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losophes, et chefs du parti des stoiciens. « Ah! que >> dites-vous? reprend Cicéron, il n'y a point de vieilles » si ridicules que vous. Croyez-vous que le même veau » ait le foie bien disposé, s'il est choisi pour le sacri»fice par une certaine personne, et mal disposé, s'il » est choisi par une autre? Cette disposition de foie >> peut-elle changer en un instant, pour s'accommoder à >> la fortune de ceux qui sacrifient? Ne voyez-vous pas » que c'est le hasard qui fait le choix des victimes? L'expérience même ne vous l'apprend-elle pas? Car >> souvent les entrailles d'une victime sont tout-à-fait » funestes, et celles de la victime qu'on immole immé>>diatement après, sont les plus heureuses du monde. Que deviennent les menaces de ces premières en» trailles? ou comment les dieux se sont-ils apaisés si promptement? Mais vous dites qu'un jour il ne se >> trouva point de cœur à un bœuf que César sacrifiait, » et que, comme cet animal ne pouvait pas pourtant » vivre sans en avoir un, il faut nécessairement qu'il » se soit retiré dans le moment du sacrifice. Est-il pos»sible que vous ayez assez d'esprit pour voir qu'un >> bœuf n'a pu vivre sans cœur, et que vous n'en ayez » pas assez pour voir que ce cœur n'a pu en un moment » s'envoler je ne sais où?» Et un peu après il ajoute : « Croyez-moi, vous ruinez toute la physique pour dé>> fendre l'art des aruspices: car ce ne sera pas le cours » ordinaire de la nature qui fera naître et mourir toutes >> choses, et il y aura quelques corps qui viendront de » rien, et retourneront dans le néant. Quel physicien » a jamais soutenu cette opinion? il faut pourtant que >> les aruspices la soutiennent. »

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Je ne donne ce passage de Cicéron que comme un

exemple de l'extrême liberté avec laquelle il insultait à la religion qu'il suivait lui-même; en mille autres endroits, il ne fait pas plus de grâce aux poulets sacrés, au vol des oiseaux, et à tous les miracles dont les annales des pontifes étaient remplies.

Pourquoi ne lui faisait-on pas son procès sur son impiété ? Pourquoi tout le peuple ne le regardait-il pas avec horreur? Pourquoi tous les colléges des prêtres ne s'élevaient-ils pas contre lui? Il y a lieu de croire que, chez les païens, la religion n'était qu'une pratique, dont la spéculation était indifférente. Faites comme les autres, et croyez ce qu'il vous plaira. Ce principe est fort extravagant; mais le peuple, qui n'en reconnaissait pas l'impertinence, s'en contentait, et les gens d'esprit s'y soumettaient aisément, parce qu'il ne les gênait guère.

Aussi voit-on que toute la religion païenne ne demandait que des cérémonies, et nuls sentimens du cœur. Les dieux sont irrités, tous leurs foudres sont prêts à tomber; comment les apaisera-t-on ? Faut-il se repentir des crimes qu'on a commis? Faut-il rentrer dans les voies de la justice naturelle, qui devrait être entre tous les hommes? Point du tout; il faut seulement prendre un veau de telle couleur, né en tel temps, l'égorger avec un tel couteau, et cela désarmera tous les dieux : encore vous est-il permis de vous moquer en yousmême du sacrifice, si vous voulez; il n'en ira pas plus mal.

Apparemment qu'il en était de mème des oracles; y eroyait qui voulait; mais on ne laissait pas de les consulter. La coutume a sur les hommes une force qui n'a nullement besoin d'être appuyée de la raison.

CHAPITRE VIII.

Que d'autres que des philosophes ont assez souvent fait

Oracles.

peu de cas des

Les histoires sont pleines d'oracles, ou méprisés par ceux qui les recevaient, ou modifiés à leur fantaisie. Pactias (Hérodote, l. 1.), Lydien, et sujet des Perses, s'étant réfugié à Cumes, ville grecque, les Perses ne manquèrent pas d'envoyer demander qu'on le leur livrât. Les Cuméens firent aussitôt consulter l'oracle des Branchides, pour savoir comment ils en devaient user. L'oracle répondit qu'ils livrassent Pactias. Aristodicus, un des premiers de Cumes, qui n'était pas de cet avis, obtint par son crédit qu'on envoyât une seconde fois vers l'oracle, et même il se fit mettre du nombre des députés. L'oracle ne lui fit que la réponse qu'il avait déjà faite. Aristodicus, peu satisfait, s'avisa, en se promenant autour du temple, d'en faire sortir de petits oiseaux, qui y faisaient leurs nids. Aussitôt, il sortit du sanctuaire une voix qui lui criait : « Détestable mortel, qui te donne la hardiesse de chasser d'ici ceux qui » sont sous ma protection? Eh quoi! grand Dieu, répondit bien vite Aristodicus, vous nous ordonnez >> bien de chasser Pactias qui est sous la nôtre? Oui, je » vous l'ordonne, reprit le dieu, afin que vous, qui » êtes des impies, vous périssiez plutôt, et que vous ne » veniez plus importuner les oracles sur vos affaires. »

