exprimer est de la prêtresse. Ce n'est pas la faute du musicien s'il ne peut pas se servir d'une lyre comme d'une flûte; il faut qu'il s'accommode à l'instrument. Si la Pythie donnait ses oracles par écrit, dirions-nous qu'ils ne viendraient pas d'Apollon, parce qu'ils ne seraient pas d'une assez belle écriture? L'âme

de la Pythie, lorsqu'elle se vient joindre à Apollon, est comme une jeune fille à marier, qui ne sait encore rien, et est bien éloignée de savoir faire des vers.

Mais pourquoi donc les anciennes Pythies parlaientelles toutes en vers? N'étaient-ce point alors des âmes vierges qui venaient se joindre à Apollon? A cela Plutarque répond premièrement, que les anciennes Pythies parlaient quelquefois en prose; mais de plus, que tout le monde anciennement était né poète. Dès que ces gens là, dit-il, avaient un peu bu, ils faisaient des vers; ils n'avaient pas sitôt vu une jolie femme, que c'étaient des vers sans fin; ils poussaient des sons qui étaient naturellement des chants. Ainsi, rien n'était plus agréable que leurs festins et leurs galanteries. Maintenant ce génie poétique s'est retiré des hommes ; il encore des amours aussi ardens qu'autrefois, même aussi grands parleurs: mais ce ne sont que des amours en prose. Toute la compagnie de Socrate et de Platon, qui parlait tant d'amour, n'a jamais su faire des vers. Je trouve tout cela trop faux et trop joli pour y répondre sérieusement.

y a

Plutarque rapporte une autre raison qui n'est pas tout-à-fait si fausse. C'est qu'anciennement il ne s'écrivait rien qu'en vers, ni sur la religion, ni sur la morale, ni sur la physique, ni sur l'astronomie. Orphée et Hésiode, que l'on connaît assez pour des poètes, étaient aussi des philosophes; et Parménide, Xénophane, Empedocle, Eudoxe, Thalès, que l'on connaît assez pour des philosophes, étaient aussi des poètes. Il est assez surprenant que la prose n'ait fait que succéder et qu'on ne se soit pas avisé d'écrire d'abord dans le langage le plus naturel; mais il y a toutes les

aux vers,

TOM. III.

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apparences du monde, que comme on n'écrivait alors que pour donner des préceptes, on voulut les mettre dans un discours mesuré, afin de les faire retenir plus aisément. Aussi les lois et la morale étaient-elles en vers. Sur ce pied-là, l'origine de la poésie est bien plus sérieuse que l'on ne croit d'ordinaire, et les Muses sont bien sorties de leur première gravité. Qui croirait que naturellement le code pût être en vers, et les contes de La Fontaine en prose? Il fallait donc bien, dit Plutarque, que les oracles fussent autrefois en vers, puisqu'on y mettait toutes les choses importantes. Apollon voulut bien en cela s'accommoder à la mode. Quand la prose commença d'y être, Apollon parla en prose.

Je crois bien que, dans les commencemens, on rendait les oracles en vers, et afin qu'ils fussent plus aisés à retenir, et pour suivre l'usage qui avait condamné la prose à ne servir qu'aux discours ordinaires. Mais les vers furent chassés de l'histoire et de la philosophie qu'ils embarrassaient sans nécessité, à peu près sous le règne de Cyrus. Thalès, qui vivait en ce temps-là, fut des derniers philosophes poètes, et Apollon ne cessa[de parler en vers que peu de temps avant Pyrrhus, comme nous l'apprenons de Cicéron, c'est-à-dire quelque 230 ans après Cyrus. Il paraît par là qu'on retint les vers à Delphes le plus long-temps qu'on put, parce qu'on avait reconnu qu'ils convenaient à la dignité des oracles; mais qu'enfin on fut obligé de se réduire à la simple prose.

Plutarque se moque, quand il dit que les oracles se rendirent en prose, parce qu'on y demanda plus de clarté, et qu'on se désabusa du galimatias mystérieux des vers. Soit que les dieux mêmes parlassent, soit

que ce ne fût que les prêtres, je voudrais bien savoir si l'on pouvait obliger les ans ou les autres à parler plus clairement.

Il prétend, avec plus d'apparence, que les vers prophétiques se décrièrent par l'usage qu'en faisaient de certains charlatans, que le menu peuple consultait le plus souvent dans les carrefours. Les prêtres des temples ne voulurent avoir rien de commun avec eux, parce qu'ils étaient des charlatans plus nobles et plus sérieux, ce qui fait une grande différence dans ce métier là.

Enfin, Plutarque se résout à nous apporter la véritable raison. C'est qu'autrefois on ne venait consulter Delphes que sur des choses de la dernière importance, sur des guerres, sur des fondations de villes, sur les intérêts des rois et des républiques. Présentement, dit-il, ce sont des particuliers qui viennent demander à l'oracle s'ils se marieront, s'ils acheteront un esclave, s'ils réussiront dans le trafic; et lorsque des villes y envoient, c'est pour savoir si leurs terres seront fertiles, ou si leurs troupeaux multiplieront. Ces demandes là ne valent pas la peine qu'on y réponde en vers; et si le dieu s'amusait à en faire, il faudrait qu'il ressemblât à ces sophistes qui font parade de leur savoir, lorsqu'il n'en est nullement question.

Voilà effectivement ce qui servit le plus à ruiner les oracles. Les Romains devinrent maîtres de toute la Grèce, et des empires fondés par les successeurs d'Alexandre. Dès que les Grecs furent sous la domination des Romains, dont ils n'espérèrent pas de pouvoir sortir, la Grèce cessa d'être agitée par les divisions continuelles qui régnaient entre tous ces petits états, dont les intérêts étaient si brouillés. Les maîtres communs calmèrent

tout, et l'esclavage produisit la paix. Il me semble que les Grecs n'ont jamais été si heureux qu'ils le furent alors. Ils vivaient dans une profonde tranquillité et dans une oisiveté entière; ils passaient les journées dans leurs parcs des exercices, à leurs théâtres, dans leurs écoles de philosophie. Ils avaient des jeux, des comédies, des disputes et des harangues; que leur fallait-il de plus selon leur génie? Mais tout cela fournissait peu de matière aux oracles, et l'on n'était pas obligé d'importuner souvent Delphes. Il était assez naturel que les prêtres ne se donnassent plus la peine de répondre en vers, quand ils virent que leur métier n'était pas si bon qu'il l'avait été.

Si les Romains nuisirent beaucoup aux oracles par la paix qu'ils établirent dans la Grèce, ils leur nuisirent encore plus par le peu d'estime qu'ils en faisaient. Ce n'était point là leur folie. Ils ne s'attachaient qu'à leurs livres sibyllins, et à leurs divinations étrusques, c'està-dire, aux aruspices et aux augures. Les maximes et les sentimens d'un peuple qui domine, passent aisément dans les autres peuples; et il n'est pas surprenant que les oracles, étant une invention grecque, aient suivi la destinée de la Grèce, qu'ils aient été florissans avec elle, et qu'ils aient perdu avec elle leur premier éclat.

Il faut pourtant convenir qu'il y avait des oracles dans l'Italie. Tibère, dit Suétone, alla à l'oracle de Gérion auprès de Padoue. Là, était une certaine fontaine d'Apon, qui, si l'on en veut croire Claudian, rendait la parole aux muets, et guérissait toutes sortes de maladies. Suétone dit encore que Tibère voulait ruiner les oracles qui étaient proches de Rome; mais qu'il en fut détourné par le miracle des sorts de Préneste, qui ne se

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