Page images
PDF
EPUB

la vie de Molière. Résummons. En 1632 il avait perdu sa mère; et lorsque la Béjart l'emmena en province, majeur, maître de ses actions et de sa part de bien maternel, il n'est plus Poquelin, il est Molière; il n'appartient plus à sa famille, et sa famille ne lui appartient plus; il appartient tout entier à sa troupe : sa troupe, c'est sa famille; sa troupe, c'est l'instrument de sa gloire; en elle est la source de ses jouissances, les objets de ses plus chères affections: c'est par elle enfin qu'il satisfait sa triple passion de comédien, de poëte et d'amant; car il fut tout cela toute sa vie. Si vous voulez la connaître, cette vie; si vous voulez savoir quels sont les labeurs, les succès, les jouissances, les tristesses qu'elle a accumulés dans le court espace de quinze ans, lisez cette Préface, dont je ne vous ai rapporté que ce qui concerne Poquelin, et non Molière ; relisez ses œuvres; relisez les ŒŒuvres de madame de Sévigné et les Œuvres de Boileau, annotées par Brossette de Saint-Marc; surtout n'oubliez pas que Molière n'est plus Poquelin, et que tout ce qui se trouve rapporté dans les biographies sur ses relations avec son père et avec sa famille est faux et controuvé. Son père et sa famille, dès qu'il eut pris le nom de Molière, dès qu'il fut comédien, n'eurent plus rien de commun avec lui; et cela dura jusqu'à sa mort, et après sa mort.

Mais le mot de Belloc, et le voyage de Narbonne, et cette assistance que Molière prêtait à son père dans ses fonctions de valet de chambre du roi; mais cette cession que Poquelin le père fit à son fils de sa charge de valet de chambre, qu'il ne pouvait plus exercer à cause de son grand âge, et tant d'autres faits si singuliers, si amusants, qui nous montrent Molière s'élevant des occupations manuelles de simple ouvrier jusque sur les hauteurs où son génie l'a placé; qu'en faitesvous ? Tout cela est faux, controuvé; ce sont des contes populaires inventés pour l'amusement des oisifs et dont tous ceux qui étaient bien instruits de la vie de Molière, la Grange et Vinot, de Visé, Tallemant, n'ont pas dit un mot. Ce qu'ils ont dit prouve que tout cela ne pouvait être vrai. Tout cela a été dit seulement par les collecteurs d'ana, par les Grimarest, les de Bret et autres, et répété ensuite par tous les biographes, qui n'ont voulu rien laisser échapper de ce qui avait été imprimé avant eux.

En voulez-vous la preuve? c'est que ce père de notre grand comique, ce Jean Poquelin, mort le 27 février 1669, se trouve porté sur tous les états de la France comme exerçant la charge de tapissier valet de chambre du roi, depuis celui qui a été rédigé par de la Mari

nière, d'après les Mémoires de M. de Saintot, maître des cérémonies, le 16 août 1657 (p. 84, lig. 11), jusqu'à celui de M. N. de Besongne, dressé suivant les états portés à la cour des aides, qui parut au commencement de l'année 1669, c'est-à-dire un mois avant la mort de Jean Poquelin, père de Molière (p. 86). Jean Poquelin est inscrit dans le livre de Besongne non-seulement comme possesseur du titre et de la charge, mais comme étant encore en exercice pour le quartier de janvier en avril 1669, concurremment avec Nauroy, son collègue: ils servaient à deux par quartier.

Jean Poquelin, comme « sa défunte honorable femme, Marie Cressé (mère de Molière), » fut enterré avec pompe, ainsi que le constate son acte de décès inscrit dans les registres de la paroisse Saint-Eustache :

<< Convoi de 42, service complet. - Assistance de M. le curé, quatre ⚫ prêtres-porteurs, pour défunt Jean Poquelin, tapissier du roy, « bourgeois de Paris, demeurant sous les piliers des Halles, devant « la fontaine. »>

Ceux qui voudraient faire une objection contre la preuve ici donnée de l'époque où Molière a pu commencer à exercer la charge de valet de chambre du roi et du peu de temps qu'il a exercé cette charge diront qu'il est prouvé que le titre lui en a été donné dans l'acte de baptême de Madeleine Grésinde, dont il fut le parrain le 29 novembre 1661. Mais ces critiques oublient avec quelle facilité on prenait alors d'avance les titres dont on devait hériter. Depuis les ordonnances de Charles IX et de ses successeurs 3, ceux qui se trouvaient attachés à la maison du roi étaient, comme les nobles, exempts de certaines charges, et avaient de certains priviléges dont ne jouissait pas la bourgeoisie. Il en était de même de ceux qui possédaient le premier degré de noblesse et avaient le titre d'écuyer. Ce titre est donné à Molière par sa femme, dans un acte de baptême où elle figure comme marraine (23 juin 1663); et cependant Molière n'avait assurément aucun droit de le prendre. Pour s'être laissé ainsi titrer indûment

Dissertation sur Molière, par BEFFARA, p. 25 et 26. - TASCHEREAU, Hist. de la vie et des ouvrages de Molière, p. 203 à 211.