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Il paraît bien que le dieu était poussé à bout, puisqu'il avait recours aux injures; il paraît bien aussi qu'Aristodicus ne croyait par trop que ce fût un dieu

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qui rendit ces oracles, puisqu'il cherchait à l'attraper par la comparaison des oiseaux ; et après qu'il l'eut at trapé en effet, apparemment il le crut moins dieu que jamais. Les Cuméens eux-mêmes n'en devaient être guère persuadés, puisqu'ils croyaient qu'une seconde députation pouvait le faire dédire, et que du moins il penserait mieux à ce qu'il devait répondre. Je remarque ici, en passant, que, puisqu'Aristodicus tendait un piége à ce dieu, il fallait qu'il eût prévu qu'on ne lui laisserait pas chasser les oiseaux d'un asile si saint sans en rien dire, et que, par conséquent, les prêtres étaient extrêmement jaloux de leurs temples.

Ceux d'Égine (Hérodote, l. 5.) ravageaient les côtes de l'Attique, et les Athéniens se préparaient à une expédition contre Égine, lorsqu'il leur vint de Delphes un oracle qui les menaçait d'une ruine entière, s'ils faisaient la guerre aux Éginètes plus tôt que dans trente ans; mais, ces trente ans passés, ils n'avaient qu'à bâtir un temple à Éaque, et entreprendre la guerre, et alors tout devait leur réussir. Les Athéniens, qui brûlaient d'envie de se venger, coupèrent l'oracle par la moitié; ils n'y déférèrent qu'en ce qui regardait le temple d'Eaque ; et ils le bâtirent sans retardement : mais pour les trente ans, ils s'en moquèrent; ils allèrent aussitôt attaquer Egine, et eurent tout l'avantage. Ce n'est point un particulier qui a si peu d'égard pour les oracles; c'est tout un peuple, et un peuple très superstitieux.

Il n'est pas trop aisé de dire comment les peuples païens regardaient leur religion. Nous avons dit qu'ils se contentaient que les philosophes se soumissent aux cérémonies; cela n'est pas tout-à-fait vrai. Je ne sache point que Socrate refusât d'offrir de l'encens aux dieux,

ni de faire son personnage comme les autres dans les fêtes publiques; cependant le peuple lui fit son procès sur les sentimens particuliers qu'on lui imputait en matière de religion, et qu'il fallait presque deviner en lui, parce qu'il ne s'en était jamais expliqué ouvertement. Le peuple entrait donc en connaissance de ce qui se traitait dans les écoles de philosophie ; et comment souffrait-il qu'on y soutînt hautement tant d'opinions contraires au culte établi, et souvent à l'existence même des dieux? Du moins, il savait parfaitement ce qui se jouait sur les théâtres. Ces spectacles étaient faits pour lui, et il est sûr que jamais les dieux n'ont été traités avec moins de respect que dans les comédies d'Aristophane. Mercure, dans le Plutus, vient se plaindre de ce qu'on a rendu la vue au dieu des richesses, qui auparavant était aveugle; et de ce que Plutus, commençant à favoriser également tout le monde, les autres dieux à qui on ne fait plus de sacrifices pour avoir du bien, meurent tous de faim. Il pousse la chose jusqu'à demander un emploi, quel qu'il soit, dans une maison bourgeoise, pour avoir du moins de quoi manger. Les Oiseaux d'Aristophane sont encore bien libres. Toute la pièce roule sur ce qu'une certaine ville des oiseaux, que l'on a dessein de bâtir dans les airs, interromprait le commerce qui est entre les dieux et les hommes, rendrait les oiseaux maîtres de tout, et réduirait les dieux à la dernière misère. Je vous laisse à juger si tout cela est bien dévot. Ce fut pourtant ce même Aristophane qui commença à exciter le peuple contre la prétendue impiété de Socrate. Il y a là je ne sais quoi d'inconcevable qui se trouve souvent dans les affaires du monde.

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