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les auteurs, dans le commencement de ce règne, était toujours fort animée. Dans les recueils de vers qu'on publiait en Hollande, on avait soin, pour plaire aux diverses sortes de lecteurs, de mêler avec les satires de Boileau des satires composées contre lui et contre Molière '.

C'est parce qu'il était fortement choqué de ce défaut de discernement en matière littéraire que Boileau avait composé son Art poétique, de tous ses ouvrages celui qui a le plus contribué à sa gloire et à celle de la littérature française. Il en faisait à cette époque des lectures chez M. de Lamoignon, le duc de la Rochefoucauld, le cardinal de Retz 2. Il gravait ainsi dans la mémoire de ses auditeurs, avant qu'elles fussent publiées, les règles du goût et de l'art d'écrire ; et comme il corrigeait beaucoup ses vers, c'est de lui surtout qu'on a pu dire, lorsqu'il vivait : « On récite déjà les vers qu'il fait encore.»>

Presque toutes les satires composées contre Boileau et contre Molière, quoique paraissant sous le voile de l'anonyme, étaient attribuées à l'abbé Cotin 3, conseiller et aumônier du roi. Cotin était admis dans la société intime

Recueil des contes du sieur de la Fontaine, les satires de Boileau, et autres pièces curieuses; Amsterdam, chez Jean Venhæven, 1668, in-18, p. 226-240. Discours Ix, x, xi et xu.

2 SÉVIGNÉ, Lettres (9 mars 1672), t. II, p. 404, édit. G. ; t. II, p. 353, édit. M. L'Art poétique ne fut publié que deux ans après ces lectures, en 1674.

3 Conférez Berriat Saint-Prix dans son édition de Boileau, t. I, p. ccxin et ccxiv. D'autres satires furent publiées par Coras; puis vint la comédie de Boursault, par la suite les satires de Perrault et d'autres. La critique désintéressée des satires du temps, 1666, in-8° de 64 pages, est seule de COTIN. On a eu tort de lui attribuer celle qui est intitulée: Despréaux, ou la satire des satires de Boileau; 1660, petit in- 12.

des duchesses de Rohan, de Nemours, de Longueville, des ducs de Montausier et de St-Agnan. MADEMOISELLE l'honorait du nom de son ancien, et elle avait amusé Louis XIV par la lecture de quelques-unes de ses énigmes en sonnet. Il avait publié un grand nombre d'ouvrages en vers' et en prose, dont plusieurs étaient à la louange du roi 2; pendant seize ans il avait, avec quelque succès, prêché le carême dans différentes chaires de la capitale. Depuis seize ans il était de l'Académie française, où Bossuet venait de se faire admettre, dont Boileau n'était pas encore, lorsque Molière, qui n'en fut jamais, avec une vérité qui ne laissait aucune prise au doute, avec une licence dont on n'avait nul exemple, immola sur le théâtre, à la risée du public, cet auteur si chéri des grandes princesses et des précieuses de la cour et de la ville. Depuis lors, Cotin n'osa plus une seule fois monter dans la chaire évangélique, ni faire imprimer une seule ligne; et le roi ayant approuvé la nouvelle comédie, les belles dames, les courtisans et tous ceux qui avaient coutume d'accueillir avec faveur le malheureux Cotin lui tournèrent le dos. Il avait brillé; il fut rejeté dans la solitude et l'obscurité la plus complète. Il méritait son sort: non qu'il fût dépourvu de talent et de savoir, et que tous ses vers ressemblassent au sonnet et au madrigal tant ridiculisés par le grand comique 3; mais il était tellement infatué de sa personne et de ses ou

1Œuvres meslées de M. COTIN, de l'Académie françoise, contenant énigmes, odes, sonnets et épigrammes, dédiées à MADEMOISELLE, p. I de l'épitre dédicatoire.

2 COTIN, dans la Biographie universelle, t. X, p. 69, ne fait point mention de cet ouvrage.

3 MOLIÈRE, Femmes savantes, acte III, scène II, dans les Œuvres, édit. 1682, t. VI, p. 141 à 147. — L'abbé COTIN, Œuvres galantes; Paris, 1665, t. II, p. 512.

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vrages, qu'il s'était rendu insupportable, et qu'on vit avec plaisir humilier son sot et insolent orgueil. Ménage, contre lequel Cotin avait écrit1, était joué aussi dans la nouvelle comédie, quoique avec moins d'évidence. Il eut le bon esprit de se contenter du désaveu de Molière 2, et applaudit, avec tout le public, la fameuse scène de Trissotin et de Vadius 3. Madame de Sévigné avait, on se le rappelle, assisté à la lecture que Molière fit de sa pièce des Femmes savantes chez le duc de la Rochefoucauld, avant la première représentation, et elle la trouva fort plaisante. Cependant, quoique dans cette pièce Molière eût eu la précaution de placer ses personnages dans la classe bourgeoise, c'était bien aux femmes et aux gens de lettres de la haute société et des ruelles à la mode et à ceux qu'elles protégeaient que s'attaquait le poëte. Ce n'é

I COTIN, la Ménagerie; 1666, in-12.

