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plus grande joie que je puisse recevoir de ma vie quelles pensées tristes de ne point voir de fin à votre séjour! J'admire et je loue de plus en plus votre sagesse, quoique, à vous dire le vrai, je sois fortement touchée de cette impossibilité; j'espère qu'en ce temps-là nous verrons les choses d'une autre manière. Il faut bien l'espérer; car, sans cette consolation, il n'y aurait plus qu'à mourir '. >>

Quelques jours après, elle ajoute encore : « Je ferais bien mieux de vous dire combien je vous aime tendrement, combien vous êtes les délices de mon cœur et de ma vie, et ce que je souffre tous les jours quand je fais réflexion en quel endroit la Providence vous a placée. Voilà de quoi se compose ma bile: je souhaite que vous n'en composiez pas la vôtre; vous n'en avez pas besoin dans l'état où vous êtes [madame de Grignan était enceinte]. Vous avez un mari qui vous adore: rien ne manque à votre grandeur. Tâchez seulement de faire quelque miracle à vos affaires, afin que le retour à Paris ne soit retardé que par le devoir de votre charge, et point par nécessité2. »

On voit par ces passages, et par tout le reste de la correspondance3 de madame de Sévigné, que si elle différa pendant plus d'un an encore son voyage de Provence, ce n'est pas que le désir de se réunir à sa fille fût en elle moins ardent; mais c'est qu'elle espérait toujours l'attirer près d'elle, et être dispensée d'un déplacement qui lui pe

1 SÉVIGNÉ, Lettres (31 mai 1671), t. II, p. 84, édit. G. ; t. II, p. 70, édit. M.

2 SÉVIGNÉ, Lettres (10 juin 1671), t. II, p. 97, édit. G. ; t. II, p. 82, édit M.

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3 SÉVIGNÉ, Lettres (29 avril 1672), t. II, p. 493, édit. G.(6 sep tembre 1671), t. II, p. 218, édit. G.; t. II, p. 182, édit. M.

sait. Madame de Grignan lui avait dit qu'il lui était impossible de quitter la Provence, parce que son mari, obligé à une continuelle représentation, avait besoin d'elle. En effet, il y avait cette différence entre les états de Bretagne et ceux de Provence, que ces derniers avaient lieu tous les ans, et les premiers tous les deux ans : ceux-ci d'ailleurs présentaient moins de difficulté aux gouverneurs, qui obtenaient facilement le vote de l'impôt. Ce sont ces considérations mêmes qui faisaient que madame de Sévigné redoutait d'aller en Provence. C'était sa fille qu'elle voulait, c'était sa présence, sa société, ses confidences, ses causeries, ses épanchements, dont elle était avide, et non pas de devenir le témoin des belles manières, de la dignité, de la prudence de la femme de M. le lieutenant général gouverneur de Provence, présidant un cercle ou faisant les honneurs d'un grand repas. C'est à Livry, c'est aux Rochers qu'elle aurait voulu posséder madame de Grignan, la réunir à son aimable frère, et jouir de tous les deux, sans distraction, dans les délices de la solitude: c'était là son rêve chéri, sa plus vivê espérance. Aussi parvint-elle à rendre possible ce qui avait d'abord été trouvé impossible; et elle eut raison de croire qu'un jour viendrait où l'on verrait les choses d'une autre manière 2.

Ce qui étonne le plus dans madame de Sévigné, c'est cette nature vive, passionnée, flexible, variable, apte à recevoir les impressions les plus opposées, à s'en laisser alternativement dominer. Femme du grand monde, elle

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SÉVIGNÉ, Lettres (7 et 31 juin 1671), t. II, p. 93, 106, édit. G.; t. II, p. 78, 87, édit. M.

2 SÉVIGNÉ, Lettres (10 juin 1671), t. II, p. 93, édit. G.; t. II, p. 82, édit. M.

y plaît, elle s'y plaît; son tourbillon l'amuse, elle est occupée de ce qui s'y passe; elle est attentive à ses travers, à ses ridicules, à ses modes, à ses caprices; agréablement flattée de tout ce qui est de bon goût, de bon ton; recherchant les beaux esprits, admirant les talents, aimant la comédie, la danse, les vers, la musique; se laissant aller avec une sorte d'entrainement à tout ce que peut donner de jouissance une société opulente, élégante, et polie; puis tout à coup, une fois transportée dans son agreste domaine, devenue étrangère à tout cela, dégoûtée de tout cela, obsédée et ennuyée des nouvelles de cour' qui lui arrivent, et considérant comme une tâche pénible l'obligation de paraître s'intéresser au mariage du premier prince du sang, et d'être forcée de répondre et de lire les détails qu'on lui donne sur ce sujet; ne songeant plus qu'au plaisir de vivre tous les jours avec les siens sous un même toit, de lire les livres qu'elle aime, de broder, d'écrire à sa fille, de supputer les produits de ses terres, de planter, de cultiver, de braver pour cette besogne les intempéries de l'air et tous les inconvénients attachés aux travaux champêtres; de se promener sur ses coteaux sauvages et dans ses bois incultes, non sans la crainte d'être dévorée par les loups, non sans s'astreindre à se faire protéger par les fusils de quatre gardes-chasses, l'intrépide Beaulieu à leur tête 2.