2 BAZIN, les Dernières années de la vie de Molière, extrait de la Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1848, p. 7 et 9.

3 Elles sont rapportées à la fin de l'État général des officiers, domestiques et commensaux de la maison du Roy; mis en ordre par M. de la Marinière, 1660, in-8°.

dans des actes authentiques, la Fontaine fut condamné à 4,000 francs d'amende. Comme lui, Boileau prit aussi ce titre, et fut également poursuivi par le fisc; mais il gagna son procès, et prouva qu'il possédait ce premier degré de noblesse. L'acte du 29 novembre 1661 ne prouve donc rien contre ce que nous avons avancé.

Jean Poquelin avait eu dix enfants de deux mariages différents : de ces neuf frères et sœurs de Molière, plusieurs, au moment de son décès, étaient mariés, et ils eurent tous un grand nombre d'enfants son second frère en eut seize; Robert Poquelin, son proche parent, en eut vingt; et, de cette nombreuse famille, pas un seul ne parut lorsqu'il fallut réclamer pour Molière une sépulture décente et les prières de l'Église, ni pour protéger son domicile contre les égarements fanatiques d'une populace hostile . C'est que tous voulaient être bien avec leurs curés, et enterrés honorablement. Aucun Poquelin ne signa ni n'appuya la requête que la veuve de Molière adressa au roi; et dans cette requête on ne parle ni de son père ni de sa parenté avec les Poquelin. Personne, dans les Poquelin ni dans leurs descendants, ne voulut alors, ni après, être beau-frère, belle-sœur, nièce ou neveu, parent ou allié des Béjart, ni même de M. de Molière. On n'a pas trouvé un seul acte, une seule lettre, un seul écrit qui établissent quelque rapport entre Jean Poquelin et Jean-Baptiste Poquelin dès que celui-ci eut pris le nom de Molière; et aucun de ceux qui ont parlé de lui, et dont le témoignage doit compter, ne constate qu'il y eut de leur temps aucune liaison entre le père et le fils, ou entre ce fils et ses frères, ses sœurs et ses parents. Pas un seul Poquelin ne contribua à grossir le cortége nombreux qui, à la lueur des flambeaux, conduisit à leur dernier asile les restes de l'immortel auteur du Misanthrope. Molière ne paraît avoir eu d'autre part à l'héritage paternel que la survivance de la charge de tapissier valet de chambre du roi, que son père ne pouvait lui ôter et que notre poëte, aux termes où il en était avec Louis XIV, se serait bien gardé de dédaigner. Il exerça donc cette charge; la Grange et Vinot n'ont pas manqué de constater ce fait, page 2 de la Préface.

<< Son nom fut Jean-Baptiste Poquelin; il était Parisien, fils d'un << valet de chambre tapissier du roi, et avait été reçu dès son bas «< âge en survivance de cette charge, qu'il a depuis exercée dans son «< quartier jusqu'à sa mort. »

1 TASCHEREAU, Hist. de la vie et des ouvrages de Molière, 3e édit., p. 181 et 260, 208 et 211. BEFFARA, Dissertation sur Molière, p. 25 et 26,

Il ne l'exerça pas longtemps. Entré en fonctions après la mort de son père, en février 1669, avec Nauroy, son collègue pour le premier quartier, il dut n'exercer que pendant un mois. Dans les trois années qui suivirent, il exerça chaque année pendant six semaines seulement, car ils étaient huit tapissiers valets de chambre, servant à deux par quartier. Ainsi, Molière n'a pu exercer que par intervalle (en tout dix mois) sa charge de valet de chambre du roi, en supposant qu'il n'en fut jamais dispensé. Ce service, dans ce qui avait rapport à aider à faire le lit du roi, était pour la forme : c'était plutôt un privilége qu'un emploi, car il y avait, outre les huit tapissiers valets de chambre, huit valets de chambre et barbiers, qui étaient appointés au double des tapissiers ?. Mais Louis XIV avait accordé à Molière une pension de mille francs en 1663, c'est-à-dire six ans avant que son père, en mourant, lui eût transmis la survivance de la charge de valet de chambre, ce qui a fait croire à tort que ce fut en 1663 que Molière eut cette charge.