2 Les frères PARFAICT, t. XI, p. 208 à 224. Ces consciencieux écrivains ont bien réuni tous les faits et tous les passages des auteurs qui nous ont instruits des circonstances relatives à la fameuse scène de Molière; mais ils ont eu tort de rapporter, comme étant de Charpentier, une anecdote évidemment fausse, où figure madame de Rambouillet, qui depuis six ans avait cessé de vivre. Le Carpenteriana est l'ouvrage d'un nommé Boscheron, et ne mérite aucune confiance.

3 Ménagiana, 3e édition, 1715, in-12, t. III, p. 23. Ce paragraphe ne se trouve que dans la 3o édition du Ménagiana, qui contient beaucoup d'additions suspectes faites par la Monnoye. La première édition (1692, in-8°) est la seule bonne, parce qu'au moyen des signes qui accompagnent chaque paragraphe, et de la liste des noms qui est à la suite de l'avertissement, tous les paragraphes des anteurs qui ont contribué à ce curieux recueil sont signés. Les passages relatifs à la première représentation des Précieuses ridicules, et ceux oùmadame de Sévigné est mentionnée, sont dans cette première édition, p. 278 et p. 35 et 338.

4 Conférez la 3e partie de ces Mémoires, p. 370 et 470, chap. xvi.

tait plus cette fois la burlesque imitation de modèles que dans une humble préface, l'auteur faisait profession de respecter il exposait les modèles eux-mêmes à la risée de tous; il les bafouait sans dissimulation et sans détours, sans chercher à excuser son impardonnable témérité; non pas comme précédemment dans une farce en prose extravagante et bouffonne, mais dans une comédie en vers, admirable par la conduite des scènes, l'invention des caractères, la force et le comique du dialogue. Le succès fut d'abord douteux, et cela devait être, puisque l'auteur n'aspirait à rien moins qu'à rectifier les idées de cette partie même du public dont dépendait ce succès; mais la raison et le bon goût trouvèrent un appui dans l'approbation du monarque, flatté avec art dans cette pièce. La révolution dans la société et dans les lettres, que les Précieuses ridicules avaient commencée, fut achevée par les Femmes savantes, et fit cesser le règne des coteries qui s'étaient formées à l'exemple des réunions de l'hôtel de Rambouillet.

Il est bien vrai pourtant qu'avec raison madame de Rambouillet s'était vantée d'avoir débrutalisé1 la société française, et que cette secte des précieuses, si discréditée depuis par celles qui s'y affilièrent, était parvenue à ennoblir en France le rôle de la femme; à l'entourer de cette respectueuse déférence qui faisait autrefois partie du caractère national; à faire considérer en elle la pureté de l'âme, les lumières de l'esprit, la délicatesse des sentiments, l'élégance des manières et du langage comme

1 Débrutaliser est un verbe forgé par madame de Rambouillet. Accueilli par Vaugelas, approuvé par Ménage, reçu par Richelet dans son dictionnaire, il n'obtint jamais le suffrage de l'Académie. Voyez MÉNAGE, Observations sur la langue françoise; 1672, in-12, p. 328. RICHELET, Dictionnaire, édit. 1680, t. I, p. 212.

les conditions nécessaires de l'attachement qu'elles pouvaient inspirer. Ce sont les précieuses qui, par le tact exquis des convenances, par les promptes sympathies du cœur et de l'esprit, ont assuré à leur sexe la prééminence dans ces cercles dont l'attrait, bien mieux que les jouissances du luxe, avait fait de Paris, pendant un siècle et demi, la capitale de l'Europe. La dictature des femmes dans la société française avait passé dans les mœurs, et y subsistait longtemps après que le souvenir des précieuses, qui l'avait fondée, eut été anéanti. Le titre dont elles se paraient ne rappela plus que les travers auxquels l'exagération et le côté faux de leur doctrine avaient donné naissance et dont notre grand comique a rendu le souvenir impérissable.

La principale fondatrice de cette secte, la femme forte, la femme vertueuse, la femme gracieuse qui avait le plus contribué à en assurer la prééminence, ne connut point ce dernier chef-d'œuvre de Molière. Julie d'Angennes, duchesse de Montausier, mourut, âgée de soixante-quatre ans, le 15 novembre 1671, trois mois avant la première représentation des Femmes savantes'. Julie d'Angennes, dont madame de Motteville a dit qu'il était impossible de la connaître sans désirer de lui plaire ›, n'avait pas en vain redouté de subir le joug du mariage, puisque après avoir résisté pendant quatorze ans aux instances prolongées d'un homme réputé pour sa vertu, elle eut à

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Recueil de gazettes, 1672, in-4°, p. 1120 (Gazette du 21 novembre 1671). Mémoires de M. le duc de Montausier; Amster. dam, 1731, t. II, p. 31. — Sévigné, Lettres (18 novembre 1671), t. II, p. 292, édit. G.; t. II, p. 248, édit. M.

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