1 SÉVIGNÉ, Lettres (9 juillet 1671), t. II, p. 128, édit. G.; t. II, p. 106, édit. M. (mercredi 21 octobre 1671), t. II, p. 266, édit. G.; t. II, p. 225, édit. M.

2 Ibid., t. II, p. 267, édit. G.; t. II, p. 226; t. II, p. 203, édit. de la Haye, 1726, in-12. Cette lettre est du mercredi 4 novembre, dans cette édition; elle a été retranchée dans l'édit. de 1734 de Perrin, rétablie dans l'édit, de 1754. mais datée du mercredi 21 octobre.

Elle écrit à sa fille : « La compagnie que j'ai ici me platt fort; notre abbé (l'abbé de Livry) est toujours admirable; mon fils et la Mousse s'accommodent fort bien de moi, et moi d'eux; nous nous cherchons toujours; et quand les affaires me séparent d'eux, ils sont au désespoir, et me trouvent ridicule de préférer un compte de fermier aux contes de la Fontaine. »

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Le bon abbé examine ses baux, s'instruit sur la manière d'augmenter les revenus, soigne la construction de la chapelle; madame de Sévigné brode un devant d'autel 2. Le baron de Sévigné l'avait remise en train de recommencer les lectures de sa jeunesse; il lui déclame de beaux vers; elle compose avec lui de jolies chansons qui obtiennent les éloges de madame de Grignan. Pour achever d'apprendre l'italien à la Mousse, madame de Sévigné relit avec lui le Tasse3. Lui, fait le catéchisme aux petits enfants 4. Madame de Sévigné prétend qu'il n'aspire au salut que par curiosité, et pour mieux connaître ce qu'il en est sur les tourbillons de Descartes: enfin elle se rit de posséder chez elle trois abbés qui font admirablement

Dans les livres imprimés du XVIe siècle, compte s'écrit conte, et dans plusieurs ouvrages du xvne siècle cette orthographe est conservée. Le dictionnaire de Richelet (1680), au mot CONTER, renvoie à compter.

› SÉVIGNÉ, Lettres (10, 21 et 28 juin 1671), t. II, p. 96, 105 et 118, édit. G.; t. II, p. 79, 96 et 98, édit. M. - (8-12 juillet), t. II, p. 131, 138, édit. G.; t. II, p. 109, 115, édit. M. p. 281, édit. G.; t. II, p. 238, édit. M.

(4 novembre 1671), t. II,

3 SÉVIGNÉ, Lettres (21 juin 1671 ), t. II, p. 106, édit. G. ; t. II, p. 87, édit. M.- (5 juillet 1671), t. II, p. 125, édit. G.; t. II, p. 104, édit. M. (9 août 1671), p. 178.

4 Sévigné, Lettres (30 septembre 1671), t. II, p. 248, édit. G.; t. II, p. 209, édit. M,

leurs personnages, mais dont pas un, dit-elle, ne peut lui dire la messe, dont elle a besoin '.

Tout cela est naturel : mais qu'après avoir reçu, la veille de son départ pour la Bretagne, les adieux de tous ses amis, dans un grand repas qui lui a été donné par Coulanges, la châtelaine des Rochers soit devenue tellement campagnarde qu'en parlant à sa fille de ce diner, elle ne lui donne qu'une seule ligne 2; que tant de personnes qui la chérissent, et la redemandent comme l'âme de leur cercle, comme une compagne charmante, comme une amie toujours sûre, ne lui inspirent jamais, pendant son séjour aux Rochers, une seule fois le regret de les avoir quittées; qu'elle ne soit sensible à une telle séparation que parce qu'elle lui ôte les moyens de donuer à sa fille des nouvelles de Paris et de la cour, et de la priver pour sa correspondance de sujets qui peuvent l'intéresser et l'amuser, voilà ce qui étonne. Pilois, son jardinier 3, est devenu pour elle un être plus important que tous les beaux esprits et les grands personnages de l'hôtel de la Rochefoucauld. Elle préfère son bon sens, ses lumières, à tous les entretiens des courtisans, des académiciens et des alcóvistes. Elle ne le dirige pas dans ses travaux, elle les dirige avec lui. Elle marche dans les plus hautes herbes, et se mouille jusqu'aux genoux, pour l'aider dans ses alignements 4; et lorsqu'en décembre le

1 SÉVIGNÉ, Lettres (6 juillet 1671), t. II, p. 133, édit. G.; t. II, p. 114, édit. M.

2 SÉVIGNÉ, Lettres (18 mai 1671), t. II, p. 78, édit. G.; t. II, p. 66, édit. M.

3 SÉVIGNÉ, Lettres (31 mai 1671), édit. G.; t. II, p. 86, édit. M. 4 SÉVIGNÉ, Lettres (28 octobre 1671), t. II, p. 272, édit. G.; t. II, p. 230, édit. M.

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