Aucun Poquelin ne prétendit à la survivance de Molière comme tapissier valet de chambre du roi; Jean Poquelin, et après lui JeanBaptiste Poquelin, son fils, furent successivement inscrits en tête de la liste des tapissiers valets de chambre dans leur quartier; mais, après eux, c'est le sieur Nauroy qu'on trouve inscrit le premier 3.

J'ajouterai à cette longue note sur Molière une dernière observation qui concerne ses éditeurs. J'ai dit ailleurs que lorsqu'un auteur avait lui-même donné une édition de ses Œuvres, il était du devoir des éditeurs de conserver l'ordre que l'auteur a établi, parce que cet ordre fait partie de ses pensées, et repose toujours sur une idée principale. La Grange et Vinot ont manqué à cette règle dans leur édition de 1682, et ils ont été à tort imités par tous les éditeurs subséquents. Molière a donné, en 1666, une édition de ses Œuvres ; il en avait commencé une autre lorsqu'il mourut en 1673, puisque le privilége est daté du 18 mars 1671, et la continuation du 20 avril 1673 4. Dans ces deux éditions (1666 et 1673), Molière s'est écarté, pour une seule pièce, de l'ordre qu'il a suivi pour toutes les autres,

Voyez sur ce sujet l'État de la France en 1749, t. 1, p. 255.

• L'État de la France, etc.; dédié au roy, par M. N. Besongne, C. et A. du roy, B. en théologie et clerc de chapelle et d'oratoire de Sa Majesté; 1669, p. 85. 3 Voyez, l'État de la France en 1677, t. I, p. 100.

4 Les volumes premiers de cette édition portant tantôt la date de 1673, tantôt celle de 1674 ; et les derniers celles de 1675 et 1676.

qui est de les ranger selon les dates de leur représentation. D'après cet ordre, la comédie des Précieuses doit être placée après l'Étourdi et le Dépit amoureux, comme elle se trouve en effet dans l'édition de 1682. Mais Molière, dans les deux éditions qu'il a données, a placé cette pièce la première; et cette dérogation à l'ordre chronologique qu'il avait adopté est assez significative pour qu'elle fût respectée par ses éditeurs. Il est évident qu'il a voulu montrer que de cette pièce des Précieuses dataient pour lui les faveurs du public et cette espèce d'alliance qui s'était contractée entre lui et tous ceux qui fréquentaient son spectacle. Ce n'est pas tout: en 1663 il avait été gratifié d'une pension du roi, et il saisit l'occasion de la représentation des Plaisirs de l'Ile enchantée, le 16 mai 1664, pour lui adresser un remerciment en vers. Cette pièce, qui n'a rien de fade comme toutes celles de cette nature, mais qui est, au contraire, à elle seule une excellente scène de comédie, est, dans l'édition de 1682, placée à sa date et avant la pièce des Plaisirs de l'Ile enchantée (t. II, p. 289 à 292 de l'édit.), tandis que, dans les deux éditions données par Molière (1666 et 1673), elle commence le premier volume, et se trouve avant la Préface. Évidemment Molière avait eu l'intention de convertir ce remercîment en une réjouissante et joviale dédicace de toutes ses Œuvres, une dédicace à Louis XIV. En replaçant cette pièce à sa date, les éditeurs lui ont ôté la plus grande partie de sa valeur, et ont ainsi frustré les intentions de l'auteur.

Page 295, ligne 7: Les attaques contre Molière et la comédie, que Nicole, Bourdaloue et Bossuet, etc.

Les reproches de Bossuet contre la comédie et Molière sont sévères, mais d'une vérité incontestable :

1 ...

On répond que, pour prévenir le péché, le théâtre purifie l'amour... Ce n'est, après tout, qu'une innocente inclination pour la beauté, qui se termine au nœud conjugal. Du moins donc, selon ces principes, il faudra bannir du milieu des chrétiens les prostitutions dont les comédies italiennes ont été remplies, même de nos jours, et que l'on voit encore toutes crues dans les pièces de Molière; on réprouvera les discours où ce rigoureux censeur des grands canons ce grave réformateur des mines et des expressions de nos précieuses étale cependant au plus grand jour les avantages d'une infâme tolérance dans les maris, et sollicite les femmes à de honteuses ven

« PreviousContinue »