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peines. Je ne comprends pas comment cette éternité peut s'accorder avec la bonté de Dieu. Il finit pourtant par se rendre sur ce dogme terrible; mais du moins il se persuada que les tourmens éternels, en raison de leur éternité même, auroient, à la longue, moins d'intensité: J'aime à croire, disoit-il, que les damnés s'accoutumeront à leur état, et finiront par se trouver dans l'enfer comme le poisson dans l'eau. Voilà bien l'orthodoxie d'un bonhomme. Après dix ou douze jours de ces conférences théologiques, La Fontaine, convaincu, ou comme le dit le père Poujet lui-même, mis en état de n'avoir plus rien à répondre, consentit à faire une confession générale, si toutefois il pouvoit en venir à bout, ce dont il doutoit fort. Avant de recevoir l'aveu de ses péchés, le confesseur exigea deux choses: l'une, qu'il fît à Dieu le sacrifice d'une comédie achevée récemment; l'autre, qu'il lui demandât pardon de ses Contes, aussi publiquement que les circonstances le permettroient. Sur la première condition, il consulta en Sorbonne, et la réponse des docteurs s'étant trouvée conforme à la décision du confesseur, il jeta sa pièce au feu. Quant à l'amende honorable pour ses Contes, il ne prit l'avis de personne et fit une grande résistance. Il ne lui étoit jamais entré dans la pensée que

cet ouvrage pût être pernicieux. Il dit dans la préface même du recueil : « S'il y a quelque > chose qui puisse faire impression sur les » âmes, ce n'est nullement la gaieté de ces » Contes: elle passe légèrement. Je craindrois plutôt une douce mélancolie, où les romans » les plus chastes et les plus modestes sont très

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capables de nous plonger, et qui est une grande préparation pour l'amour. » 11 est certain que les Contes de La Fontaine peuvent tout au plus enflammer les sens de la jeunesse encore novice, et lui inspirer un libertinage passager; tandis que nous avons vu des romans, ayant de grandes prétentions à la morale, gâter l'esprit des jeunes gens, égarer leur sensibilité, et les faire tomber dans de folles passions qui devoient faire le malheur et la honte de toute leur vie. La Fontaine ne se bornoit pas à croire que ses Contes fussent sans danger; il alloit jusqu'à penser qu'ils pouvoient être, en quelque façon, utiles aux bonnes mœurs. Il disoit :

J'ouvre l'esprit et rends le sexe habile
A se garder de cent piéges divers.
Sotte ignorance en fait trébucher mille,
Contre une seule à qui nuiroient mes vers.

On auroit tort de prendre ceci pour un jeu d'esprit, pour une saillie de poëte; c'est l'expres

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sion sincère de son opinion. Toujours vrai en prose (1), il ne l'étoit pas moins en vers, et, comme disoit son confesseur, il étoit aussi simple dans le mal que dans le bien. Enfin, on parvint à lui persuader qu'il avoit commis un grand crime en composant ses Contes; il promit d'en demander pardon à Dieu publiquement, et il lui fut permis de faire sa confession générale. C'est sans doute au milieu de tous ces débats, que sa garde dit au P. Poujet: Eh! ne le tourmentez pas tant, il est plus bête que méchant: Dieu n'aura pas le courage de le damner. Sa maladie ayant augmenté, on jugea à propos de lui donner le viatique; et, avant de le recevoir, il fit amende honorable, en présence d'une députation de l'Académie, qu'il avoit demandée pour la rendre témoin de cet acte de repentir. Le jour même de la triste cérémonie, le duc de Bourgogne, pour le dédommager de ce qu'il perdoit en renonçant au produit de ses Contes, lui envoya cinquante louis, en s'excusant de ce qu'il lui envoyoit si peu. La Fontaine ne mourut point de cette maladie; il survécut encore plus de deux ans.

y

(1) Madame de la Sablière disoit : M. de La Fontaine ne ment point en prose. Suivant son ami Maucroix, « c'étoit l'âme » la plus sincère et la plus candide qui fût jamais. »

La première fois qu'il se rendit à l'Académie, il y renouvela la réparation et les promesses. qu'il avoit faites devant la députation. Une de ces promesses étoit de ne plus employer son talent pour la poésie qu'à des sujets sacrés. Ce talent étoit bien tombé, et Dieu se trouvoit plus mal partagé que ne l'avoit été le monde ; mais il est trop ordinaire de ne lui consacrer que des restes en tout genre, et il est trop heureux pour les foibles mortels qu'il consente à s'en accommoder.Quelques-uns prétendent que La Fontaine ne fut pas entièrement fidèle à son engagement, et ils en veulent trouver la preuve dans le début du conte de la Clochette, où l'auteur dit qu'il avoit juré de renoncer à tout conte frivole. La preuve est mal choisie; car ce conte de la Clochette fait partie d'un recueil publié en 1685, huit ans avant la conversion. M. et madame d'Hervart avoient prodigué à La Fontaine, pendant sa maladie, les soins les plus tendres et les plus assidus. Leur amitié fut alarmée de le voir, plus que septuagénaire, et à peine échappé à la mort, habiter une maison étrangère, et ne recevoir d'autres soins que ceux d'une femme à gages: ils résolurent de lui offrir un appartement dans leur maison. Comme M. d'Hervart étoit en route pour lui en aller faire la proposition, il le rencontre

dans la rue, et sur le champ il entre en matière: Venez loger chez nous, lui dit-il. J'y allois, répond La Fontaine. Ce mot est un de ceux qu'il ne faut pas commenter. Madame d'Hervart fut pour La Fontaine une autre madame de la Sablière; comme celle-ci, dit-on, elle faisoit mettre sur le lit du bonhomme, un habit neuf en place du vieux, échange dont il ne s'apercevoit que quand quelqu'un lui faisoit compliment sur sa nouvelle parure. On peut remarquer que ses bienfaiteurs les plus affectionnés et les plus généreux ont été des femmes, ont appartenu à ce sexe qui fut si constamment en butte aux traits de son innocente et ingénieuse malice. Il aimoit trop les femmes pour n'en pas obtenir au moins de l'amitié; et sa manière d'en médire étoit presque faite pour lui mériter leur amour.

On ne sait rien sur ses derniers moments. Il vit arriver sa fin avec résignation, et la prédit avec assez de justesse : un mois auparavant, il écrivoit à son vieil ami Maucroix: « Le meilleur » de tes amis n'a plus à compter sur quinze » jours de vie. » Il mourut à Paris, rue Plâtrière, le 13 mars 1695, âgé de soixante-quatorze ans, et fut inhumé dans le cimetière de la petite église de Saint-Joseph, à l'endroit même où, vingt-deux ans auparavant, on avoit placé son

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